On soigne par les livres depuis au moins aussi longtemps qu’on soigne par les plantes. Innombrables, en effet, sont les cas de guérison par la lecture. Ainsi John Stuart Mill, que la lecture du Prélude de William Wordsworth sauva de la plus noire des dépressions. Montaigne, lui, voyait dans le compagnonnage des livres le seul à résister à l’usure du temps. Un article de 2016, paru dans la prestigieuse revue médicale The Lancet, retrace la généalogie de la « bibliothérapie » et semble en consacrer le caractère scientifique. Mais est-ce vraiment servir la cause des livres que de les assimiler à une médecine douce ?
Brève histoire de la clinique littéraire
Création anglo-saxonne, le terme de « bibliothérapie » apparaît en 1916, dans un article de l’Atlantic Monthly, que signe le pasteur Samuel McChord Crothers. D’une plume ironique, il dialogue avec Bagster, ecclésiastique fictif qui a converti sa sacristie en « Institut de Bibliothérapie » pour hommes d’affaires fatigués, auxquels il dispense des ordonnances exclusivement littéraires.
Tel ouvrage s’administrerait comme un cataplasme à la moutarde, tel autre comme un sirop apaisant. Crothers y fait la satire des thérapies alternatives – homéopathie, naturopathie – récemment apparues sur le marché. Mais on ne rit plus quand la « clinique littéraire » trouve un début de traduction concrète grâce aux efforts déployés par Sadie Peterson Delaney (1889-1958). Formée à Harlem, puis devenue bibliothécaire en chef d’un hôpital de l’Alabama spécialisé dans la prise en charge des anciens combattants afro-américains, elle se penche sur les aptitudes du livre à soulager certains traumas.
En Angleterre à la même époque, l’Armée britannique mandate un universitaire d’Oxford, H.F. Brett-Smith, exempté de service militaire pour raisons médicales, pour constituer un « Fever-Chart » (relevé ou feuille de température) destiné à évaluer les lectures les plus « salubres » pour les blessés de la Grande Guerre. Sans surprise, c’est Jane Austen qui arrive en tête. Lors du deuxième conflit mondial, c’est vers le romancier Anthony Trollope que les Londoniens se tourneront en masse pour y puiser de quoi conforter leur résilience. Il serait donc avéré que Les livres prennent soin de vous, pour le dire avec la romancière Régine Detambel, kinésithérapeute de formation, ou que Lire, c’est guérir (Marc-Alain Ouaknin).
La bibliothérapie expliquée aux enfants
C’est en 1946 que la bibliothérapie est utilisée pour la première fois sur un public d’enfants « à problèmes », en particulier relationnels. Le gros des recherches actuelles, pour lequel on manque encore de recul, porte, de fait, sur l’impact prêté à la thérapie par le livre en milieu scolaire. Réputés plus réceptifs que les adultes à la métaphore et au récit, aux histoires racontées avant d’affronter les craintes liées à la nuit, les enfants constituent un public de choix pour mettre à l’épreuve une thérapie conçue comme non invasive, et reposant sur trois piliers fondamentaux.
L’identification, d’abord : c’est le stade où l’enfant s’identifie à un personnage de roman, chez qui il retrouve ses propres problèmes personnels et découvre qu’il n’est pas seul dans ce cas. La deuxième étape est la catharsis, purge émotionnelle théorisée en son temps par Aristote à propos du théâtre. L’Insight, ou compréhension intuitive en profondeur, parachève le processus.
Parmi les bénéfices attendus de la démarche, figurent : l’assurance qu’il existe des solutions alternatives, la résilience renforcée au sein d’un groupe, le fait de renouer avec des facultés d’empathie atrophiées. Se posent cependant des questions de méthode. Le livre se suffit-il à lui-même, ou bien faut-il l’intervention d’un enseignant et/ou d’un thérapeute spécialisé, avec exercices prescrits et objectifs comportementaux à la clef ? Le choix des livres, enfin, est crucial. Le livre retenu doit-il être pris dans le champ de la littérature existante. Ou convient-il de créer un livre ad hoc, de façon à répondre à des besoins spécifiques ? Dans le domaine de la lecture pour la jeunesse, on pense à la série The Berenstain Bears, apparue en 1962, qui cible à chaque nouvelle parution un nouveau « problème » (obésité, visite chez le dentiste, racket à l’école…).
Quand la littérature se rebiffe
L’effet bien réel, sur la vie des patients, des healing stories (récits guérisseurs, et de guérison) est une chose. Une autre est l’instrumentalisation de la littérature à des fins de thérapie généralisée. Certes, Marcel Proust est l’un des premiers écrivains à évoquer, à propos de cet « acte psychologique original appelé lecture », « certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit ». Certes encore, l’ouvrage récent d’Alexandre Gefen, Réparer le monde La littérature française face au XXIe siècle (Corti, 2017), identifie un tournant thérapeutique dans la jeune littérature française, qui semble délaisser les préoccupations formelles au profit d’engagements proches de l’éthique de la sollicitude, du Care, chère aux universitaires américains.
Mais on peut ne pas vouloir cautionner les lectures prescrites, délivrées sur ordonnance. C’est ce que Marielle Macé fait avec panache. Nulle direction de lecture, chez elle, mais telle ou telle conduite de vie, à puiser à même les livres et à accorder à son être profond. Et l’auteur de Façons de lire, manières d’être (Gallimard, 2011) de plaider pour une conception tout autant existentielle que stylistique de la lecture. Lire, c’est se trouver « puissamment attiré par des possibilités d’être et des promesses d’existence » offertes par les textes.
Le poème « Dans le style des hirondelles », de Francis Ponge, illustre à merveille son propos. Sur la page, l’oiseau « signe » son vol heurté, enjoignant le lecteur à comprendre autant que faire se peut la « forme » prise par sa trajectoire de vie. Dans le « style » en question Marielle Macé reconnaît en outre la marque que son père boulanger laissait dans le pain avant de l’enfourner. Voilà, conclut-elle, ce qui anime la vie intérieure d’un lecteur : chaque forme littéraire se présente à lui comme une « puissance » qui tire en lui « des fils et des possibilités d’être ». En suivant un auteur, comme le préconisait Proust, on suit une phrase, bien sûr, mais on suit aussi des promesses d’existence, des manières de conduire sa vie – des phrasés, en somme, que nous restons libres de reprendre ou non à notre compte.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Illustration: Jean Baptiste Camille Corot, Liseuse couronnée de fleurs, ou La Muse de Virgile, 1845