Des catalyseurs bio-inspirés pour lutter contre le stress oxydant
Une recherche à l’interface entre la chimie et la biologie
Comment des catalyseurs à base de manganèse et « mimant » l’enzyme SOD permettent de lutter contre le stress oxydant ? Voici l’objet de recherche de CATMAN (Des complexes de manganèse comme anti-oxydants catalytiques : une approche intégrée de la conception en chimie de synthèse à l’activité en milieu cellulaire) menée par l’équipe conduite par la chimiste Clotilde Policar et qui vient d’obtenir un financement de l’ANR en collaboration avec l’ESPCI et l’Institut Curie.
De la conception au laboratoire de chimie à l’étude en contexte biologique
Clotilde Policar est directrice-adjointe du Laboratoire des BioMolécules (UMR 7203) et, depuis 2020, directrice des études sciences de l'École. Spécialiste en chimie bio-inorganique, sa recherche se situe à l’interface de la chimie et de biologie, avec une ouverture vers la caractérisation de complexes métalliques en milieu biologique complexe.
Comment définir la chimie bio-inorganique ? "Certaines molécules possèdent un atome métallique : elles sont dites organométalliques ou inorganiques. Inorganiques vient en opposition à organique (non organique). Le terme «chimie organique» a été forgé au XIXe siècle pour désigner la chimie des corps organisés, donc la chimie du vivant. On pensait alors que les composés métalliques, s’ils pouvaient soigner, n’étaient pas présents naturellement dans les systèmes vivants. On découvre petit à petit, à partir de la fin du XIXe, que les cations métalliques comme le fer, au cœur de l’hémoglobine, ou le zinc, sont essentiels à la vie : ces découvertes traversent tout le XXe siècle, et on sait aujourd’hui que les cations métalliques participent à la plupart des processus fondamentaux du vivant."
Ce champ d’études est par nature pluridisciplinaire car il porte d’une part sur la compréhension des systèmes métalliques impliqués dans le vivant et, à ce titre, fait une incursion dans le domaine de la biologie ou de la biochimie des protéines, qu’on appelle métalloprotéines quand elles possèdent un cation métallique. D'autre part "comme de nombreux systèmes métalloprotéiques catalysent des réactions intéressantes, les chimistes se sont emparés de cette compréhension pour construire des catalyseurs bio-inspirés : c’est donc tout un champ qui s’ouvre en chimie. La chimie bio-inorganique est une discipline à part entière depuis 1983, année de la première session de l’International Congress in Bioinorganic Chemistry (ICBIC). En 1995, est fondée une société savante qui lui est propre, la Society in BioInorganic Chemistry."
L’équipe de recherche de Clotilde Policar s’intéresse aux métalloprotéines anti-oxydantes qui protègent nos cellules des dommages du dioxygène et des espèces réactives qui en découlent. Une de ces protéines est la superoxyde dismutase à manganèse ou SOD. Les chercheurs synthétisent de petites molécules pour reproduire l’action de cette protéine : « on les appelle « mimes de SOD ». "Nous nous inspirons donc des enzymes SOD pour concevoir ces mimes que nous étudions ensuite comme anti-oxydants en complément des SOD naturelles dans différents systèmes cellulaires."
Avec ce nouveau projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche en collaboration avec Joëlle Vinh de l’ESPCI et Elaine Del Nery de l’Institut Curie, l’équipe de chercheurs s’intéresse tout particulièrement à l’action des molécules mimes de SOD dans un contexte cellulaire. "Nous avons montré il y a plusieurs années que les mimes de SOD que nous préparons ont des propriétés anti-inflammatoires dans un modèle cellulaire où l’inflammation est induite par un stress oxydant. Ces études nous ont conduits à acquérir, dans le cadre d’un partenariat étroit avec des médecins, des compétences en biologie cellulaire. Même si nous restons fondamentalement chimistes, nos étudiants, et particulièrement nos doctorants, ont une double formation qui leur permet d’être autonomes dans les approches en biologie cellulaire. Nous allons à présent chercher à mieux comprendre le mode d’action de ces mimes de SOD. Il y a donc des enjeux cellulaires et analytiques qui nous permettront, nous l’espérons, même si le chemin est encore long, d’aller plus loin vers la conception de composés utilisables en thérapie humaine."
