Hommages à Jean-Claude Chamboredon
Courtoisie plutôt que bienséance, sérieux plutôt que gravité
Comment ramer à contre-courant sans tomber malade de rire et, surtout, sans y laisser sa peau.
Jean-Claude Chamboredon était une figure incontournable du monde de la sociologie. Proche de Bourdieu, il avait été à l'École normale supérieure l'artisan de l’agrégation de Sciences sociales, du Laboratoire de Sciences sociales et du DEA de Sciences sociales. Le sociologue s'est éteint le 30 mars 2020.
Deux proches collaboratrices de Jean-Claude Chamboredon, Nicole Ruster, qui a fait toute sa carrière auprès des enseignants et des étudiants de sciences sociales, et Florence Weber, pour qui le chercheur a été un véritable mentor, lui rendent hommage.
« JCC est entré dans ma vie en octobre 1982 et a été la plus belle rencontre de toute ma carrière à l'ENS. Respectueux, unique, brillant, authentique, fragile, incompris... Il m'a communiqué à l'époque quelque chose de lui, être à contre-courant, ne pas faire comme tout le monde. Ça n'a pas été difficile puisque j'avais cette graine en moi. J'ai appris à aimer la sociologie en déchiffrant ses pattes de mouche. On a beaucoup ri ensemble mais je l'ai aussi entendu pleurer. Je garderai donc sa dernière phrase adressée à Florence Weber et moi : j'espère que je ne vous décevrai pas. Aujourd'hui je dis au revoir à un ami, un père. »
Nicole Ruster, le 7 avril 2020
« Nous étions quelques-unes et quelques-uns à l'École normale, souvent plus jeunes que lui mais toutes catégories professionnelles confondues, à révérer Jean-Claude Chamboredon que nous appelions publiquement JCC (c'est ainsi qu'il signait) et familièrement Chambi. Pour nous, il y eut un « avant » et un « après » le décès tragique de sa femme en 1992. Certes, la vie de JCC et de ses proches n’était pas facile depuis longtemps. Faut-il dater ces difficultés de son départ à Marseille en 1988, départ que j’avais moi-même encouragé, persuadée que l’École normale ne lui faisait pas de bien ? Faut-il les dater de son départ du Centre de sociologie européenne en 1977, qui l’avait privé de tous ses anciens soutiens matériels et intellectuels, ce que je n’ai pu alors que soupçonner ? Est-ce en 1968 que leurs conditions matérielles de vie se dégradèrent, lorsqu’il partit avec sa famille habiter une jolie maison avec jardin à Poissy, mais à une heure de son travail, auquel il consacrait tant de temps, comme tout chercheur passionné ? Est-ce plus tôt encore, comme me le raconta une de ses plus vieilles amies, encore choquée de se souvenir qu’il rendait visite à Pierre Bourdieu sur la route des vacances, laissant femme et enfants l’attendre des heures dans la voiture pleine ?
En janvier 2020, Nicole et moi sommes allées rendre visite à JCC dans l’EHPAD où il résidait. Nous ne l'avions pas vu depuis quelque temps. Nous avions tardé – la visite était programmée depuis octobre. Je souhaitais lui remettre en mains propres un exemplaire de son dernier livre, le troisième publié par les Éditions Rue d’Ulm dans la collection Sciences sociales. En 1998 il avait tenu à coordonner un petit volume d'hommages à Raymond Aron, La philosophie de l'histoire et les sciences sociales, pour marquer ce qu'il lui devait intellectuellement. En 2016, son grand article sur la Provence, Récits de voyage et perception du territoire, paru dans un format confidentiel en 1983, avait été réédité dans un hommage à son ami de toujours, Marcel Roncayolo. Depuis 2015, j’avais organisé la publication de ses travaux : après le volume préparé par Paul Pasquali, Jeunesse et classes sociales, Dominique Schnapper avait accepté de préfacer la réédition de son grand article de 1984 Émile Durkheim. Le social, objet de science et je venais de terminer, avec Gilles Laferté, Territoires, culture et classes sociales, qui me semble important pour comprendre les transformations de l'espace rural en France, au croisement d'une iconographie sociale (comment naissent et se propagent des images), d'une histoire politique de longue durée et d'une sociologie des pratiques et des appartenances locales.
