Trump, la Covid et nous. Valeur du vrai.
Par Mathias Girel, philosophe
"Quel préjudice subit-on lorsque l’on est privé, individuellement ou collectivement, d’une connaissance fiable à laquelle on pourrait prétendre ? " Dans une période de turbulences, le philosophe Mathias Girel s'interroge sur la connaissance comme bien commun.
Trump, la Covid et nous. Valeur du vrai.
Par Mathias Girel, philosophe
Quel préjudice subit-on lorsque l’on est privé, individuellement ou collectivement, d’une connaissance fiable à laquelle on pourrait prétendre? Cette question peut ouvrir un programme de recherche, à la croisée de la philosophie de la connaissance et de la philosophie pratique, et j’ai tenté, comme d’autres, d’y répondre. C’était au fond l’inspiration de la série d’ateliers et de colloques sur l’ignorance qui se sont déroulés, dans leur très grande majorité, dans notre École.
C’est aussi pour cette raison, et en prenant la question en un sens très concret, que j’ai donné l’édition française de la grande somme de Robert Proctor sur l’industrie du tabac et son influence sur la recherche biomédicale. La question particulière qui m’animait était de déterminer dans quelle mesure exactement on peut se servir d’arguments et de valeurs d’apparence scientifique pour saper la science, et de voir ce qui en découlait. Les offensives créationnistes sur l’enseignement de la biologie, se parant des valeurs de la « controverse », menacent directement l’enseignement des sciences; le climatosceptisme, armé par les fondations financées par les producteurs d’énergies fossiles, a des conséquences globales. La recherche financée par l’industrie du tabac, même si elle s’affublait de modèles statistiques et d’une quête effrénée de « facteurs de confusion » qui mimait le discours scientifique, a eu des conséquences sanitaires qui ne font aucun doute. Il y a dans ces trois cas des dommages réels, quantifiables dans certains cas, et l’on peut dire que la malinformation comme la désinformation ont des conséquences éducatives, sanitaires et environnementales qu’il convient de ne pas négliger.
Mais c’est aussi une question que je me suis posée très tôt, à titre plus personnel. Mon enfance rurale en Savoie, dans un environnement par ailleurs fort riche, m’a fait connaître et apprécier de nombreux espaces d’éducation populaire, de grande qualité et d’une grande exigence, qui manifestaient à leur manière la valeur que l’on accorde ordinairement à la connaissance et au fait que, sans elle, la vie est pour ainsi dire incomplète et amoindrie. Je me garderai de parler de ce désir commun au passé, car je ne crois nullement que nous soyons sortis d’une époque où la connaissance fiable est considérée comme un bien commun, même s’il serait naïf de ne pas relever que nous sommes assurément, aujourd’hui, en 2021, dans une période de turbulence.
Je ne serai sans doute pas original en mentionnant deux épisodes majeurs de l’année écoulée, qui ont occupé tous les esprits, mais je voudrais ici souligner la manière dont ils manifestent la centralité de la connaissance et du vrai dans les urgences vitales comme dans le fonctionnement des démocraties.
Le 45e président Américain
Les élections présidentielles américaines de Novembre, tout d’abord, malgré leur lot de vacarme, de fureur et de violences bien réelles, ont permis de préciser les choses. Tout le monde s’était habitué aux mensonges les plus éhontés du 45e président Américain, à sa fabrique continuelle de « faits alternatifs », à son irrespect quotidien à l’égard des normes les plus élémentaires de la probité.
La question centrale est d’évaluer la gravité de cette mise en cause quotidienne du vrai. La réponse est apparue dans toute sa crudité au lendemain du 3 novembre 2020, et elle fournit des éléments intéressants tant pour l’étude de la désinformation que du complotisme. Sur le premier front, malgré un démenti de toutes les instances administratives et judiciaires (souvent de fonctionnaires et de juges nommés par Trump lui-même) élevé contre les allégations de « fraude », Donald Trump semble avoir convaincu une majorité d’électeurs républicains du contraire, s’appuyant pour cela sur le puissant canal de diffusion que constituait son compte Twitter à plus de 80 millions d’abonnés comme sur ses relais habituels, plusieurs émissions quotidiennes du réseau Fox et de nouvelles chaînes telles que Newsmax. Cette stratégie, qui a abouti à l’occupation violente d’une enceinte législative au moment de la passation de pouvoirs, qui peut être décrite également comme une tentative de coup d’État, met en évidence au moins trois choses. Elle montre à quel point, dans la désinformation, comme dans les principaux phénomènes d’ « infox », la vérité n’est pas la seule cible : elle est aussi et surtout un rouage dans une ingénierie de la mobilisation. Elle montre aussi que si, sur des sujets complexes, il peut en démocratie y avoir des appréciations divergentes, sans faits, et l’élection en est un, il n’y a pas de démocratie.
La troisième leçon concerne le complotisme : cet épisode montre que celui-ci n’est pas le propre d’une frange défavorisée de la population, comme on le dit parfois avec complaisance, mais parfois un outil éprouvé de gestion du pouvoir. Lorsque le « vrai » pouvoir est toujours ailleurs (comme le manifeste l’expression d’ « État profond » utilisée par Trump), aucune des institutions qui représentent l’intérêt public, dans l’espace public, n’a plus aucune légitimité. La fuite du vrai, comme des « faits » qui rendent vrais nos discours, a alors un coût exorbitant, qu’il serait imprudent de cantonner au cas Américain, et à l’étrange période qui s’achève cette semaine.
« Comment s’orienter, individuellement et collectivement, en fonction de connaissances fiables? » est sans doute la grande question que 2020 nous adresse.
