Pour éviter le naufrage, imaginer un principe « échoué-compensé »
Rencontre avec la colauréate du concours Bloc-notes éco de la Banque de France
Les grandes étapes d’un parcours à l’ENS
En dernière année au département d’économie de l’ENS, Mathilde Salin a quitté les montagnes grenobloises à la fin du lycée pour suivre une classe préparatoire Lettres et sciences sociales (B/L) à Sceaux, dans les Hauts-de-Seine. C’est durant ces deux années qu’elle découvre l’économie et plus généralement les sciences sociales. « j’ai tout de suite apprécié le fait que ces matières permettent de mieux comprendre le fonctionnement de la société et les décisions politiques qui sont prises, explique Mathilde. En un sens, comprendre l’économie donne l’espoir de changer son fonctionnement et de contribuer à un monde meilleur, ajoute-t-elle. Par ailleurs, c’est une discipline en perpétuelle évolution sur le plan des méthodes et qui cristallise de nombreux débats théoriques, ce qui est particulièrement stimulant. »
C’est aussi durant ses années de classe préparatoire que Mathilde découvre l’ENS. Initialement, elle choisit la prépa pour repasser les concours de Sciences Po, auxquels elle avait échoué en terminale. « Mais le fait d’avoir eu de bonnes notes à mon premier concours blanc ainsi que les encouragements de mes professeurs m’ont ensuite menée à considérer bien plus sérieusement les concours pour intégrer l’École normale » se rappelle-t-elle. L’étudiante se sent d’ailleurs particulièrement redevable envers eux, qui l’ont soutenue tout au long de ses trois années de classe préparatoire et qui l’ont aidée à garder confiance en elle, « notamment après avoir échoué de peu à intégrer l’ENS à l’issue de la deuxième année de prépa. »
La deuxième tentative est la bonne et Mathilde rejoint l’École en 2016. Elle suit en parallèle le master « Politiques publiques et développement » de l’École d’économie de Paris (PSE), orienté vers les méthodes quantitatives d’évaluation des politiques publiques. Très vite, l’étudiante décide de se spécialiser sur ces questions environnementales et utilise une année de césure et plusieurs stages pour mieux comprendre les interactions entre économie et environnement.
Elle commencera par travailler à France Stratégie, un think-tank public rattaché aux services du Premier Ministre. Une expérience positive pour Mathilde, en lien avec ses aspirations professionnelles et qui lui a permis de suivre une commission dédiée à réévaluer la valeur tutélaire du carbone. Suivront un stage de recherche en macroéconomie postkeynésienne au sein de la chaire « Énergie et prospérité » puis deux mois passés à l’Assemblée nationale comme assistante parlementaire stagiaire à un moment où « deux textes particulièrement intéressants, relatifs aux questions environnementales et économiques, étaient discutés » : la loi énergie-climat et la loi d’orientation des mobilités.
À la suite de ces expériences, elle poursuit en économie de l’environnement à l’Université Paris-Saclay et AgroParisTech, avec le souhait de se spécialiser en modélisation des interactions entre économie, énergie et environnement. Elle clôt cette année de M2 par un stage à l’Institut des politiques publiques (IPP), un laboratoire de recherche en économie publique rattaché à la Paris School of Economics, où elle y écrit un mémoire sur la valorisation de l’efficacité énergétique des bâtiments par le marché immobilier, soutenu cet automne.
Désormais proche de boucler son cursus à l’École, elle revient avec plaisir sur des années qui lui ont permis de tracer son propre chemin. « J’apprécie particulièrement la liberté que nous donne cette école dont celle de pouvoir découvrir d’autres disciplines. Pour moi, ce fut notamment la langue arabe que je souhaitais apprendre depuis longtemps et que j’étudie depuis mon entrée à l’ENS. » témoigne-t-elle. Mathilde est aussi engagée dans différentes associations, comme le Programme étudiant invité de l’association MigrENS où elle a donné des cours de français et a été le binôme d’un étudiant soudanais, aujourd'hui devenu un ami. Elle est actuellement investie au sein du comité de rédaction de Regards Croisés sur l’Économie, une revue qui rassemble des étudiants issus d’un grand nombre d’établissements universitaires pour contribuer à la diffusion de la recherche en sciences sociales.
