Traduire, c'est dire - Une sélection de livres à glisser sous le sapin

Les ouvrages choisis par Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d’Ulm, nous emmènent en terres étrangères

Pour Noël, des membres de la communauté normalienne proposent, tout au long du mois de décembre, des sélections de livres à offrir ou à s’offrir. Inaugurant la série, Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d'Ulm, nous invite en terres étrangères avec pour boussole le lien singulier qui  lie une œuvre et un traducteur. Merci à elle et bonne lecture à tous !
La sélection de Lucie Marignac

Traduire c'est dire

Par Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d'Ulm

« La France traduit assez peu les ouvrages de sciences humaines et sociales, moins en tout cas que ses voisins européens, mais elle fait la part belle à la littérature étrangère. Et ses traducteurs, en retraduisant de grands classiques, en dénichant de nouveaux textes, en faisant (re)découvrir aux éditeurs, puis au public français, des auteurs souvent déjà renommés dans leur pays ou langue d'origine, ne sont pas en reste.
Car ils entretiennent, chacun, un rapport très personnel à certaines voix, éteintes ou toujours vives, qu'ils tiennent à faire entendre. Voici quelques suggestions, récentes ou moins nouvelles, de lectures qui vont en ce sens. »

 

Les Aventures de Tom Sawyer et Les Aventures de Huckleberry Finn,
Mark Twain, traduction de l'américain par Bernard Hoepffner (Tristram, 2008).

À ceux qui pourraient croire encore que ces deux chefs-d'œuvre de Mark Twain (1835-1910) sont des histoires pour enfant, qu'ils ouvrent la traduction décapante du texte intégral livrée par le regretté B. Hoepffner. Traducteur surdoué et écrivain, il avait avec les textes une relation quasi-charnelle. Sa relecture des deux textes donne ainsi à comprendre, mieux que toute autre, la déclaration d'Hemingway : « Toute la littérature moderne américaine est issue d'un livre de Mark Twain, Huckleberry Finn. Avant, il n'y avait rien. Depuis, on n'a rien fait d'aussi bien. »

 

Cadix, ou la diagonale du fou
Arturo Pérez-Reverte, traduction de l'espagnol par François Maspero (Le Seuil, 2011).

Quand on sait l'engagement de F. Maspero libraire, éditeur, écrivain, reporter et témoin de son temps, son activité tardive de traducteur, de textes romanesques qui plus est (Amérique latine et Espagne, surtout), a de quoi surprendre. C'est principalement lui qui fait connaître en langue française, à partir du début des années 1990, Sepúlveda, Mutis, Mendoza, Zafón ou Pérez-Reverte. Dans Cadix, somptueux roman historique à énigme, l'Espagne lutte contre l'occupation napoléonienne : c'est la fin d'une époque dans une ville océane ténébreuse frappée par les bombes et un mystérieux meurtrier. Alors le traducteur, tel un Dumas revêtu des oripeaux du baroque, reprend allègrement le livre à son compte, et l'on croit lire un Pérez-Reverte qui aurait été français, entre Julien Gracq et Émile Gaboriau.

 

L'Alphabet des femmes
Guéorgui Gospodinov, traduction du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov (Arléa-poche, 2014).

Un livre mi-moqueur, mi-nostagique dans lequel la Bulgarie, qui nous est un peu lointaine, devient soudain très proche au fil de vingt récits portés par le vif talent de M. Vrinat. Le bulgare, la traductrice est tombée dedans par pur hasard dans son enfance, à la suite de l'une de ces rencontres qui marquent une vie. Elle l'enseigne aujourd'hui à l'Inalco, ainsi que la traduction littéraire. Surtout, c'est une véritable passeuse en France des écrivains qu'elle affectionne, et avec lesquels elle a noué des liens d'amitié forts, de Gospodinov à Raditchkov et à d'autres. On pourra lire aussi sa traduction de Chaconne, le roman virtuose d'Emilia Dvorianova (Rue d'Ulm, 2015), où la langue devient musique et la musique érotisme.

 

Soudain, j'ai entendu la voix de l'eau
Kawakami Hiromi, traduction du japonais par Elisabeth Suetsugu (Picquier-poche, 2018).

Traductrice attitrée du grand classique Sōseki Natsume, E. Suetsugu a fait connaître en France la quasi-totalité de l'œuvre de la romancière tokyoïte contemporaine. Presque vingt ans après le merveilleux texte qui la véritablement lancée, Les Années douces (prix Tanizaki 2001), Kawakami retrouve au plus près, par la médiation délicate de sa traductrice, sa veine nostalgique et sa plume tout en retenue. Un frère et une sœur qui s'étaient perdus de vue réinvestissent la maison familiale. Les souvenirs remontent, les évocations surgissent, et aussi un doute s'installe, léger mais tenace. Entre poésie et non-dits, l'auteure interroge à sa manière les liens familiaux, et le sens de la transmission.

 

 

À propos des éditions Rue d’Ulm et de la collection « Versions françaises »

 

Créées en 1975, les Presses de l’École normale supérieure sont devenues éditions Rue d’Ulm en 1999 après avoir fusionné avec les Publications de l’ENSJF (Sèvres). Leur mission est de faire connaître les résultats des travaux de recherche conduits par les élèves, anciens élèves, enseignants, équipes associées et laboratoires de l’ENS, principalement en lettres et sciences humaines et sociales. Elles contribuent activement à son animation scientifique et à son rayonnement dans la communauté universitaire et auprès du grand public.

 

Le fonds des éditions Rue d’Ulm compte environ 500 titres disponibles aux formats papier et numérique. Il s’accroît d’une trentaine de nouveautés par an dans un large éventail de disciplines : anthropologie, archéologie, arts, bibliologie, droit, économie, géographie et environnement, histoire, linguistique, littérature, philosophie, sociologie.

 

La collection interdisciplinaire « Versions françaises » des éditions Rue d'Ulm, créée en 2001 par Lucie Marignac, fait quant à elle la part belle aux traductions d'ouvrages étrangers. Texte important, souvent négligé, jamais traduit, inédit ou épuisé, indisponible... les élèves et anciens élèves, enseignants et chercheurs de l'Ecole s’attachent ici à faire connaître « leur » texte, un auteur, une période, un mouvement d’idées, une forme d’écriture dont ils sont parfois devenus « spécialistes ».