Décamérez !
Le "Decameron" de Boccace revisité par Nathalie Koble
Aux tous premiers jours d'un tout premier confinement, le 15 mars 2020, Nathalie Koble, maîtresse de conférence à l’ENS-PSL et à l’École polytechnique, se lançait dans une traduction créative improvisée du Decameron de Boccace. Ce célèbre recueil du XIVe siècle se compose de cent nouvelles, racontées en dix jours par dix jeunes Florentins, confinés durant la peste. Cette traduction qu'elle alimenta quotidiennement, fait désormais l'objet d'un ouvrage, publié aux Éditions Macula. À l'occasion de sa sortie (21.01.21), nous vous proposons de (re)découvrir l'entretien que la chercheuse nous avait accordé au début d'une initiative littéraire inédite.
Article initialement publié le 4 avril 2020
Mise à jour : publication de l'ouvrage Décamérez ! Des nouvelles de Boccace le 21 janvier 2021 aux Éditions Macula.
Nathalie Koble reprend le flambeau des conteurs de Boccace en livrant une re-création de plus de cinquante nouvelles du Décaméron. Il s’est agi pour elle de retrouver la spontanéité de la « conversation conteuse » pour la restituer dans une langue inventive et joyeuse. À son tour, Nathalie Koble offre ces nouvelles quotidiennes – une par jour de confinement – comme autant de fenêtres ouvertes sur le monde et les hommes. Source : Éditions Macula. Plus d'informations sur le site de l'éditeur. |
Un projet d’écriture pour garder contact et faire communauté
L’idée de Décamerez !, série narrative illustrée autour du Décameron, que Nathalie Koble alimente au jour le jour pendant cette période de confinement est née d’un partage virtuel de documents (textes et images) entre elle et ses étudiants, le 15 mars 2020.
Dans la perspective d’un confinement imminent, il s’agissait d’abord, pour cette spécialiste de littérature du Moyen Âge et de langue française, de partager chaque jour, à distance, des textes avec ses étudiants et ses étudiantes – notamment ses élèves d’origine étrangère, qui sont depuis le 16 mars isolés dans des espaces minuscules, sur des campus désertés, sans cours réels, sans bibliothèque, sans lieux de rencontre et très loin de leurs familles.
« Je souhaitais garder le contact avec eux quelle que soit leur situation réelle, explique-t-elle. Certains sont rentrés dans leur pays et sont en confinement dans des espaces réservés (avant de retrouver leur famille), et, en l’absence de bibliothèque, créer un support de travail simple et relié de façon la plus légère possible à ce que nous vivons. »
Si les premiers jours Nathalie Koble avait choisi Instagram par commodité et dans l’urgence, elle a depuis arrêté de l’alimenter : « Instagram est un réseau qui vit d’images ; il est, pourrait-on dire, textophobe. » justifie-t-elle. Le comité de rédaction de la revue En attendant Nadeau lui proposa très rapidement de relayer son projet. « Je poursuis donc avec bonheur mes publications quotidiennes grâce à une revue littéraire virtuelle, et à toute son équipe », ajoute la chercheuse avec enthousiasme.
Décamérez : du néologisme verbal décamérer, que Nathalie Koble a créé pour l'occasion : « sortir de sa chambre en restant confiné.e »
Le Decameron de Boccace est un livre pandémique d’une vigueur particulière : écrit à Florence pendant la Grande Peste (1349), il se propose de résister à la contagion par la création d’une compagnie de jeunes gens rassemblés dans un lieu isolé. Pour entretenir la flamme ténue de la vie, ceux-ci se divertissent en se racontant des histoires au jour le jour – contagion d’une tout autre nature. Le livre a circulé partout : pendant la Guerre de Cent Ans, le poète humaniste Laurent de Premierfait en a proposé une première traduction française enluminée, dédiée au duc Jean de Berry ; en d’autres temps sombres, Marguerite de Navarre en a repris le cadre et la force vitale, qui est aussi celle de la littérature : son choix paradoxal d’être avec les autres dans la grande solitude, sa polyphonie, son point de vue sur le réel, sans concession, son art redoutable du déplacement, dans l’ouverture. Elle aussi se propage, fuyante : cette transmission est inoffensive, elle peut être thérapeutique.
Ainsi, chaque matin, du lundi au dimanche sans exception, Nathalie Koble écrit puis partage un épisode de sa traduction improvisée, enrichi de gravures, de peintures, de vidéos. Un projet qu’elle souhaite poursuivre pendant toute la durée du confinement, si elle le peut : « je reçois chaque jour des messages de lectrices et de lecteurs que ce rendez-vous quotidien réjouit, et qui me réjouit en retour : il ne s’agit pas ici de parler en boucle de la maladie, mais bien d’ouvrir des fenêtres sur le monde, qui reste toujours accessible, avec ses heurs et malheurs, ses communautés déplacées - même en confinement. »
Le Décameron et l’art de la comédie humaine
Pour Nathalie Koble, le regard, la sensibilité et l’écriture de Boccace sont d’une étonnante acuité : « il croise la littérature et la vie, le monde extérieur et les livres : ce ne sont pas pour lui des antinomies. Les livres qu’il a lus, celui qu’il écrit sont ainsi à la fois comme un monde et comme le monde : il nous réconcilie avec la vie sans nous mentir, et nous fait rire.
Sans doute est-ce de cette consolation-là que, dans notre état inconsolable, nous avons avant tout besoin pour faire face au réel. Car Boccace partage avec d’autres écrivains et écrivaines majeurs, d’autres artistes, la faculté d’être à la bonne hauteur, sans le surplomb du moraliste rigide, ou le cynisme du misanthrope désabusé.
Boccace montre simplement ce qu’est l’humanité - peu de chose, assurément, mais avec un art de la ruse qui amuse et qui sauve.
Ce grand écrivain italien, disciple de Dante et ami de Pétrarque, croque ses histoires sur le vif : la légèreté de son écriture fait de ces personnages du passé des marionnettes qui prennent vie sous nos yeux, des esquisses que l’on peut continuer soi-même en leur superposant notre propre expérience de la vie. Répétition et diversité – telle est la leçon vitale – et, si on me permet ce jeu de mots, virale – que les artistes du Moyen Âge, avec d’autres, nous invitent à appliquer et à poursuivre aujourd’hui. »
Selon la chercheuse, il est plus que jamais important d’être attentifs à nos histoires, et à nos différences. « Nous sommes abreuvés d’images, d’injonctions et de certitudes qui nous figent, constamment. Il faudrait accepter d’avoir des incertitudes, des contradictions, des zones blanches. Rester autant que possible fluides, et ne pas tout exposer. Il me semble que la suite demandera beaucoup de détermination et de disponibilité. »
Lire les nouvelles de Décamerez ! sur En attendant Nadeau
À propos de Nathalie Koble Maîtresse de conférences à l’École normale supérieure-PSL (Paris) et à l’École polytechnique (Palaiseau), Nathalie Koble enseigne la littérature du Moyen Âge et la langue française. Ses travaux portent sur la littérature courtoise (poésie et fictions) et sur la mémoire du Moyen Âge dans la littérature et la création contemporaines. Ses derniers livres parus : Drôles de Valentines. La tradition poétique de la Saint-Valentin, Genève, Héros limite, 2016 et, avec Mireille Séguy, Lais bretons. Marie de France et ses contemporains, Paris, Champion, rééd. 2018 et Jacques Roubaud médiéviste (dir.), Paris, Champion, 2018. |