Du rôle des politiques économiques dans la transition bas-carbone
En mai dernier, l'étudiante a participé avec Louis Daumas, doctorant au CIRED (Centre international de recherche sur l'environnement et le développement) à la deuxième édition du concours Bloc-notes Éco organisé par la Banque de France. L'enjeu ? Écrire un billet sur le thème « La politique économique au défi du changement climatique », soumis à un jury composé d’experts et de chercheurs. Intitulé Pour éviter le naufrage, imaginer un principe « échoué-compensé », leur article a remporté le premier prix de la deuxième édition du concours.
« Nous partons du constat d’un dilemme », avance Mathilde. En effet, elle explique qu'il est nécessaire d’effectuer une transition écologique de l’économie très rapide pour limiter les catastrophes, en premier lieu celles causées par le changement climatique. Pourtant, cette transition semble aujourd’hui bloquée au niveau économique et politique car elle implique de rendre obsolètes un grand nombre de capitaux financiers, physiques et humains : on parle alors d’actifs « échoués ». « On peut penser respectivement aux investissements dans les compagnies aériennes, aux avions et aux ingénieurs aéronautiques, dans le cas de la transition vers la neutralité carbone » cite en exemple la normalienne.
Pour Mathilde et Louis, les solutions proposées jusqu’à maintenant se fondent souvent sur le principe du « pollueur-payeur » : elles consistent notamment à chercher à développer des secteurs « bas-carbone », par exemple via des subventions, ou encore en taxant les flux de pollution afin qu’il devienne plus rentable de développer des secteurs économiques moins polluants. Dans leur billet, les deux étudiants décortiquent cette stratégie et indiquent pourquoi elle pourrait être en partie inefficace ou insuffisante. Ainsi, ils expliquent que « si les secteurs polluants ne sont pas assez taxés – ce qui est actuellement le cas – en raison de contraintes politiques, alors les secteurs « bas-carbone » risquent de venir simplement s’ajouter aux secteurs existants, sans que la substitution entre secteurs ait vraiment lieu, ou pas assez rapidement. » Par ailleurs, Mathilde et Louis considèrent aussi que taxer, même fortement, des flux de pollution peut être insuffisant pour inciter les agents économiques à changer de secteur d’activité (ou rencontrer une très forte opposition) s’ils ont déjà fait de gros investissements initiaux dans des équipements ou des formations professionnelles par exemple, qui sont des coûts irrécupérables.
« C’est pourquoi notre billet de blog proposait un nouveau principe « échoué-compensé », qui vise à accélérer la transition en utilisant l’argent public pour compenser les actifs échoués afin qu’ils ne soient plus un frein aux transformations à effectuer. » résume la normalienne. Consciente des entraves potentielles à ce postulat, elle nuance aussi le propos : « ce principe pose tout de même de nouvelles questions difficiles sur le plan économique : comment financer ces compensations ? Comment éviter les effets d’aubaine et inciter à l’innovation ? À cela s’ajoutent des interrogations politiques et éthiques. Qui faut-il compenser en priorité ? Les investisseurs, les entreprises ou les salariés ? Est-il juste de compenser les « pollueurs » ? etc. »
Dans ce billet, les étudiants insistent particulièrement sur le rôle essentiel des politiques économiques conduites dans la transition bas-carbone. Elles doivent absolument mener un certain nombre de changements conséquents. « Il me semble que la première transformation à effectuer consisterait à intégrer systématiquement l’environnement dans les décisions de politiques économiques, notamment en essayant d’évaluer ex ante leurs effets sur les pollutions et sur l’utilisation d’énergie et de matière - et pas seulement sur des variables économiques comme le PIB ou l’emploi. » indique Mathilde. « Plus généralement, j’ai l’impression que les problèmes environnementaux sont souvent abordés « en silo » et qu’il manque une approche plus systémique qui s’intéresse aux interactions entre les politiques économiques et sociales et l’environnement. » Elle prend comme exemple la réponse économique à la crise du Covid : « on cherche d’abord à relancer la consommation et la production pour maintenir l’emploi et la croissance, mais on laisse à plus tard la réflexion sur la manière de réduire les émissions de gaz à effets de serre ou la consommation d’énergie et de pesticides qui en découleront. Pourtant il faudrait probablement s’interroger en amont sur la meilleure manière de combiner, si cela est possible, ces différents objectifs. »
