Éros et philia, passions rationnelles

Entretien avec le philosophe Dimitri El Murr, paru dans le hors-série #45 de Philosophie magazine

Dans cet entretien accordé à Philosophie magazine pour son hors série de juin Platon. Comment sortir de la caverne ?, le philosophe Dimitri El Murr convoque éros et philia, sentiments parfois très voisins chez Platon, que l’on traduit, faute de mieux, par amour et amitié. Quelle est cette philia qui, comme l’amour, peut ne pas être payée de retour ? qui unit les humains, mais aussi les cités ? Qu’est-ce qu’une relation érotique dans laquelle le savoir vient en tiers, et qui culmine dans l’amour du Beau ? Les points de vue de Platon et d'Aristote.

Dimitri El Murr est professeur de philosophie ancienne à l’École normale supérieure - PSL dont il dirige le département de philosophie et membre du centre Jean-Pépin du CNRS.
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron pour le hors-série de Philosophie magazine Platon. Sortir de la caverne (juin 2020).

Éros et philia, passions rationnelles

Éros et philia, passions rationnelles

Entretien avec Dimitri El Murr

De l’amour et de l’amitié, qu’est-ce qui compte le plus pour Platon ?

Cette opposition, moderne, ne recoupe pas celle que l’on trouve chez Platon entre l’éros et la philia. La philia, notamment, possède un sens beaucoup plus large que celui d’amitié. Il comprend un sens politique – l’amitié civique qui unit les cités –, et même cosmologique, entre les différentes parties du corps du monde. Il me semble, d’ailleurs, que Platon n’oppose pas les deux termes. La frontière entre eux est parfois floue : une philia vertueuse peut naître à la suite de l’éros, lorsque celui-ci se détache du corps.

 

Mais ils ne se confondent pas ?

Les différences sont parfois très ténues. Les deux concepts se superposent et parfois s’altèrent réciproquement. L’idée de Platon est que la dynamique du désir, de l’attraction, de l’attirance est la même.
Le grand clarificateur sera Aristote. L’éros ne l’intéresse pas vraiment ; il s’agit, pour lui, de quelque chose de profondément distinct de la philia. Mais que ces deux notions soient parfois très proches ne signifie pas qu’elles soient indistinctes chez Platon. C’est notamment vrai de l’amitié civique, au sens politique : c’est la philia qui unit les cités, non l’éros. Le tyran peut être tyrannisé par son propre éros, par ses désirs effrénés. Et c’est notamment pour cela qu’il est sans ami, aphilon, et qu’il détruit tout lien social. Cela étant, il y a en effet, entre l’éros et la philia, une logique commune d’attraction – qui implique, intrinsèquement, la possibilité d’une non-réciprocité.

 

On peut être l’ami de quelqu’un qui n’est pas notre ami ? C’est très déconcertant !

C’est vrai. La philia, pour Platon, n’est pas, ou pas uniquement, une question de relation personnelle réciproque, élective, choisie, libre – autant de traits de l’amitié au sens contemporain. Cette dimension affective, intime, interpersonnelle de la relation amicale n'est pas systématiquement absente !
Mais dans certains contextes, la philia évoque plutôt une attirance à sens unique. On peut aimer sans être aimé en retour : nous connaissons cette vérité en matière d’éros, de désir, d’amour ; sa transposition dans la
sphère de « l’amitié » peut être déconcertante. Socrate prend pour exemple provocateur l’ami du vin que le vin n’aime évidemment pas en retour, et le philosophos, ami du savoir, que le savoir n’aime pas non plus en retour.
Au fond, pour Platon, l’homme est ami de tout ce qui est bon pour lui, et, ultimement, du Bien. Mais de la même manière, l’éros, dans Le Banquet, exprime une attirance pour la beauté d’un corps qui se mue, peu à peu, en amour de la beauté elle-même – qui est au fond la même chose que le Bien pour Platon. Mais le Bien ne nous aime pas en retour !

