Pandémie et humanités globales
Par Frédéric Worms
" La réflexion de l’humanité sur elle-même doit être à la hauteur de la crise qu’elle affronte actuellement. Dans le cas contraire, celle-ci s’aggravera encore."
De quelque côté que l’on se tourne, la pandémie de coronavirus en appelle à une réflexion sur l’humanité. Mais laquelle ? Il importe de répondre à cette question, dont l’enjeu est simple à définir. Car si la réflexion de l’humanité sur elle-même n’est pas à la hauteur de la crise qu’elle affronte, celle-ci s’aggravera encore. Dans ce domaine aussi, on ne pourra pas se contenter de demi-mesures. Or, il y a selon nous deux besoins principaux révélés à ce sujet ou plutôt confirmés par cette « crise », et que chacun ressent. Mais on risque d’y apporter des réponses partielles et donc insuffisantes. Il faut donc aller jusqu’au bout de ces deux réponses et surtout les combiner, en les ouvrant aussi à tous les publics. Ce faisant, il ne s’agira d’ailleurs pas de partir de rien. On rejoindra au contraire le projet désigné à l’ENS sous le nom des « Humanités globales ». À condition bien sûr qu’il soit lui-même relancé et prolongé, dès maintenant.
Mais quels sont d’abord ces deux besoins et les deux réponses partielles qu’ils exigent et que chacun ressent avec évidence, aujourd’hui ? « Une épidémie est un phénomène social avec quelques aspects médicaux » : cette phrase qui pouvait déjà surprendre lorsque le grand médecin Virchow la prononça au XIXe siècle est plus d’actualité que jamais aujourd’hui et ce n’est pas un hasard si elle revient, par exemple dans les analyses de François Ansermet, médecin psychiatre en Suisse et membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) en France. C’est que, chacun le voit, la pandémie de coronavirus ne confirme pas seulement aux humains, de manière globale, leur statut d’êtres vivants et mortels. Elle le fait d’une manière sociale inédite et plus globale justement que jamais. La pandémie relance donc une multiple réflexion sur l’humain qui relève de ce que nous appellerons les sciences sociales en un sens élargi à l’anthropologie et à l’économie ou l’écologie globales.
La pandémie de coronavirus ne confirme pas seulement aux humains, de manière globale, leur statut d’êtres vivants et mortels. Elle le fait d’une manière sociale inédite et plus globale justement que jamais.
Chacun sent qu’il faut comprendre la place de l’humain parmi les vivants et dans son environnement, autant que les divers phénomènes sociaux liés à la pandémie et cela sans les opposer, au contraire en les adjoignant aux savoirs médicaux et plus largement scientifiques (biologiques, mais aussi informatiques et épidémiologiques) eux-mêmes.
Chacun de nous est à la fois ici un vivant mortel, un habitant de la Terre, mais aussi un élément de multiples statistiques qui croisent les données médicales et sociales, et leurs usages. C’est pourquoi la pandémie relance la réflexion sur les humanités que partageaient, dans le colloque de janvier 2020 à l’ENS-PSL, dans une même table ronde, Jean-François Delfraissy qui ne présidait pas encore le comité scientifique placé à côté de l’Élysée (mais alors le CCNE), Philippe Descola, qui critiqua alors l’anthropocentrisme, et Laurence Tubiana qui avait présidé la COP 21.
C’est pourquoi la question des Sciences humaines et sociales (SHS) s’impose aujourd’hui, heureusement, au cœur de toute réflexion sur la médecine contemporaine, par exemple la « santé numérique » qui va devenir un enjeu majeur pour toutes nos disciplines et où nos établissements sont appelés à jouer un rôle central. Il y a donc là de toute évidence un besoin capital, et une relance dans ce qui était déjà entamé, y compris du côté de la formation et, pour ainsi dire, par les deux ouvertures d’une même percée, appelées à se rejoindre : depuis la médecine, avec le programme Médecine-Humanités, complétant le programme Médecine-Sciences et depuis les disciplines de l’ENS, vers le vivant, avec le programme Planète vivante, milieux humains. C’est nécessaire, pour ne pas se voir réduits à des vivants menacés, mais prendre en main les enjeux du présent.
C’est nécessaire, mais pourquoi n’est-ce pas suffisant ? C’est, bien sûr, parce que cette approche complexe du présent fait comme si « l’humanité » était un objet à comprendre et sans passé, ni réflexivité, ni normativité propres, bref sans histoire, sans expression et sans débat éthique et politique. Or ce n’est évidemment pas le cas. Le « confinement » pousse aussi chacun, aujourd’hui, à se référer aux grands textes et aux « humanités ». Chacun sent que la pandémie ne nous renvoie pas seulement à l’archaïque ou au contemporain (utopique ou dystopique), qu’il n’affecte pas une humanité vide comme à écrire sur une table rase, ou naufragée sur une île déserte. Les humains ont une histoire, une ou plutôt des cultures qui passent par des langues, des écrits et du sens, et des débats sur la justice et sur le bien. Chacun, encore une fois, le sent aujourd’hui, tout autant que le besoin de compréhension du contemporain.
