Comment l'émotion motive l'action
Utiliser les expressions émotionnelles d’autrui pour des réponses comportementales adaptées.
EMOTIVA est un projet collaboratif rassemblant des chercheurs du Département d’Etudes Cognitives de l’ENS, dont Julie Grèzes, Rocco Mennella, Elisabeth Pacherie et Etienne Koechlin. Ce projet vient d’obtenir un financement de l’ANR pour des travaux qui cherchent à identifier les mécanismes permettant de lire les signaux sociaux d'autrui et de réagir de manière appropriée aux situations sociales.
Le projet de recherche EMOTIVA
Quels sont les liens entre nos émotions et nos actions ? Comment adapter nos comportements aux signaux socio-émotionnels émis par les autres individus ? Voici les questions qui sont au cœur des recherches du projet EMOTIVA. Julie Grèzes, qui dirige l'équipe cognition sociale au sein du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles de l’ENS et Rocco Mennella, docteur en Sciences Psychologiques, nous éclairent sur les émotions et plus précisément sur la façon dont elles influencent nos décisions quotidiennes.
"La capacité à adapter nos comportements est une des clés de la qualité de nos relations sociales et constitue un bon baromètre de bonne santé mentale, tout au long de la vie". Pourtant, souligne Julie Grèzes, malgré leur importance, les mécanismes sous-tendant nos décisions d’actions en réponse aux signaux émotionnels sont encore mal compris. Les comportements émotionnels sont souvent pensés comme des réactions automatiques. Le projet EMOTIVA, en combinant les domaines de la philosophie de l’action et des neurosciences affectives et computationnelles, vise à déterminer la contribution de ces processus dirigés vers un but, à l’émergence de comportements socio-émotionnels adaptés. Plus précisément, « les individus pourraient ne pas simplement réagir aux expressions émotionnelles, mais plutôt les utiliser pour adapter leurs comportements de façon flexible ».
Ce projet se focalise donc plus particulièrement sur la fonction sociale des émotions et leur importance dans les relations entre les individus.
La fonction sociale des émotions
Les émotions recouvrent un large champ d’études, qui va de l’animal à l’homme et de la philosophe aux neurosciences, en passant par la sociologie et à la psychologie. Mais comment définit-on une émotion ? "La définition des émotions est un sujet de débat encore actuel ".
Les chercheurs s’accordent pour dire qu’il existe deux grandes positions théoriques : l’une défend l’existence de « programmes émotionnels » produits de l’évolution, innés et universels. Ces programmes émotionnels seraient activés par des événements particuliers et correspondraient à un ensemble de réponses spécifiques, subjectives, physiologiques et comportementales dont la fonction est de nous permettre de répondre de façon adaptée à ces événements. Les expressions émotionnelles feraient partie de ces réponses prédéterminées, elles auraient non seulement une fonction de régulation sensorielle intra-personnelle mais également une fonction de communication inter-personnelle. Il a été montré que l’on retrouve ces expressions chez diverses espèces animales et, au sein de l’espèce humaine, dans différentes cultures.
L’autre position, constructiviste, défend au contraire, que les émotions ne correspondraient qu’aux sentiments subjectifs et conscients, les réponses physiologiques et comportementales n’étant pas spécifiques à une émotion particulière. L’identification subjective de ces composantes affectives non-spécifiques seraient déterminées par la situation, les expériences individuelles passées et les dispositions cognitives acquises dans un contexte socioculturel donné (langage et normes sociales par exemple). "Selon cette perspective, les expressions émotionnelles ne sont pas universelles, elles doivent être apprises et ont comme fonction principale la communication ".
C’est dans ce débat que s’inscrit le projet de recherche EMOTIVA, en interrogeant les liens entre émotions exprimées par autrui et réponses comportementales de l’observateur. Alors qu’il est classiquement proposé que les émotions déclenchent des réactions stéréotypées et automatiques, les chercheurs proposent ici des réponses comportementales qui pourraient être différentes. Explication : "Si des réactions dites réflexes (par exemple, la vue d’un serpent ou d’une personne en colère déclenchant un comportement de fuite) pourraient être utiles face à des situations de menace intense, nous proposons qu’en contexte social, notre cerveau serait capable très rapidement et même inconsciemment d’arbitrer entre plusieurs réponses possibles sur la base de leurs conséquences attendues. Ainsi face à un individu en colère, plusieurs options seraient évaluées (éviter cette personne, l’ignorer, la confronter) et la réponse comportementale choisie serait celle dont les conséquences sont les plus désirables pour l’individu dans la situation donnée. L’implication de ces processus dirigés vers un but, plutôt que des processus réflexes, contribuerait à l’émergence de comportements socio-émotionnels adaptés et flexibles, et donc à une meilleure qualité de nos interactions sociales."