 

Là encore, Aristote s’oppose à Platon en affirmant que la réciprocité est la condition sine qua non de l’amitié…

Aristote sait très bien que toute la tradition avant lui, des présocratiques à Platon, considère la philia comme une relation d’attirance quasi physique, quasi cosmologique. Le grand geste de l’Éthique à Nicomaque (livre II, chapitre viii) consiste justement à dire : laissons là les problèmes physiques, et interrogeons- nous sur l’amitié au sens éthique. Or, ce qui caractérise pour Aristote l’amitié éthique, c’est précisément qu’elle implique une réciprocité, une antéphilesis. C’est pourquoi il trouve le modèle de l’amitié dans la relation égalitaire de deux sages qui cherchent la connaissance ensemble, dans la relation entre pairs, deux hommes pleinement vertueux engagés dans une activité commune, et exerçant ainsi une amitié consciente, réciproque et active...

 

Au contraire de Platon, qui prend pour modèle la relation pédagogique entre le maître et son disciple ?

En effet. Aristote réfléchit sur un fond d’égalité, alors que Platon pense sur un fond d’inégalité des amis, ou plutôt, de ressemblance entre le « maître » et son « disciple », tous deux en quête du bien à des niveaux différents d’achèvement. Ressemblance et égalité ne sont pas la même chose ; la ressemblance, en effet, s’accommode facilement d’une dissymétrie relative : le maître est plus sage que son disciple, dont le Lysis dit qu’il n’est « ni bon ni mauvais », mais en quête du Bien. Ce qui compte, avant tout, c’est l’égalité de désir semblable – laquelle n’exclut aucunement une inégalité.

 

Cette relation pédagogique recoupe-t-elle, chez Platon, la relation pédérastique entre l’éraste et l’éromène – entre l’amant et l’aimé ?

L’arrière-fond de la pensée platonicienne de la philia est en effet le cadre assez codifié des relations pédérastiques traditionnelles [relation particulière à visée morale et éducative entre un homme mûr et un jeune homme]. Toutefois, Platon subvertit profondément ces relations, dans Le Banquet, et surtout dans le Phèdre : l’un des enjeux majeurs, à mon sens, c’est d’y fonder la possibilité d’une relation pédagogique qui ne se réduit pas à un « échange », une tractation, entre un homme plus mûr qui dispense connaissance, éducation politique ou influence à un jeune homme, et un jeune homme qui satisfait le premier, en guise de compensation, par des faveurs sexuelles. Platon cherche, précisément, à subvertir cette relation d’échange, de contractualisation.

C’est cette relation qui fonde l’extraordinaire parodie d’un discours de Lysias (qu’on appelle souvent l’Érotikos) qui donne son sujet au Phèdre et constitue sa première partie. Un troisième terme y est introduit : le bien, le savoir. À deux, on est nécessairement dans le contrat, le rapport entre les moyens et les fins. À trois, au contraire, dans la relation triadique entre un élève, un maître plus avancé sur le chemin du savoir, et le savoir lui-même, tout change. Qui aime-t-on vraiment quand on aime ? L’élève et le maître, bien entendu, s’aiment mutuellement, le Phèdre ne l’ignore pas ; mais ce qu’ils aiment l’un à travers l’autre, dans la relation qu’ils entretiennent, c’est d’abord le bien. Or cela change tout. La relation pédagogique est nécessairement chaste, ou du moins – montre le Phèdre – doit le devenir. Autrement, elle relèverait toujours de l’instrumentalisation. Le corps et sa beauté jouent bien sûr un rôle, mais il convient de dépasser cette attraction physique. Ce qu'exprime Diotime dans Le Banquet : de l’amour d’un corps singulier, on parvient à l’amour des beaux corps, puis des belles choses, et finalement à l’amour de la beauté elle-même, de l’idée de beauté.

La beauté est l’Idée qui transparaît avec le plus de clarté dans la confusion du sensible, celle qui est la plus facile à percevoir. C’est pourquoi elle est la voie d’accès privilégiée au monde des Idées, au Bien. La philia éthique, elle aussi, est tournée vers le Bien, quoiqu’elle ne fasse pas, ou plus, ce détour par la beauté du corps. En ce sens, la philia vient après l’éros ; elle cède peu à peu la place à une forme d’amitié profonde, établie dans la recherche de la vérité.
Ainsi, Socrate ne s’intéresse pas au corps et à la beauté d’Alcibiade – ce que déplore ce dernier ! La relation érotique entre eux ne peut plus en passer par le corps. Socrate est, en ce sens, un éraste qui n’en mérite pas le nom, qui ne suit aucunement les règles de la pédérastie classique.

