Faire parler les charbons de bois témoins de l’incendie de Notre-Dame
La paléothermométrie Raman donne des indications précieuses pour la reconstruction de la cathédrale
Deux chercheurs du Laboratoire de géologie de l’ENS-PSL ont déterminé les températures atteintes pendant l’incendie de Notre-Dame. Auditionnés par Pascal Prunet, architecte en chef des Monuments Historiques, Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud ont non seulement pu infirmer l'hypothèse de la vaporisation du plomb de la toiture, mais aussi estimer les températures qui régnaient aux endroits effondrés de la voûte.. Autant de données importantes pour la reconstruction de l’édifice.
Les géosciences pour faire parler les charbons de bois, témoins de l’incendie de Notre-Dame
Lorsque la cathédrale Notre-Dame de Paris a brûlé, le 15 avril 2019, la charpente en chêne d’origine (XIIIe siècle) a été presque entièrement détruite par les flammes.
Dès le lendemain de la catastrophe, l'estimation des températures qui régnaient dans le bâtiment au plus fort de l’incendie est apparue comme une question essentielle pour l'enquête judiciaire comme pour la maîtrise d'œuvre du chantier de reconstruction. Les connaître, permettrait en effet de savoir si le plomb des toits avait été vaporisé, entraînant des formes de pollutions particulières du bâtiment et des zones alentour, et d’évaluer l’altération thermo-mécanique des pierres en calcaire de l’édifice. Dès l'extinction de l'incendie, la structure sauvée est apparue extrêmement fragilisée et un effondrement complet, en particulier de la voûte, restait à craindre.
Pour travailler sur ce sujet complexe et sans précédent, Pascal Prunet, l'architecte en chef des Monuments Historiques a sollicité deux chercheurs du département de géosciences de l’ENS, Damien Deldicque, responsable de la plateforme analytique du laboratoire de géologie et Jean-Noël Rouzaud, directeur de recherche CNRS. Un choix de collaboration surprenant de prime abord, les géosciences se concentrant habituellement sur l’étude de la planète Terre et de ses systèmes géologiques naturels. Mais c’était sans compter sur l’expertise et l’inventivité des deux scientifiques. En transposant une méthode employée lors de leurs précédentes recherches au sein des grottes préhistoriques paléolithiques Chauvet et Bruniquel, la paléothermométrie Raman, ils ont réussi à transformer les charbons de bois de la charpente de Notre-Dame en de véritables thermomètres à retardement.
« Nous tenions à tester cette méthode à Notre-Dame pour estimer de manière scientifique les températures maximales atteintes lors de l’incendie et préciser les effets possibles sur l’état du plomb et des pierres calcaires du monument. Nous voulions confronter nos résultats aux températures données dans certains reportages qui nous paraissaient farfelues. » expliquent les chercheurs, soucieux d’apporter une vérité scientifique face aux nombreuses spéculations.
Une nouvelle application de la microspectrométrie Raman : transformer les charbons de bois en thermomètres fossiles
Spécialistes de l’étude des carbonisats naturels et industriels, Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud se sont intéressés dès 2013 à la caractérisation de charbons de bois et de suies anthropiques dans les grottes préhistoriques paléolithiques. Ils ont inventé ensemble un thermomètre basé sur la microspectrométrie Raman appliquée à des charbons de bois (Carbon, 2016). La microscopie Raman, technique de spectroscopie vibrationnelle basée sur la diffusion inélastique de la lumière, est particulièrement efficace pour caractériser les carbonisats, comme les charbons de bois et les suies. De plus, elle permet de suivre l’évolution de la nanostructure de la matière organique en fonction de la température de carbonisation.
« Nous avons utilisé initialement cet outil dans le domaine de l’archéométrie pour détecter les charbons de bois et d’os dans des grottes paléolithiques de Chauvet et de Bruniquel (Nature, 2016). Suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris, nous avons eu l’idée d’appliquer notre thermomètre car les charbons de bois préservés sont d’incroyables thermomètres fossiles, des paléothermomètres » détaillent les deux chercheurs.
Pour cela, les deux scientifiques ont comparé les spectres Raman des charbons de bois de référence obtenus en laboratoire avec des températures choisies à des échantillons de charbons de la charpente en chêne de Notre-Dame, dont ils voulaient déterminer la température de carbonisation.
Dans un premier temps, ils ont travaillé sur des feux anthropiques paléolithiques en fabriquant des références adéquates : des carbonisats de pin sylvestre, qui était l’espèce végétale utilisée par les Hommes dans la grotte Chauvet au paléolithique supérieur. Ils ont ensuite repris cette méthode pour Notre-Dame de Paris, en carbonisant à des températures déterminées des morceaux de chêne provenant d’une poutre restée intacte. Ils ont ensuite construit à partir de ceux-ci une courbe d’étalonnage pour les comparer avec les charbons de bois de la charpente créés par l’incendie.