L’émotion et la réponse comportementale
Mais comment les émotions des autres individus influencent, voire sont au cœur même de nos décisions comportementales ? "Si on a longtemps séparé émotion et décision, il est maintenant admis que les émotions que l’on éprouve participent à nos décisions et en sont une composante essentielle. Notre projet de recherche a pour but de déterminer comment dans la vie de tous les jours nous intégrons les expressions émotionnelles des autres individus dans nos décisions d’action. Par exemple, lorsque vous entrez le matin dans le métro ou dans le bus, nous interrogeons comment, et ce que, sans que vous en ayez forcément conscience, les expressions faciales des individus qui sont présents vont influencer le choix du siège où vous allez vous asseoir. S’il y a deux sièges libres, nous faisons l’hypothèse que notre cerveau peut très rapidement évaluer les conséquences associées au choix de chacun de ces sièges (par exemple se retrouver assis loin ou près de quelqu’un de menaçant), et ainsi choisir le siège avec les conséquences les plus désirables"(1) et (2)
Les conséquences attendues sont donc ici au cœur des décisions, ce qui différencie l’action de la réaction. La chercheuse tient d’ailleurs à préciser la différence entre ces deux notions : « Une réaction est une réponse réflexe, automatique, qui dépend d’un événement spécifique, comme par exemple enlever sa main lorsque l’on touche quelque chose de brûlant. Une action possède une composante intentionnelle, elle est planifiée et produite en fonction des conséquences attendues, du sensoriel donc au but de l’action. Par exemple, lorsque je prends un verre d’eau, j’anticipe non seulement les conséquences sensorielles du touché du verre, mais également la satisfaction de boire l’eau qui est dedans. Dans le cadre du lien entre émotions et actions, notre hypothèse est qu’il existe un continuum entre ces deux mécanismes, qui pourraient agir de concert lors de nos décisions en réponse aux émotions d’autrui."
Le laboratoire des émotions – une approche scientifique des émotions
Concrètement comment observe-t-on ces mécanismes ? Quand vient le moment de mettre en pratique l’observation des émotions d’un individu, les chercheurs du projet font appel à des volontaires qui « sont exposés à différents médias (photos, vidéos, voix, musique etc.) afin de déterminer si la plupart d’entre eux les perçoivent comme reflétant l’expression d’une émotion, et de mesurer leur impact (subjectif, cognitif, physiologique et neural) sur l’observateur." Pour cela, ils observent les mesures de l’activité cérébrale et physiologique, mais aussi de mesures subjectives, à l’aide notamment de techniques de la neuroimagerie, de la résonance magnétique, de l’Eye tracking, de l'électromyographie et d’échelles de valeurs subjectives.
Les chercheurs précisent naturellement aussi la limite des recherches en laboratoire qui impliquent de devoir simplifier l’objet d’étude pour mieux pouvoir le contrôler, une contrainte également qui existe sur la totalité du projet. En effet, l’expérience émotionnelle est très complexe et lorsque les émotions sont étudiées au laboratoire, les chercheurs sont forcés de réduire cette complexité, suivant ainsi une démarche de réductionnisme scientifique.
L’implication clinique de ces recherches pour les personnes présentant des difficultés d’interactions sociales
Si la recherche fondamentale de Julie Grèzes et Rocco Mennella a pour objectif la compréhension des liens entre émotions et actions, elle pourrait à plus long-terme, avoir de probables implications cliniques, notamment pour des populations qui présentent des difficultés dans leurs interactions sociales telles qu’anxiété sociale, dépression ou autisme.
« Sur le plan clinique, il est souvent envisagé que les difficultés d’interactions sociales reposent sur des déficits de contrôles inhibiteurs des réactions induites par les expressions émotionnelles d’autrui. Cependant, si nous montrons que les processus orientés vers des buts jouent aussi un rôle majeur dans nos décisions sociales, cela pourrait mettre l’accent sur l’importance de travailler sur la motivation et les attentes des patients dans des contextes socio-émotionnels. »
Ainsi le fait de démontrer que les liens entre émotion et action reposent sur une interaction complexe entre une réaction induite par le stimulus et une action orientée vers un but, pourrait aider à mieux appréhender comment les comportements socio-émotionnels se développent tout au long de la vie, notamment à des âges critiques comme l'adolescence.
(1) Comment nos émotions influencent nos décisions | Julie Grèzes
(2) Rapid approach-avoidance responses to emotional displays reflect value-based decisions: Neural evidence from an EEG study NeuroImage - Volume 222, 15 November 2020, 117253)
Après une thèse en neuropsychologie à Lyon et un stage postdoctoral au Wellcome Department of Imaging Neuroscience à Londres, Julie Grèzes a intégré l’INSERM en tant que chercheuse en neurosciences cognitives. Elle dirige depuis 2009 l'équipe de cognition sociale du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles de l’ENS-PSL.
Rocco Mennella est maître de conférences à l'Université Paris Nanterre (UFR STAPS), au sein du Laboratoire des Interactions Cognition Action Émotion (LICAÉ, EA2931). Docteur en Sciences Psychologiques, il s’intéresse aux émotions et plus précisément à la manière dont elles influencent nos décisions quotidiennes. |