La COVID-19
La COVID-19, ensuite, a sans doute concentré, en un court laps de temps, l’essentiel des questions sur lesquelles je travaille depuis quelques années, et qui concernent aussi bien la typologie des formes d’ignorance que l’étude des cas où il est pertinent de la comprendre non seulement comme un état, mais aussi comme un effet, comme ce qui peut être causé, de manière persistante ou non, de manière intentionnelle ou non.
Lors des premiers mois, il est apparu que la communauté scientifique était, face à ce nouveau virus, dans un état d’ignorance qui est vite lui-même devenu un sujet à part entière. Bien des choses étaient connues dès le départ, certes, car le SARS-Cov2 appartient à une famille qui est déjà étudiée, et le virus a très vite été séquencé, mais son mode d’action, la manière dont il « tuait », dont il se diffusait, savoir quelles actions thérapeutiques envisager, ce qui s’est redoublé dans notre pays par un intense débat autour de l’hydroxychloroquine, sont autant de sujets qui ont permis de souligner, en creux, à quel point la connaissance était précieuse, urgente… et provisoirement manquante. Habermas l’a relevé dans les termes qui lui sont propres, en affirmant que dans cette crise, il nous fallait « agir dans le savoir explicite de notre non-savoir » (Le Monde, 10 avril 2020). L’historienne des sciences Lorraine Daston a noté le retour en grâce de l’observation, souvent reléguée au second plan lorsqu’un cadre théorique s’est sédimenté. La presse l’a fait, d’une autre manière, le New York Times allant jusqu’à recenser une cinquantaine de questions brûlantes, pour lesquelles il n’existait pas, en avril 2020, de réponse. Cette période a d’abord été celle d’une ignorance pleinement consciente d’elle-même.
A cette première strate s’est ajoutée une autre : l’OMS, dont la communication a au départ été balbutiante, puisqu’elle a repris en janvier des éléments de communication chinois affirmant qu’il n’y avait pas de communication interhumaine, a pointé dès février les dangers de l’« infodémie », se surimposant à la pandémie et l’aggravant. Cette dernière est elle-même devenue un problème, que les agences sanitaires affrontent maintenant explicitement, et on la caractérise de diverses manières : il peut s’agir d’une surcharge d’information, qui ne permet plus de discerner les éléments pertinents ; il peut s’agir, aussi, d’éléments de malinformation - fausses informations, rumeurs, théories du complot - susceptibles de conséquences sanitaires lourdes. Au début de la pandémie, l’exposition au soleil, l’ingestion d’eau chaude, ou encore d’alcool, ont été présentés comme de possibles remèdes, pour ne pas parler de la javel, ou côté complotiste, de la prétendue « activation » du virus par la 5G. Cette « malinformation » ne concerne pas uniquement le large public, qui a pu osciller entre les roboratives réfutations proposées par les principaux titres et agences de presse et les rumeurs les plus folles. La communauté scientifique elle-même a eu l’occasion de s’inquiéter d’études, sur l’hydroxychloroquine notamment, publiées sans échantillon ou groupe contrôle suffisants, et une réfutation des travaux de l’équipe marseillaise dans le Lancet, fondée sur des données inexistantes ou fabriquées, a elle-même été une catastrophe dans la catastrophe, si l’on ose dire. Cette communauté a salué l’abondance d’études publiées en rythme rapide sur les plateformes ouvertes, tout en s’inquiétant du respect des normes d’intégrité scientifique en régime de pression temporelle. Ignorance « naturelle », malinformation et urgence constituaient déjà un contexte instable, qui a été renforcé par de la désinformation, de l’infox intentionnelle, que ce soit par des États et des gouvernants, pour minimiser la portée de la pandémie, ou par des affrontements géopolitiques autour de l’origine, chinoise ou américaine, du virus.
Un point culminant a été atteint en France par le documentaire Hold Up, qui avançait l’hypothèse d’une pandémie créée de toutes pièces pour permettre un projet de « Nouvel ordre mondial », de « grande réinitialisation », de nos sociétés. « Comment s’orienter, individuellement et collectivement, en fonction de connaissances fiables? » est sans doute la grande question que 2020 nous adresse, en particulier au moment où la vaccination — immense exploit scientifique en un temps aussi limité — devient possible. Les chercheurs en SHS se sont mobilisés eux-aussi, avec une attention accrue à la question de l’information, à travers des initiatives collectives, comme par exemple dans le rapport Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Enjeux et formes de la recherche. Au CAPHES, que j’ai l’honneur de diriger, Julie Solviche, ingénieur d’études, alimente depuis le début de la pandémie une très riche veille bibliographique sur le thème Infox, épidémies et Coronavirus. La sortie hors de cette crise est littéralement suspendue à une avancée de la connaissance, les repères pour s’y retrouver existent. Ils sont également précieux.
À propos de Mathias Girel Mathias Girel est philosophe, maître de conférences au département de philosophie de l’Ecole normale supérieure et directeur du Centre d’archives en Philosophie, Histoire et Edition des Sciences (CAPHES) ; il dirige également l’équipe Centre Cavaillès, dans l’unité République des Savoirs. Il est spécialiste de philosophie américaine et du courant pragmatiste en particulier. Il mène également des recherches, en philosophie et histoire des sciences, sur les thématiques de l'instrumentalisation du doute et de la production de l’ignorance. Il a publié l'édition française de l'ouvrage de Robert Proctor, Golden Holocaust, Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition, 2012 (parution mars 2014), ainsi que Science et Territoires de l’ignorance (Quae). Son ouvrage L’Esprit en acte sortira début 2021, aux éditions Vrin. |