Jeunesses sacrifiée, aspirante et préservée

Par Philippe Askenazy, économiste

Alors que les jeunes (les 15-24 ans) n’ont été heureusement que rarement frappés par le Covid-19 lui-même, les crises éducative, économique et sociale qui en découlent ne vont pas en épargner.

Philippe Askenazy est professeur au département d'économie de l'ENS, directeur de recherche au CNRS, membre associé au Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS et ENS-PSL).

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© Quentin Verwaerde

Jeunesses sacrifiée, aspirante et préservée

Par Philippe Askenazy

 

Nouveaux entrants sur le marché du travail, premiers impactés par les crises

Les premiers concernés sont ceux qui sortent du système éducatif. Les récessions du dernier demi-siècle se sont systématiquement traduites par une montée du chômage des jeunes, tout particulièrement des derniers arrivants sur le marché du travail avec toutefois un fort gradient selon le diplôme. Elles et ils rentrent dans une forme de file d’attente. Pour y remédier, les choix politiques initiées depuis les plans Barre pour l’emploi des jeunes à la fin des années 1970 ont systématiquement privilégié des subventions ciblées d’emplois de courte durée. Le résultat a été une diminution transitoire du chômage des moins de 25 ans qui permettait aux gouvernements de revendiquer une efficacité de leur politique. Mais il s’agissait plutôt de réallocation des embauches au détriment de public non subventionné (par exemple les 26-30 ans). En outre, cette stratégie a confiné les « bénéficiaires » dans un début de carrière haché. L’enquête Génération 2010 du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) permet de saisir le devenir des sortants du système éducatif en 2010 alors que l’économie française était encore convalescente après la récession de 2009 : en 2015, donc 5 ans après leur sortie de leur formation initiale, seules 28% des femmes étaient en CDI (y compris fonctionnaires) et uniquement 37% des hommes.

Les travaux rétrospectifs montrent que la malchance d’entrer lors d’une phase de récession ou juste après, obère durablement les perspectives de carrière, sur le plan de la stabilité de l’emploi comme sur celui salarial. Sur le plan personnel comme pour la société, elle implique aussi des reconversions qui ne permettent pas d’exploiter pleinement les compétences spécifiques acquises lors de la formation initiale. Par exemple, de nombreux ingénieurs notamment agro-alimentaires sortant lors de la récession de la première moitié des années 1990 se sont tournés vers l’encadrement dans la grande distribution plutôt que d’exercer le métier auquel ils se destinaient. Que ce soit dans le régime de retraite à prestation définie actuel ou dans un devenu hypothétique régime à cotisation définie, la perte de trimestres ou de points se traduira même sur leur niveau de retraite des décennies plus tard.

Le gouvernement actuel n’a pas encore annoncé de plan pour les jeunes sortants. Il est vrai que la crise d’aujourd’hui présente des caractéristiques totalement exceptionnelles. L’ampleur de la récession est inédite. Des secteurs comme celui de la culture pour lequel des formations très spécifiques sont dédiées, seront toujours en partie à l’arrêt en septembre. Pire, l’ensemble des jeunes tout juste diplômés font face à un potentiel stigma que l’on n’a jamais observé lors des précédentes récessions. En effet, la plupart ont vu leur dernier semestre de formation largement amputé. Pour de nombreux cursus, ce semestre est consacré à des stages, des alternances, autant de premiers pas dans une vie active pleine ; la plupart de ces stages n’ont simplement pas pu avoir lieu ou alors dans des conditions très dégradées. Même lorsque les examens terminaux se sont déroulés en distanciel, le doute sur l’ « employabilité » risque de dominer chez les recruteurs.

 

Un risque d'amplification des inégalités d'accès au marché du travail

Certaines filières médicales et de care y ont échappé pour répondre aux besoins considérables que générait la crise sanitaire. Les élèves infirmiers ont ainsi été envoyés “au front” dans les hôpitaux, acquérant une expérience accélérée. Les aspirants à ces métiers, plutôt féminisés d’ailleurs, déjà très demandés peuvent même espérer une franche revalorisation de leur carrière avec à la fois leurs conditions de travail et de rémunération améliorées. À minima, elles et ils ont gagné une reconnaissance sociale transitoire.

Mais pour la très grande majorité des autres filières, s’il n’y a pas d’actions de l’État pour permettre - par exemple par des bourses d’études et des crédits aux universités - aux jeunes de poursuivre leur formation encore un an voire deux, seule une minorité des sortants putatifs pourra le faire. C’est donc probablement au minimum un demi-million de jeunes qui rencontreront des difficultés professionnelles jamais connues depuis la fin du second conflit mondial, alors même qu’il n’existe toujours pas de filet de revenu minimum pour les moins de 25 ans en France. Au-delà de ce chiffre déjà dramatique, ce sont évidemment les jeunes avec les formations les plus courtes, ceux déjà concernés par les préjugés et discriminations éthiques ou de genre, ceux qui ne peuvent recevoir un soutien financier des parents, qui seront les premières victimes sociales. La crise risque donc d’exacerber des inégalités majeures alors même que les tensions dans la société française et au sein du territoire français sont déjà si vives.