« Nous avons employé le néologisme de « paléothermomètres (1) » car notre méthode permet d’accéder aux températures non pas pendant l’événement thermique mais lorsqu’il est terminé. Dans le cas de Notre-Dame les charbons de bois étaient refroidis quand on les a étudiés. »
Identifier les zones fragilisées de la cathédrale pour aider à sa reconstruction
Les deux scientifiques sont allés prélever les échantillons eux-mêmes, à l’invitation de Pascal Prunet, Architecte en Chef des Monuments Historiques, auquel ils avaient expliqué l’intérêt potentiel de leur méthode au cours d’une réunion à l’ENS-PSL dès mai 2019.
« Nous avons ressenti une grande émotion face à la destruction d’un chef d’œuvre de l’Humanité et une excitation de pouvoir peut-être « apporter notre pierre » à la compréhension de cet incendie, de donner des valeurs scientifiques pour les températures et discuter, voire remettre en cause certaines déclarations journalistiques sur la vaporisation du plomb. »
Ces charbons de bois, véritables thermocouples (2) fossiles, ont permis d’estimer les températures à différents endroits stratégiques du monument. Les plus élevées (jusqu'à 1212 +/- 79°C) ont été observées dans la croisée. Elles sont supérieures à 900°C dans la nef et le transept. Des mesures scientifiques cohérentes avec les températures maximales mesurées lors de feux de forêt (1000-1100°C) qui « infirment complètement certaines élucubrations journalistiques qui imputaient à l’incendie des températures pouvant aller jusqu’à 2000°C. »
Elles confortent par ailleurs une transformation en chaux, au moins superficielle, des blocs de calcaire de la cathédrale, responsable d'une probable dégradation de la résistance mécanique de la structure. Face aux températures élevées, certaines pierres se sont calcinées. « Ce phénomène est surement responsable de l’affaiblissement de la tenue mécanique de la structure. Même si la calcination est surement superficielle, cela peut suffire à fragiliser les joints entre blocs. » précisent Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud.
Établir la vérité scientifique sur la vaporisation du plomb
Mais ce n’est pas tout : comme les deux chercheurs le pressentaient, les évaluations de température vont à l’encontre de l’hypothèse « sensationnaliste » de la vaporisation du plomb de la toiture.
En effet, les températures maximales mesurées grâce aux charbons de bois de Notre-Dame, autour de 1200°C, sont très inférieures à la température de vaporisation du plomb, de 1749°C : il n’y a donc pas eu de vapeur de plomb stricto sensu. En revanche, le plomb a une température de fusion de 330°C. Il a fondu et a même coulé sur les murs de la cathédrale avant de se resolidifier.
Sur ce sujet, Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud tiennent aussi à préciser que « l’absence de vaporisation n’exclue absolument pas que de petites particules de plomb, nanométriques à micrométriques, aient pu polluer l’environnement sous forme d’aérosols. L’examen de ces « particules fines » (analyses élémentaires, minéralogiques, isotopiques) devraient assurément permettre de savoir si les particules viennent bien de la toiture. Nous ne sommes pas spécialistes de ces études dont nous savons en revanche qu’elles permettraient de faire le lien entre la toiture de Notre Dame et les possibles pollutions an plomb du quartier. »
La possibilité d’estimer des températures qu’offre la paléothermométrie après un incendie ou tout autre phénomène ayant donné lieu à la formation de charbons reste un avantage certain quand des mesures directes n’ont pas été possibles.
« Les domaines d’applications de notre paléothermométrie sont multiples comme en témoigne le cas Notre-Dame de Paris. La température étant une grandeur fondamentale impliquée dans de nombreux processus, nous testons actuellement d'autres applications très prometteuses dans les domaines de l'archéométrie et des géosciences », concluent les deux chercheurs avec enthousiasme.
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(1) Du grec ancien παλαιός, palaiós (« ancien »).
(2) Un thermocouple sert à repérer des températures (généralement de 0 à 1700°C selon le type de thermocouple) sur la base du principe de l'effet thermoélectrique. Un pyromètre optique est un appareil servant à mesurer sans contact des températures très élevées (jusqu'à plus de 3000°C), en analysant le rayonnement émis par le corps chaud.
Bibliographie :
Temperatures reached by the roof structure of Notre-Dame de Paris in the fire of April 15th 2019 determined by Raman paleothermometry.
Damien Deldicque & Jean-Noël Rouzaud, Comptes Rendus. Géoscience, Tome 352 (2020) no. 1, pp. 7-18
À propos de Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud
Damien Deldicque est responsable de la plateforme analytique du laboratoire de géologie de l’ENS-PSL. Expert dans des couplages extrêmement originaux de techniques d'analyse d'objets naturels ou anthropiques multiphasés, notamment celles de microscopies électroniques MET et MEB et de microspectrométrie Raman).
Jean-Noël Rouzaud est directeur de recherche CNRS de classe exceptionnelle et Lauréat de l’Académie des Sciences en 2014 (Grand Prix Bernard et Odile Tissot). Spécialiste des carbones naturels et anthropiques, il est retraité depuis 2016 mais toujours actif pour des problèmes d'archéométrie au sein du laboratoire de géologie de l’ENS-PSL. |