"Nous partageons nos doutes, chacun de nous étant expert dans son champ mais (presque) novice dans l’autre : c’est à la fois une occasion de confronter nos connaissances aux questions de l’autre domaine et de se retrouver quelque part à mi-chemin, dans une zone qui n’est plus vraiment de la chimie et pas encore totalement de la médecine."
Quand la chimie et la médecine s'unissent pour lutter contre les maladies inflammatoires de l'intestin
Cette recherche s’inscrit dans un contexte thérapeutique : les maladies inflammatoires de l'intestin. L’équipe de chimistes travaille avec une équipe de gastro-entérologues, dont le médecin et chercheur Philippe Seksik, co-directeur de l’unité de recherche Microbiote, intestin et inflammation du Centre de Recherche Saint-Antoine, spécialiste des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. "Dans ces pathologies très invalidantes, il y a un déficit en superoxyde dismutase. ".
Les gastro-entérologues ont développé un modèle cellulaire constitué de cellules épithéliales intestinales au sein desquelles on peut induire une forte inflammation médiée par le stress oxydant « Ce modèle nous est précieux car il nous permet d’évaluer les capacités de nos mimes de SOD. Nous travaillons ensemble depuis près de dix ans, et il s’est établi une belle confiance. Nous partageons nos doutes, chacun de nous étant expert dans son champ mais (presque) novice dans l’autre : c’est à la fois une occasion de confronter nos connaissances aux questions de l’autre domaine et de se retrouver quelque part à mi-chemin, dans une zone qui n’est plus vraiment de la chimie et pas encore totalement de la médecine." Les doctorants de l’équipe passent ainsi une grande partie de leur temps dans le laboratoire de biologie cellulaire à l’hôpital Saint-Antoine. "Il y a des questions récurrentes et des moments presque émouvants où les chercheurs chevronnés entendent les plus jeunes échanger sur les mêmes questions que nous nous posions (et nous posons parfois encore) au début de notre collaboration."
La collaboration se fait dans une grande confiance, y compris dans les demandes de financement : on soumet alternativement des projets qui nous permettent d’avancer ensemble. On imagine mettre à profit nos composés pour limiter les effets délétères de l’inflammation. Mais on ne ferme pas la porte à d’autres applications dans d’autres pathologies associées à du stress oxydant.
Pour l’enseignante-chercheuse, la recherche en chimie est devenue une évidence après d’une rencontre décisive avec l’un de ses professeurs : "une leçon sur les oxydes de fer et leurs multiples formes a été déterminante ! La chimie permet d’appréhender la structure de la matière, et c’est un niveau de description important pour comprendre les phénomènes naturels." Mais pour avancer sur sa recherche et investir son champ d’étude, il lui a fallu se former également à la biologie. "Je me suis formée sur le tas et je continue de le faire dans le cadre collaboratif et dans le dialogue quotidien." Aux étudiants qui empruntent le même chemin de recherche scientifique, la directrice des études conseille de "prendre le temps d’acquérir une formation initiale double : faire un pas de côté pour regarder sa propre discipline avec une nouvelle perspective permet un renouvellement des questions que nous nous posons."
Les défis futurs de la chimie
Pour Clotilde Policar, la chimie est une science qui occupe une place centrale dans la recherche et qui d'ailleurs "s'est définie historiquement au XVIIe siècle contre la biologie (la chimie s’intéresse initialement à la matière non vivante, donc à la matière qui n’est pas étudiée par la biologie) et contre la physique (la physique étudie les mécanismes de la nature, dont les interactions à grande distance, quand la chimie s’intéresse à la structure de la matière, aux interactions à l’échelle moléculaire, qu’elles soient intermoléculaires ou intramoléculaires). "
La chimiste passionnée par les problématiques relatives à l'interdisciplinarité et à l’histoire des sciences, est convaincue que dans de nombreux champs d’application, la chimie aide aujourd’hui et aidera de plus en plus, à trouver des solutions à des questions de société, que ce soit dans le domaine de l’énergie, de l’environnement ou de la santé. »