Elle souhaite également attirer l’attention sur les différents enjeux environnementaux des politiques économiques, au-delà du changement climatique : « l’effondrement de la biodiversité, l’appauvrissement des sols ou encore les divers types de pollutions. Ce sont des problèmes majeurs qui invitent à s’interroger sur la viabilité du fonctionnement actuel de notre économie. Si l’on prend en compte l’ensemble des dérèglements globaux, on se rend compte que le principe de sobriété devrait guider plus de politiques économiques. Cependant, dans les discours l’espoir d’un système économique moins nocif pour l’environnement repose surtout, pour l’instant, sur des réponses purement technologiques comme les voitures électriques ou les éoliennes. Celles-ci peuvent éventuellement être souhaitables du simple point de vue du climat mais nuisible sur d’autres plans » constate l'étudiante. « Je pense notamment à l’extraction de ressources et aux pollutions locales. »
Concevoir l’économie comme une sphère encastrée dans l'environnement
Mathilde souligne le rôle important que peuvent jouer les économistes dans le processus de transition bas-carbone, « car tout le fonctionnement du système économique doit être repensé, et ce d’autant plus si on cherche à limiter l’ensemble des dérèglements environnementaux et pas seulement le changement climatique ». Pour illustrer ses propos, elle prend appui sur la théorie du Doughnut proposée par l’économiste britannique Kate Raworth, qui représente la sphère économique comme un anneau « encastré » dans l’environnement et le social.
Selon cette théorie, il s’agit aujourd’hui de concevoir l’économie comme un système qui permette de répondre aux besoins de tous, tout en ne dépassant pas les limites planétaires. « Cela me semble bien résumer le véritable défi qui est actuellement posé à la discipline économique comme aux autres sciences sociales et aux décideurs politiques : il faut inventer les outils et les institutions qui permettront d’atteindre cet objectif », affirme l'étudiante. Selon elle, les initiatives mèneront probablement à interroger la compatibilité de l’objectif de croissance du PIB avec les objectifs de réduction de la consommation de matière et d’énergie et de préservation du vivant.
Elle déplore néanmoins le fait que « l’environnement a été jusqu’à présent une question très secondaire au sein de la discipline économique. » Elle se réfère ainsi à un article publié en 2019, où les économistes britanniques Nicolas Stern et Andrew Oswald ont estimé que sur 77 000 articles publiés dans les neuf revues les plus influentes de la discipline économique depuis leur création jusqu’à 2019, seuls 57 ont été́ consacrés au changement climatique. Un chiffre de 0,07% que Mathilde espère voir évoluer.
Et lorsque Céline Guivarch, directrice de recherche à l’École des Ponts et membre du Haut conseil pour le climat, affirme lors d’une interview pour Regards Croisés sur l’économie que « l'économie ne peut pas tout apporter toute seule : elle a besoin de plus en plus d'interdisciplinarité, avec les sciences du climat, mais aussi avec d'autres sciences humaines et sociales », l'étudiante abonde dans son sens. « Les écosystèmes, le système économique et les autres sphères sociales interagissent constamment. Cela fait qu’ils co-évoluent : l’économie utilise des intrants issus de la sphère « environnementale » et de la sphère « sociale » comme des matières premières ou du travail, transforme ces intrants et modifie en retour ces systèmes, ce qui a ensuite des effets sur l’économie, etc. Comprendre les interactions complexes entre ces différents systèmes, éventuellement pour les modifier ensuite, implique nécessairement de faire travailler ensemble un grand nombre de disciplines, des sciences sociales aux sciences du climat et des écosystèmes ».