Développer les outils technologiques de demain pour explorer les grandes profondeurs
Le projet DeepSea’nnovation auquel participe l’ENS-PSL retenu par le jury d'EquipEx+
Fournir de nouveaux outils pour la prochaine génération de missions d’exploration de l’océan profond ? C’est l’objectif de DeepSea’nnovation, sélectionné par le jury de l’appel à manifestation d’intérêt “Équipements structurants pour la recherche” (EquipEx+). Ce projet de haute technologie, porté par l’Ifremer dotera les robots explorateurs d’engins de capacités de perception de l’environnement, de mesures in situ et d’échantillonnage. L’équipe de Javier Escartin, chercheur CNRS au département de Géosciences de l’ENS-PSL participera au projet en développant un système LIDAR sous-marin, un outil de télédétection laser de pointe.
Un monde entier à explorer
Aujourd’hui, on estime à seulement 20% les fonds marins déjà cartographiés (1). Bien que recouvrant 70% de la Terre, c’est paradoxalement l’un des milieux les moins connus de notre planète. Si les expéditions spatiales restent de loin les plus médiatisées, les courses vers les plus hauts sommets du globe le terrain d’aventure pour de nombreux passionnés, l’exploration des profondeurs demeure un enjeu de taille pour la connaissance. Pour Javier Escartin, chercheur CNRS en géosciences marines depuis plus de 30 ans, depuis peu au département de Géosciences de l’ENS-PSL, « cette immensité, n’est tout simplement pas moins ce qui reste encore à explorer pour comprendre le système Terre ».
Depuis l’expédition du HMS. Challenger au XIXe siècle, première grande campagne océanographique mondiale pendant laquelle fut notamment découverte la fosse des Mariannes (2), l’Homme n’a eu de cesse de vouloir percer les secrets des abysses. Et si la cartographie des grandes profondeurs débuta en 1930, c’est réellement à partir des années 1950 qu’elle prit son essor, notamment grâce à des explorateurs tels que Jacques-Yves Cousteau et Auguste Piccard, qui descendit à plus de 10 000 mètres à bord de son bathyscaphe Trieste.
À partir des années 1980, l’exploration des grandes profondeurs connut une forte accélération, rythmée par des expéditions majeures comme The Five Deep en 2019 ou celles du célèbre Nautile, sous-marin de poche habité de l'Ifremer, utilisé aussi bien pour explorer l'épave du Titanic à 3 800 mètres de profondeur que pour de nombreuses missions scientifiques de mesures ou de prélèvements d'échantillons.
« Aujourd’hui, l’océan profond reste encore une frontière non seulement de recherche mais aussi d’exploration. Nous avons cartographié une infime partie des 70% de la surface de la Terre submergée. Nous avons visité, échantillonné et exploré en détail un très petit nombre de sites et de très petites surfaces, » indique Javier Escartin, dont les recherches portent principalement sur la formation de la croûte océanique.
La complexité de ces missions est la principale explication de cette exploration encore très limitée des abysses. Pour le scientifique, « la recherche dans les grandes profondeurs repose sur des missions océanographiques souvent de longue durée, loin de la terre et de la société qui nous entoure. Notre travail est situé à la frontière entre la science et l’exploration, tout en étant étroitement lié à la technologie ; une combinaison passionnante, mais peu évidente. Et pour ces recherches dans les grandes profondeurs, nous avons besoin d’engins et d’instruments performants adaptés à un environnement extrême - pression, corrosion, température… » souligne Javier Escartin.
Légende : Campagne ODEMAR 2013 (doi: 10.17600/13030070)
Exemple de Bathymétrie haute résolution d’un ‘Oceanic Core Complex’
Perspective d’un ‘Oceanic Core Complex’ le long de la dorsale médio-atlantique d’environ 5 km de largeur et ~800 m de hauteur. La surface striée correspond au grand plan de faille qui émerge du plancher océanique au premier plan. Le massif est formé par cette extension que prend une partie de l’écartement des plaques de la dorsale. Les striations reflètent une structure complexe de la zone de faille, affleurant des roches de la lithosphère profonde. Cette bathymétrie haute résolution (~2 m par pixel) a été réalisée par un robot sous-marin autonome et doté d’un échosondeur acoustique.