 

Le disciple, moins avancé sur le chemin du savoir, souhaite prendre un maître pour ami. Mais, comme le dit Socrate, si le maître est vraiment sage, il n’a besoin de rien, pas même d’un ami !

C’est là un problème essentiel, qui traverse toute l’éthique ancienne, du Lysis de Platon et de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote jusqu’à l’épicurisme et au stoïcisme ! La conception moderne peine sans doute à comprendre l’idée d’une amitié sur fond de profonde dissemblance. Mais l’éthique ancienne a bien vu que la ressemblance des amis est tout aussi problématique. Si je suis semblable à mon ami, pourquoi aurais-je besoin de lui ? Que m’apporte-t-il ? Pour quelle raison l’aimer ? Aristote reprendra ce problème dans l’Éthique à Nicomaque (IX, ix) : « personne ne choisirait de vivre sans ami », explique-t-il, et pourtant, pourquoi aurait-il besoin d’amis s’il est vraiment vertueux, c’est-à-dire autosuffisant ? Pour répondre, Aristote développe dans ce chapitre une réflexion particulièrement complexe. Il montre que je n’ai pas besoin de mon ami pour exercer ma vertu, mais que, quand je suis avec mon ami, mon activité est plus parfaite ; quand deux amis perçoivent et comprennent ensemble, quand ils mènent une vie commune, chacun est lié à l’autre de la même façon qu’il est lié à lui-même. Cette communauté de conscience et de vie rend plus accomplie cette activité qu’est la vertu.

 

Cela rejoint l’idée, présentée dans Alcibiade, que les âmes se reflètent les unes les autres ?

Dans les deux cas, on retrouve cette idée que je me perçois toujours moi-même comme un moi-même dans l’autre, à travers l’autre. Les Anciens n’avaient pas de problème à penser cette sorte de « cogito paradoxal », pour reprendre la belle expression de Jacques Brunschwig. C’est compliqué pour les post-cartésiens que nous sommes : nous pensons, en général, que le « sujet » est en nous, qu’il faut en passer par l’introspection pour se connaître. Cette idée est étrangère aux philosophes grecs.

Platon et Aristote ont profondément modelé l’idée de connaissance de soi en montrant que se connaître soi-même, c’est connaître son âme, se connaître en tant qu’âme, mais ce geste philosophique essentiel consistant à identifier le soi à l’âme n’est pas une introspection, car c’est l’autre qui me permet de me connaître en tant qu’âme. Voilà pourquoi l’amitié est si importante à leurs yeux. La philia, et même l’éros, sont pour eux des actes de connaissance, ou à tout le moins, leur condition.

 

Au fond, le problème des Grecs, c’est de trouver des raisons d’aimer autrui ?

L’éthique ancienne, en effet, ne déconnecte pas l’amour et l’amitié de la rationalité, et ne les voit pas nécessairement comme des passions irrationnelles. En ce sens, il y a toujours des raisons d’aimer : j’aime l’autre parce qu’il est aimable, parce qu’il porte des qualités ou des propriétés qui sont telles. L’idée d’un amour sans raison me semble une idée fondamentalement issue du christianisme. Le Dieu des chrétiens, après tout, aime les hommes sans raison ; et c’est peut-être ainsi que les hommes doivent aimer leur prochain, en aimant en eux tout homme. Kierkegaard a, dans Les Œuvres de l’amour, des analyses magnifiques où il montre tout ce qui sépare l’amitié et l’amour au sens antique et le devoir d’amour du prochain propre au christianisme.