Chacun sent que la pandémie ne nous renvoie pas seulement à l’archaïque ou au contemporain
Mais il y a, là aussi, un risque. C’est que « les humanités » qui désignent cette profondeur historique de la réflexion de l’humanité sur elle-même, deviennent une curiosité pour temps de confinement, figées qui plus est sur un corpus fermé, et que l’on n’ouvre pas sur les enjeux, les transferts, le monde global qui est le nôtre et qui l’a, en fait, toujours été. Il faut donc à la fois revenir aux humanités, leurs exigences, leur profondeur, indispensable pour se comprendre soi-même, et les renouveler. Lors du colloque de janvier, on en faisait aussi le constat. Barbara Cassin ou François Hartog, dès la séance d’ouverture, avec aussi le diagnostic critique exigeant et ouvert de Glenn Most, qui décrivait des études classiques devenues globales avec les textes des autres cultures (« World classics », pourrait-on dire). Il en va de même, bien sûr, pour le programme des « Humanités dans le texte» ou pour celui de l’EUR Translitterae issue du programme sur les « Transferts culturels », tout comme pour un master enseignant, avec toute la rigueur d’une recherche en cours, une « Histoire transnationale » en mouvement. Il ne faut pas oublier une épaisseur géographique ou géopolitique, qui se traduit dans les projets sur l’Europe ou sur l’Afrique, dont le report de certaines activités en raison du virus ne doit être qu’une raison de plus de les prolonger sur le fond. Ou les tables rondes sur les usages critiques des humanités, elles-mêmes nécessaires à une approche critique du présent.
Ainsi, tout cela est nécessaire, et on s’aperçoit surtout en quoi il faut pousser ces réponses jusqu’au bout et les combiner pour répondre aux défis du présent, qui n’ont pas attendu la « crise » du coronavirus, mais que celle-ci relance en profondeur, nous obligeant d’autant plus que nous savions déjà être requis, et avoir l’obligation de mettre les ressources, qui existent, en face des besoins, qui reviennent.
On avait cru pouvoir reporter le débat sur la transmission ou l’engagement des humanités dans la société et l’espace public, et se concentrer d’abord sur la question de leur enseignement.
Mais il y manque encore quelque chose, qui était déjà au centre aussi du colloque de janvier et de la plateforme qu’il présentait et entendait promouvoir, mais qui est plus nécessaire encore depuis. C’est le renouvellement des outils, et des publics, de la transmission de ces humanités globales, et qui risquent de n’être ni globales, ni humaines, sans cela. C’est ici qu’il nous faut un effort renouvelé, aujourd’hui, et demain, et le rendre possible ensemble, sans contredire, mais au contraire en prolongeant les deux exigences que l’on vient de rappeler. À côté des questions « que sont-elles » et « à quels besoins répondent-elles », le colloque demandait aussi, à propos des humanités : « comment se transforment-elles » et « comment les transmettre ». Et répondait par le numérique et par l’enseignement avec leurs ressources et leurs innovations. Mais on comprend maintenant que l’enjeu est plus critique encore que l’on ne pensait. On avait cru pouvoir reporter le débat sur la transmission ou l’engagement des humanités dans la société et l’espace public, et se concentrer d’abord sur la question de leur enseignement, du baccalauréat au doctorat, en passant par le premier cycle et les masters et certes cela reste essentiel. Mais en fait on ne peut plus séparer l’un et l’autre et l’expérience, pendant le confinement, des enseignements et des discussions « en ligne », où elles rencontrent une vaste diversité de ressources et de réseaux, aura permis d’y réfléchir.
Mais c’est surtout que les attentes à l’égard des humanités globales sont publiques et leurs réponses doivent être rendues publiques, sans pour autant perdre leurs appuis dans la recherche, avec son indépendance, ses critères, sa liberté et ses discussions, et transdisciplinaires qui plus est, au carrefour des sciences humaines ou sociales et des humanités, les unes et les autres en plein renouveau aujourd’hui. Il faut donc penser les modalités de cette transformation et cette transmission « numérique » c’est-à-dire au fond publique et globale aujourd’hui. Il y faut, d’une manière générale et partout, les engagements individuels de la recherche, jusque dans des interventions publiques ; des innovations venues des humanités qui déjà surgissent de nos différentes disciplines ; des programmes collectifs, qui répondent aux exigences publiques ; mais aussi une présence structurée, ouverte, accessible, au carrefour de l’enseignement et de la recherche dans toutes les disciplines. Ainsi peut-on voir déjà ces « Savoirs » offerts sur le site de l’ENS, mais qui peuvent être regroupés, éditorialisés, croisés, autour des questions du présent ; et cette ouverture que « Vu.es d’Ulm » incarne déjà avec son double sens : vu.es, donc, en un double sens, « depuis » mais aussi « sur » ce lieu (« Ulm ») plus ouvert que jamais et cela sans rien perdre de son exigence et de sa rigueur, bien au contraire.
Les « humanités globales » avaient été lancées avant la pandémie, comme d’ailleurs partout la réflexion sur les sujets que celle-ci relance ; mais peut-être combinaient-elles déjà de manière singulière tout ce que cette pandémie confirme, relance, et exige plus encore de nous ; il convient donc de les relancer aussi, pour répondre à tous les défis, et en ayant encore une fois conscience de l’enjeu. Toutes et tous, dans et autour de l’ENS-PSL, y sont donc invité.e.s. Car on peut craindre que toute demi-mesure du côté des humanités ne renforce et ne globalise en retour la menace, contre l’humanité.
Frédéric Worms
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