Notre monde si technocentré a-t-il furieusement, inlassablement, besoin de magie ? Force est de constater que la magie entendue ici au sens large de fantasy, de surnaturel, du règne de l’occulte, ne connaît pas la crise. Partout, en tous lieux, elle croît et embellit, se faisant même envahissante et omnivore, vampirisant cinéma, littérature de jeunesse et produits dérivés.
Le réalisme magique, qu’on croyait solidement installé en Amérique latine, avec les romans des Mexicains Carlos Fuentes, Juan Rulfo, le Colombien Gabriel Garcia Marquez, l’Argentin Julio Cortazar, ou en Inde, a même migré jusqu’aux rivages de New York, par exemple à la lecture de l’avant-dernier opus de Salman Rushdie, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits.
Or, depuis plusieurs années, ce monde extraordinaire a élu domicile au sein de l’enceinte du college et/ou du pensionnat, devenus univers privilégiés de la littérature magico-héroïque.
On songe à Poudlard, bien évidemment, mais aussi à Jordan College (l’Oxford romancé d’A la croisée des mondes, de Philip Pullman) ou bien encore au pensionnat de Cairnhorn, Pays de Galles, où se situe l’intrigue de Miss Peregrine et les enfants particuliers, récit de Ransom Riggs adapté avec succès au cinéma par Tim Burton en 2016.
Citons encore Larward House, théâtre de Witch Week (1982), de Diana Wynne Jones, Cackle’s Academy for Witches, au centre de la série de romans écrits et illustrés par Jill Murphy, sous le signe de The Worst Witch (1974).
Jamais le milieu éducatif, au titre du substrat professionnel, ne s’est autant prêté à l’exploitation d’un tel filon, à croire qu’il était devenu urgent d’enchanter ou de ré-enchanter toute une génération issue des bancs de l’école. Le phénomène a de quoi intriguer, aussi se propose-t-on d’y regarder de plus près.
Frissoner dans la classe.
Pourtant, le boarding-school novel (roman de pensionnat) n’a rien de nouveau. Les beaux jours du genre remontent au temps des Tom Brown’s School Days (1857), de Thomas Hughes, prolongés par Talbot Baines Reed, avec The Fifth Form at St Dominic’s (1887), puis par Rudyard Kipling, sur le mode satirique, avec Stalky & Co. (1899). On peut y voir une étape obligée de l’évolution du genre du roman d’apprentissage, dont les campus novels de David Lodge, drôlatiques satires des mœurs universitaires (Changement de décor, Un tout petit monde, Jeu de société, 2002, Rivages), seraient un autre avatar.
Mais la différence vient de ce que, désormais, les établissements en question se mettent à accueillir la magie entre leurs murs.
La magie n’y est plus « hors-là », selon l’expression chère à Maupassant, mais s’y trouve logée à demeure, pour le pire et le meilleur. Signe des temps, et drôle de paradoxe, assurément. Alors que dans les cultissimes « Chroniques de Narnia », l’établissement scolaire était le purgatoire dont il convenait de s’échapper au plus vite, en poussant la porte d’une armoire à plusieurs fonds, la magie, désormais, a son gîte, son couvert, et peut-être même son rond de serviette, à l’école.
Pour un peu, on la dirait assignée à résidence, quand elle n’est pas ouvertement transformée en matière d’enseignement, à valider selon des modalités qui ont plus à voir avec la lourde diplomation mise en place par le processus de Bologne qu’avec la féérie des Mille et une Nuits.
Autrefois, encore, dans les romans de la série du « Club des Cinq » ou du « Clan des Sept », les enfants se retrouvaient, une fois que l’école était finie ; c’est alors, et alors seulement, que débutait, avec les vacances, le règne « de ce qui n’existe pas encore », de ce « quelque chose qui est à la fois absolument inconnu et absolument inévitable » que Jacques Rivière nomme esprit d'aventure (Jacques Rivière, Le roman d’aventure, 1913).
Dans la fiction d’aujourd’hui, l’aléa et son frisson s’enseignent en classe, à la rigueur à la récréation ou après les cours, et ce sont les congés loin de Poudlard qui sécrètent l’ennui.
La magie qu’on mérite
L’inversion du processus ne manque pas d’interroger, car elle vient notamment remettre en cause l’esprit post–Mai 68 anti-autoritaire, anti-institutionnel, hostile à l’idée qu’on puisse enfermer le savoir entre quatre murs.
Quelques grandes pointures, de l’université et de l’establishment littéraire anglo-saxon, ont des idées très (trop ?) arrêtées sur la question. Le critique littéraire Harold Bloom et la romancière A.S. Byatt, qui ont fustigé J.K. Rowling entre autres, lui reprochent un appauvrissement généralisé, mondialisé pourrait-on même ajouter, de l’imaginaire des adolescents fans de Harry Potter, mais aussi des adultes, jeunes et moins jeunes, qui leur emboîtent le pas.
La magie des sorcières et sorciers de Poudlard, tonnent-ils, est « à l’image de notre temps ». On a la magie qu’on mérite, lit-on entre les lignes.
Une magie au rabais, scolaire, livresque, tâcheronne, pauvre en monde, en Umwelt ; un ersatz de magie, pour une génération élevée à la télé-réalité, aux cartoons, aux sitcoms et séries télévisés, qui n’a connu que la jungle urbaine, et dont le sens du sauvage et du mystérieux se confond avec les effets spéciaux de Hollywood.