Participer à la Flotte Océanique Française
Le chercheur fait partie de DeepSea'nnovation, l’un des 50 projets récemment sélectionnés dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt “Équipements structurants pour la recherche” (EquipEx+), et s’inscrit dans le programme de modernisation de la Flotte Océanographique Française des engins d’intervention profonde. « Les navires océanographiques, les submersibles, les robots, sont des infrastructures complexes, précise le chercheur. La Flotte Océanographique Française les mutualise et les gère. Elle les met à disposition de la recherche, ainsi que pour des actions d'utilité publique. Mais en même temps, il faut faire évoluer ces engins et ces navires, car ce sont nos outils de recherche. Il y a sans cesse de nouvelles connaissances, des avancées scientifiques nous amenant régulièrement à relever de nouveaux défis. Hors pour cela, nous avons besoin de méthodes d’échantillonnage innovantes et d’instruments de plus en plus performants. »
Porté par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) DeepSea'nnovation regroupe des équipes en charge de la TGIR Flotte, de Sorbonne Université, de l'ENS Paris, de l'Université de Bretagne Occidentale, des laboratoires associés au CNRS, de la direction technique INSU du CNRS. Le projet est associé au renouvellement des engins sous-marins et dotera la communauté scientifique d’outils qui permettront de rester à la pointe de la recherche et de l’exploration des profondeurs océaniques, et ce pour au moins les deux prochaines décennies. Ce projet est financé à hauteur de 4 millions d’euros. Il réunit des dizaines de chercheurs, issus de nombreux laboratoires et d’autant de disciplines (biologie, chimie, géologie, physique, ingénierie…), qui œuvreront au développement de ces nouvelles technologies, notamment à la modernisation du robot téléopéré (ROV) Victor 6000 et à la réalisation d’un nouveau robot. À terme, il devrait remplacer le Nautile, submersible habité désormais peu utilisé. Ce projet dotera les robots d’engins de perception de l’environnement, de mesures in situ (chimie de l’eau et mesures de température pour les sédiments entre autres), et d’échantillonnage (carottier (3), ADN environnementale, larves et zooplanctons).
Un engin habité remplacé par un robot. Si la symbolique de ce projet peut paraître forte aux yeux de certains, Javier Escartin tempère : « la perception humaine reste encore largement supérieure à la perception par caméra, surtout dans un monde en trois dimensions. La présence humaine fait aussi partie du rêve de l’exploration des dernières frontières de notre planète. » Mais cette même présence impose d’importantes contraintes sur les engins, non seulement de sécurité, mais aussi pratiques, comme la durée des plongées, par exemple. « Ces limites n’existent pas avec les robots sous-marins. »
Grâce à des avancées spectaculaires dans les systèmes optiques, les technologies de réalité augmentée et de reconstruction pourront être adaptées à ces nouveaux robots - DeepSea'nnovation participera à cette évolution avec la création de systèmes acoustiques et optiques. « Les robots permettent des opérations de longue durée, et avec la transmission de données et d’images à bord ou à terre par satellite, la recherche devient collaborative en temps réel ; ce qui n’est pas possible lors d’une mission sous-marine, où les communications avec la surface sont presque nulles lors de la plongée. »
Capture d'écran d'une vidéo du robot télé-opéré (ROV) VICTOR 6000, qui sera équipé par les nouveaux capteurs développés par DeepSea’nnovation. Image prise à 1000 mètres de profondeur au large des Saintes (Antilles Françaises) lors de la campagne ODEMAR.
LIDAR : adapter une haute technologie au monde sous-marin
Javier Escartin participera plus précisément au développement d’un système LIDAR (light detection and ranging) sous-marin. Cette technologie laser permet de mesurer une distance par la vitesse de la lumière. Développée dans les années 1960 pour suivre les satellites, elle a été adaptée une dizaine d’années plus tard pour cartographier la surface de la Lune, puis la Terre et d’autres planètes. Le LIDAR est devenu un outil-clé non seulement en géologie, mais aussi dans d’autres domaines, et en particulier l’archéologie, avec par exemple la découverte de villes ou de ruines jusqu’ici inconnues puisque cachées par des forêts. Cette technologie est désormais présente dans notre vie quotidienne - intégrée dans nos voitures pour éviter des collisions, dans les tablettes, etc.