Nous passons avec JCC une heure de palabres un peu hésitantes. Un surprenant compagnon de couloir s’impose avec timidité. Il y a le bruit d’un jukebox que nul ne sait éteindre, je finis par débrancher la prise. Chamboredon s’étonne que le gâteau au chocolat soit seulement pour lui, et nous réussissons finalement à rire tous les trois : son œil est resté espiègle et son accent provençal n’a pas disparu. Pour finir, souhaitant abréger avec courtoisie la visite que nous lui rendons, il se lève et nous dit : « Ma femme m’attend. » Nous le raccompagnons à sa chambre nue, nous découvrons qu’il ne peut plus lire parce qu’il ne voit plus rien et, touchées par ses tentatives de préserver « les apparences normales », nous décidons de revenir le voir rapidement.
Deux mois plus tard, sa mort le 30 mars 2020 a changé la signification de cette mystérieuse formule : il nous semble à présent qu’il fallait peut-être la prendre au sérieux.
Courtoisie plutôt que bienséance, sérieux plutôt que gravité. C’est ainsi que Chamboredon dressait son autoportrait en 1984 :
« Comme l’écrivait une sorte de griot senoufo (Jean Jamin les connaît bien) à Arnaud de Vacqueyras, troubadour provençal de mes amis : ‘Si nous faut la bienséance, point courtoisie ; si la gravité, point ne manquons de sérieux’ ».
Il concluait ainsi une démonstration feu d’artifice menée tambour battant dans un bref article au titre inoubliable, « Le plaisir du ‘texticule’ (sur les vices impunis de l’herméneute) », fleurant la provocation masculine (horresco referens) qui aurait pu s'autoriser de Rabelais, Raymond Queneau ou Alain Rey. Pour les lecteurs pressés, il me semble utile de déplier complètement la phrase attribuée par JCC à un poète africain ami de Jean Jamin (« une sorte de griot ») s’adressant à un poète provençal ami de Jean-Claude Chamboredon (le « troubadour provençal » Arnaud de Vacqueyras, du nom d’un vin de la vallée du Rhône connu des vrais amateurs) :
Si nous faut [senoufo] la bienséance = si la bienséance nous fait défaut (et c’est bien le cas), point courtoisie = nous ne manquons pas pour autant de courtoisie.
Rien de plus juste, du moins d’un point de vue juridique, que d’opposer bienséance et courtoisie. Comme le rappelle le Bureau canadien de la traduction (une mine !) dans sa partie juri-dictionnaire, « la bienséance se définit généralement comme la conduite sociale qui est conforme aux usages », tandis que la courtoisie « est la reconnaissance qu’une nation accorde sur son territoire aux actes législatifs, exécutifs ou judiciaires d’une autre nation, compte tenu à la fois des obligations et des convenances internationales et des droits de ses propres citoyens ou des autres personnes qui sont sous la protection de ses lois ».
En d’autres termes, la joute oratoire qui opposa en 1984 le sociologue Chamboredon (allié dans cette affaire à la revue Annales où avait paru son premier compte-rendu) et l’ethnologue Jamin (allié à la revue Études rurales qui publia son compte-rendu et accepta le droit de réponse de Chamboredon, j’ai nommé ce « texticule ») était en effet éloignée de toute bienséance tant elle était peu conforme aux usages polis et indifférents qui tiennent endormi le milieu académique. Mais elle n’était pas dénuée de courtoisie, tout au contraire : elle renvoyait en réalité, si l’on suit le Bureau canadien de la traduction, à une règle de droit international, en l’espèce une règle de prudence réciproque entre deux « nations », celle des historiens d’un côté, représentée par Annales et dont Chamboredon se voulut le héraut, celle des anthropologues de l’autre, représentée par deux chercheurs du Centre d’anthropologie de Toulouse alors en pointe dans la discipline, et par Jean Jamin, qui devait bientôt fonder avec Michel Leiris la revue Gradhiva.
L’affaire était en effet d’importance. Las, échaudés par les multiples blagues dont JCC a émaillé son « tout petit texte » (il est allé jusqu’à traiter les anthropologues de « texticulteurs »), les lecteurs ne comprirent pas le courage de Chamboredon qui pourfendait là non pas les moulins à vent d’une culture déjà disparue, comme Don Quichotte, mais les futures éoliennes à grands bras d’une culture à venir. Il tentait de résister aux prémisses d’un vent de postmodernité, certes ralenti en France par la forteresse structuraliste, mais qui allait bientôt revendiquer, au nom d’une différence « épistémologique » entre l’anthropologie et le reste des sciences (fussent-elles humaines comme l’histoire), la liberté de ne s’inquiéter d’aucun contexte historique : ni le contexte des événements rapportés par la « tradition orale », ni les conditions de la production d’un document écrit, ni les conditions de sa réception.