On laissera à Byatt et Bloom la responsabilité de leurs jugements, objectivement élitistes et passablement méprisants. On préférera les prendre au pied de la lettre. Harry Potter, Miss Peregrine, The Book of Dust de Philip Pullman – dont la sortie mondiale est annoncée pour le 19 octobre 2017 –, ancrés dans la magie de notre temps ? Et comment pourrait-il en être autrement ?
Réconforts
En quoi, de fait, une génération traumatisée par la crise et le chômage de masse pourrait-elle se permettre de faire l’économie d’une survalorisation de l’école ?
L’investissement imaginaire et affectif dans la figure de l’enseignant-sorcier relève d’une illusion, assurément, dès lors qu’on ne s’interroge pas sur les conditions objectives de l’exercice de son métier, tout comme il est important de ne pas donner prise aux fantasmes et aux projections des parents, trop heureux de voir que leurs chères têtes blondes (et brunes) se passionnent pour des histoires « écolières » plutôt que « buissonnières ».
La pensée magique peut, aussi, avoir du bon. Ne crachons pas sur le réconfort – là où A.S. Byatt parle de « confort » – qu’il y a à se savoir pris en main, fictivement, par les professeurs qui défilent à Poudlard, sans oublier Dumbledore, leur directeur, ou protégés par Miss Alma Lefay Peregrine des affreux monstres qui s’en prennent aux yeux de ses élèves-pensionnaires.
On peut être certain que les jeunes lecteurs s’y entendent à démêler leurs desseins, dont tous ne relèvent pas de la magie blanche, et qu’il convient de leur faire absolument confiance. Il s’en trouveront, cela dit, pour estimer que la figure d’un Mr. Keating, le bien peu conventionnel professeur du Cercle des poètes disparus, procède d’un charisme plus réaliste, pour le coup, en ce qu’il met au service de ses jeunes élèves et de la difficile métamorphose (« émancipation intellectuelle », diraient les philosophes) qui les attend, son verbe et sa culture, soit une tout autre forme de magie, du reste bien peu opérante, au vu du dénouement…
Faut-il aller jusqu’à prétendre que la magie et l’école sont les deux faces d’une même pièce ? C’est un peu ce que tout ce bric-à-brac magico-pédagogique tendrait nous faire croire. On ne tombera pas dans ce panneau-là. Il faut le dire, avec force de surcroît : l’ardoise magique, la sorcellerie pour les Nuls, l’apprentissage sans peine (et sans reproche), en deux ou trois formules passe-partout, tout cela relève bel et bien de la poudre de perlimpinpin. Ne nous trompons pas sur ce qu’il faut attendre de l’école. D’une part, il faut bien plus qu’un coup de baguette magique pour faire sienne l’exigence de discipline et d’apprentissage des savoirs dont elle est porteuse ; d’autre part, elle se perdrait s’il lui prenait fantaisie de se tourner vers la vogue actuelle de la thérapie, du coaching et du développement personnel venue tout droit des États-Unis.
Romantisme et superpouvoirs
Reste un fond de vérité que ces romans et films portent diversement en bandoulière : les « enfants particuliers » qui en constituent le centre, avec leurs mille et un dons, talents, pouvoirs, daemons, anges gardiens, etc., racontent une histoire commune d’empowerment, à rebours des plaisirs immatures et régressifs qu’ils entretiennent par ailleurs.
Empowerment, le concept est anglophone et désigne un processus, presque une dialectique, menant, l’un comme l’autre, vers une montée en puissance des ressources et des facultés latentes chez l’enfant.
Bien sûr, il est inséparable d’une réflexion, ultra contemporaine, sur l’homme « augmenté », transhumain, mais il est bon de se souvenir que la croyance dans les « superpouvoirs » de l’enfant vient de loin.
Elle vient du romantisme, au temps de William Blake et de William Wordsworth, pour qui l’enfant était le père de l'homme.
Elle plonge ses racines dans le rêve d’un Novalis, philosophe et partisan de romantiser le monde : « romantiser, écrivait-il, n’est rien d’autre qu’une potentialisation qualitative».
Cette opération, encore totalement inconnue en 1798, deviendra clef à travers l’un des romans majeurs de Salman Rushdie.
Ses « enfants de minuit », nés dans la nuit magique de l’indépendance indienne, le 15 août 1947, et dotés de pouvoirs plus abracadantesques les uns que les autres, avaient trouvé un lieu où se réunir et dialoguer, avant d’en être brutalement évincés.
Ce lieu n’était pas une école, pas un pensionnat, mais un parlement. Le parlement des voix, multiples autant que conflictuelles, à l’image de la démocratie indienne.
Histoire de rappeler que dans l’usage qui, hier autant qu’aujourd’hui, est fait du merveilleux, la dimension politique se doit d’être première si l’on tient à ce que la magie n’y soit pas de pure pacotille. Et c’est ainsi qu’à Poudlard comme à Jordan College, on apprend à battre en brèche les visées totalitaires qui prennent pour cible prioritaire les plus « particuliers » des enfants. Extension du domaine de la lutte à la magie, vous disait-on…
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.