En aval des sortants, l’impact de crise est déjà perceptible. Comme justement, les débuts de carrière sont souvent en CDD, les non-renouvellements lors du confinement ont déjà affecté les moins de 25 ans. Sur le seul mois d’avril, 150.000 travailleurs de moins de 25 ans ont grossi les rangs des demandeurs d’emploi de catégorie A. Même si on ne dispose pas de statistiques pour l’instant, la population récente des jeunes micro-entrepreneurs notamment des plateformes digitales a vu son chiffre d’affaire s’effondrer. Au total, à côté de la question de l’emploi, c’est bien aussi celle de la pauvreté qui va devenir prégnante.  

 

Diminution des libertés sociales et intellectuelles propres à la vie étudiante, et rites de passages chamboulés

En amont, le gouvernement a déjà annoncé un plan de sauvetage de l’apprentissage via une subvention massive - en fait un coût nul pour l’employeur. Un tel outil avait permis à la RFA lors du premier choc pétrolier de sauver sa filière d’apprentissage. L’apprentissage reste cependant un mode minoritaire de formation en France. Or, même si l’impact sera plus diffus et de long-terme, les jeunes qui entreront dans une filière universitaire (y compris d’ailleurs d’apprentissage) en septembre 2020 feront face à des difficultés là aussi exceptionnelles. La fin de leur année terminale de cycle secondaire a été perturbée. La suppression des examens nationaux ne leur permet pas de connaître leur niveau comme leur capacité à réaliser des épreuves écrites et orales d’examen. Le baccalauréat n’est pas pour rien considéré comme le premier diplôme universitaire. Mais le plus délicat sera le démarrage de la première année universitaire. En temps normal, le taux d’échec en première année de licence demeure important. Pour l’instant, le Ministère de l’enseignement supérieur réclame le respect d’un protocole sanitaire strict et la poursuite d’enseignement à distance des cours magistraux. Au-delà des obstacles pédagogiques, comment goûter à la liberté sociale et intellectuelle de l’université dans un cadre contraint ?

À tous les niveaux de l’enseignement supérieur (hormis peut-être le doctorat), les conditions économiques de nombreux étudiants se détérioreront avec la baisse de leur possibilité de revenu du travail. Selon l’observatoire de la vie étudiante, près de la moitié des étudiants travaillent pour financer leurs études. Les banques montrent en outre déjà des signes de resserrement des conditions de crédit. La contrainte financière risque de prolonger durablement le confinement des étudiants chez leurs parents.

En miroir, à nouveau, les étudiants disposant du plus grand capital social et économique seront relativement protégés de ces chocs pédagogique et financier. Les élèves des grandes écoles dans leur ensemble seront également bien plus épargnés par ce maelstrom. Pour ceux initialement en fin de scolarité, des opportunités de prolonger leurs formations demeureront. Avec des effectifs réduits, des moyens bien plus importants, la distanciation sociale pourra être respectée pour des enseignements en présentiel. À titre d’illustration, l’ENS affiche comme d’autres partenaires de PSL sa volonté de s’affranchir des recommandations du ministère en accueillant le plus possible physiquement ses élèves. La plupart de ceux qui passent actuellement des concours d’entrée vivront eux une expérience naturelle (qu’il sera intéressant d’étudier sur le long terme). Les oraux de concours ne sont pas inutiles. Ils permettent au jury de détecter des lacunes et, inversement, la vivacité chez les candidats. Les classements d’admission sont ainsi en lettres et même en sciences fort différents de ceux de l’admissibilité, avec une tendance favorable pour les filles et les provinciaux. Avec la suppression des oraux, les admis dans une école donnée de la promotion 2020 seront ainsi probablement plus hétérogènes que les années précédentes. Hormis dans les écoles de « premier rang », cela signifiera une « meilleure » tête de classe, qui si les effets de pairs jouent à plein, tirera le niveau de l’ensemble de la promotion même si individuellement certains y perdront. La hiérarchie établie des écoles serait ainsi brouillée. L’ENS-PSL s’y est résolue. Mais pas l’École Polytechnique qui fait cavalier seul après avoir obtenu de la Ministre des armées, la possibilité d’organiser malgré tout des épreuves orales de mathématiques et de physique. Un passe-droit comme un symbole d’un enseignement supérieur au total encore plus inégalitaires que dans le “Monde d’avant”.

 

 

À propos de Philippe Askenazy

 

Philippe Askenazy est professeur au département d'économie de l'ENS, directeur de recherche au CNRS et membre associé au Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS et ENS-PSL).

Ses recherches portent principalement sur les mutations du travail et les performances économiques et sociales comme les déterminants de la productivité, les relations professionnelles, notamment en France et au Royaume-Uni, la santé et sécurité au travail et les politiques publiques (temps de travail, salaire minimum...).