Pour un philosophe grec, en revanche, l’idée d’aimer sans raison – qui plus est, d’aimer tout homme en tant qu’homme (l’amour du prochain chrétien, ce n’est pas la philanthropia des Grecs !) – est absurde et irrationnelle. Notamment, l’amitié ne peut totalement se défaire de l’utilité. Le Lysis évoque de manière très puissante cette question dès le début du dialogue. Socrate explique à un gamin que ses parents ne l’aiment que s’il est utile. Ce que Socrate veut dire au jeune Lysis, c’est qu’il lui faut devenir utile, c’est-à-dire bon. Or devenir bon, c’est nécessairement devenir savant : seuls les savants sont donc aimés, parce qu’eux seuls sont aimables. On comprend pourquoi Socrate a été accusé de corrompre la jeunesse et de détourner les jeunes gens de leur famille ! Socrate ne nie pas qu’il puisse y avoir de la philia entre les membres d’une famille, unis par ce que les Grecs appelaient la sungeneia [parenté]. Toutefois, comme d’autres philosophes avant lui (notamment Démocrite), il affirme avec force que la sungeneia ne suffit pas pour expliquer la philia. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on est parent que l’on est nécessairement ami. L’amitié tient fondamentalement à autre chose : elle concerne le savoir et le bien.

 

Que devient la singularité de l’autre, de l’ami, si tout ce qui compte est son utilité ?

C’est l’un des grands reproches faits à Platon par les commentateurs ! Un article de Gregory Vlastos parle même, à ce sujet, de l’« égoïsme sans cœur » de Platon ; au fond, si ce que l’on vise dans l’autre, c’est toujours le bien, alors les individus singuliers ne sont que des moyens en vue de cette fin. Le texte qui à mon avis permet de répondre à cette objection sérieuse, c’est le Phèdre : Socrate y insiste sur la prise en compte d’autrui pour ce qu’il est, sur la recherche commune du bien, sur le fait de passer sa vie ensemble. Certes, cette dimension est beaucoup moins marquée que chez Aristote – ce n’est pas ce qui intéresse Platon – mais elle n’est pas absente. Le Banquet est sans doute plus « égoïste » sur cette question : vous ne pouvez pas chercher autre chose que votre bien propre, et l’autre est un moyen en vue de cette fin. Cela dit, le prisme de l’égoïsme et de l’altruisme est-il pertinent pour aborder ces textes ?

Vraisemblablement, pour Platon, quand je vise mon bien propre, je vise aussi le bien des autres. Car mon bien propre est universel : il contribue à faire advenir un monde plus rationnel, plus harmonieux, etc. En faisant mon bien, je favorise donc l’harmonie du monde. C’est, je crois, une piste intéressante, que la lecture de La République et du Timée nous invite à suivre.

 

Cela rejoint un peu l’idée d’une philia cosmologique ?

Je m'efforce actuellement d’articuler les quatre dimensions essentielles de la philia platonicienne : psychologique, éthique, politique et cosmologique. L’amitié civique, Platon l’aborde dans La République sous deux formes : l’amitié qui unit les gardiens de la cité, et l’amitié, plus générale, qui rassemble tous les citoyens de la cité. Si Platon détaille ce qui se passe chez les gardiens, les réflexions sur l’amitié civique en général sont à mon avis insuffisantes, mais je crois que les Lois répondent à cette insuffisance. En ce qui concerne l’amitié cosmique, et la façon dont Platon revisite complètement l’idée empédocléenne de la philia comme force cosmique et physique, il faut évidemment se tourner vers le Timée, et notamment vers la constitution du corps de l’univers. Tout le problème que pose le livre sur lequel je travaille est de savoir quels sont les rapports entre ces différentes formes de philia. Y a-t-il entre elles une simple homonymie ? Mon hypothèse, au contraire, c’est que Platon possède une vision cohérente et unifiée de la philia et des lois d’attraction qui la régissent.

Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron.

 

À propos de Dimitri El Murr

Dimitri El Murr est professeur de philosophie ancienne à l’École normale supérieure - PSL dont il dirige le département de philosophie et membre du centre Jean-Pépin du CNRS. Ses recherches portent principalement sur Socrate, le platonisme et le néoplatonisme.
Il a notamment publié chez Vrin : La Mesure du savoir. Études sur le Théétète de Platon (2013), Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne (2014).
Il a également participé à l’édition d’une nouvelle traduction du Politique de Platon (Vrin, 2018).