Mais il est impossible, aujourd’hui encore, et malgré le tragique de la situation, de ne pas rire aux éclats aux multiples blagues dont JCC a émaillé son « tout petit texte ». Pour ne pas lasser le lecteur, pour ne pas tomber moi-même malade de rire, je n’en recopierai que deux, cachées dans les notes, ce qui oblige à tourner les pages pour en saisir le sel. Dans l’exergue, la note 1 renvoie « Les immoncéphales glossés », un vers du poème Avenir d’Henri Michaux, à cette définition : « Auteurs de gloses immenses et frêles, d’après l’exégèse proposée par Zenonkiev lors d’une séance du Cercle linguistique de Moscou sur l’application de la classification Aarne Thompson à la poésie contemporaine (source : tradition orale) ». Deux lignes avant la fin (le texte compte 3 pages un tiers), le mot « folklore » renvoie à la note 4 : « À moins qu’il ne s’agisse de fakelore [tiens, vous avez dit fake ? fakenews ?]. Je n’irai pas (suivant la même toute jeune fille in « Le phoque de Laure », Pétrarque, Tombeau de Brancusi, inédit) jusqu’à parler de fuck-lore. »
Trente-six ans plus tard, nous avons plus que jamais besoin de rire aux éclats, pour continuer à ramer à contre-courant sans y laisser notre peau. Ou plus exactement, beaucoup de personnes savent aujourd’hui ce que signifie « y laisser sa peau ». Entre le burn-out professionnel et les ravages produits par la désorganisation du quotidien, nous sommes nombreux à tenter de « faire bonne figure ». Mais cette prudence apparente nous interdit en réalité de penser collectivement ce que révèlent de la situation sociale globale nos symptômes psycho-pathologiques, anxiété, colère, crise maniaque, troubles de la communication et troubles de la mémoire. Ce que Chamboredon m’a appris, c’est que la sociologie est à la fois une science inductive – nous découvrons chaque jour de nouvelles hypothèses, au fur et à mesure que le monde se transforme autour de nous – et une science cumulative : nos seules armes dans notre lutte pour penser l’actualité, ce sont les œuvres de nos prédécesseurs.»
Florence Weber, le 8 avril 2020
À propos de Florence Weber Normalienne, Florence Weber a rencontré Jean-Claude Chamboredon lors de ses études, il a été son mentor en sociologie. Elle a appris cette discipline en travaillant avec lui et en préparant l’agrégation de sciences sociales., Aujourd'hui, Florence Weber est professeur de sociologie et d’anthropologie sociale à l’École normale supérieure, dont elle a dirigé le département de Sciences sociales pour y fonder le Centre Maurice-Halbwachs. Elle est praticienne, théoricienne et historienne de l’ethnographie et travaille sur la pluralité des scènes sociales dans une même période historique.
Florence Weber dirige aussi la collection Sciences sociales des éditions Rue d'Ulm. Celle-ci explore les liens entre la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, à travers des ouvrages pionniers en termes de méthode ou d’objets, qui permettent de comprendre les transformations des sociétés au-delà des partages traditionnels entre périodes historiques et aires culturelles. Quatre ouvrages de Jean-Claude Chamboredon y sont publiés : Raymond Aron, La philosophie de l'histoire et les sciences sociales (2005), Jeunesse et classes sociales (2015), Émile Durkheim. Le social, objet de science (2017), Territoires, culture et classes sociales (2019).
À propos de Nicole Ruster À la fin de ses études secondaires en Martinique, Nicole Ruster est arrivée en métropole en 1979. Elle est entrée à l'École normale supérieure en octobre 1981 et, après un bref passage au Service des Ressources humaines, elle a fait toute sa carrière auprès des enseignants et des étudiants de sciences sociales. Elle fût l'âme du Laboratoire de Sciences sociales, dispersé en plusieurs lieux (le bureau de Chamboredon dans l'ancienne chapelle, le bureau de Jean Ibanès puis de Daniel Cohen et la bibliothèque de l'ISMEA au 46 rue d'Ulm, et le pavillon Rataud, remplacé aujourd'hui par l'entrée de la bibliothèque des Lettres et Sciences Humaines), ce qui rendait son grand bureau du pavillon Rataud d'autant plus central. Jean-Louis Fabiani, Frédérique Matonti (avec Pascale Lehec) puis Christian Baudelot se sont succédé dans les deux bureaux adjacents, aux côté d'Hervé Théry et d'Eric Guichard, tandis que Stéphane Beaud et Gérard Noiriel occupaient des bureaux au premier étage du même bâtiment.
En 1998, elle a secondé Christian Baudelot et Florence Weber lors du déménagement du département de sciences sociales à Jourdan, avec les équipes du DEA de Sciences sociales, notamment Jacqueline Carricaburu, trop tôt disparue. Elle est encore aujourd'hui la secrétaire du département de Sciences sociales. |