Le LIDAR, bien que très utilisé, n’a pas encore été adapté à un usage démocratique pour l’exploration sous-marine. « En fait, le système existe déjà, mais il a été développé par une compagnie américaine et uniquement pour le marché pétrolier. Ses coûts de déploiement sont inabordables pour le monde académique et il est donc inadapté pour la recherche » regrette Javier Escantin. L’objectif est que l’ensemble des outils technologiques développés par DeepSea'nnovation soient accessibles à tout chercheur, à échelle nationale. « Il y a plusieurs verrous technologiques pour concevoir un système dédié à la recherche. Ce système doit être d’une part « marinisé » autour de 6 000 mètres, c’est-à-dire qu’il faut adapter la mécanique, optique et électronique aux pressions des grandes profondeurs, détaille le chercheur. Il faut aussi adapter la couleur du système laser - bleu ou vert - pour minimiser l’atténuation du rayon et maximiser sa portée. » Un autre défi de taille est la conception d’un système de balayage afin de scanner l’environnement avec une très grande précision. Le but du LIDAR est de pouvoir reconstruire l’environnement autour du robot, à des distances pouvant atteindre plus de 40 mètres tout en apportant une précision de seulement quelques millimètres.
Le développement de cette technologie sous-marine de pointe se fera en collaboration avec l’Ifremer et le Centre suisse d'électronique et de microtechnique compagnie (CSEM), un centre de recherche privé non lucratif. Javier Escartin sera épaulé d’un post-doctorant ou d’un ingénieur pour mener à bien un certain nombre de missions aux différentes étapes de la conceptions du système LIDAR : déterminer les caractéristiques (précision, puissance, etc.), travailler son intégration dans les engins sous-marin, valider les données une fois le développement fonctionnel…
Comme nombre d’autres collègues, Javier Escartin est depuis maintenant 20 ans un utilisateur régulier des navires et engins sous-marins de la Flotte Océanique Française. En plus de mener des missions océanographiques, les chercheurs participent au suivi des projets, à la gestion de cette infrastructure, ainsi qu’à son évolution : le remplacement du submersible Nautile par un nouveau robot profond, l’arrivée d’un nouveau robot d’exploration autonome Ulyx, à la fin de 2019… « Une véritable synergie s’est développée pendant les 5 à 10 dernières années entre l’Ifremer et le reste de partenaires scientifiques, nous avons ainsi pu mettre en place ce projet très rapidement » témoigne le chercheur.
Javier Escartin s’intéresse aussi de près à la cartographie du plancher océanique. « Nous sommes habitués à manier des plateformes comme Google, avec une imagerie satellite haute résolution au bout des doigts. Cela n’existe pas au fonds des océans, et nous devons construire des photomosaïques et des modèles 3D à partir d’un grand nombre d’images prises à proximité de l’objet d’étude par des robots sous-marins. » Pour cette tâche complexe, le scientifique collabore avec des ingénieurs d’imagerie et d’optique sous-marines de l’Ifremer et de l’Université de Girone, en Espagne. « Ce développement LIDAR est une évolution naturelle de ces collaborations pour améliorer nos outils de cartographie et modélisation des fonds océaniques » ajoute le chercheur avec chaleur.
« Sensibiliser les nouvelles générations aux recherches des grandes profondeurs »
Cette belle collaboration a été initiée alors qu’il était chercheur à l’Institut de physique du globe de Paris, un poste que Javier Escartin a occupé pendant près de 20 ans. Depuis son arrivée au département de Géosciences de l’ENS-PSL, « un défi quand on a occupé un poste pendant tant d’années », il travaille avec son équipe sur la sismicité et la déformation de notre planète liée aux tremblements de terre. Un sujet de recherche pour lequel le chercheur est particulièrement enthousiaste : « ce type d’études est peu développé dans le milieu sous-marin. Il y a donc à l’ENS de belles possibilités d’avancées scientifiques pour mieux saisir non seulement les aspects géologiques de ces phénomènes, mais aussi tous les aléas associés ». Les compétences réunies dans le département lui permettront aussi de conduire des recherches mêlant l’océanographie physique et chimique afin de faire progresser la connaissance des interactions entre la colonne d’eau et le plancher océaniques. Il apprécie aussi à l’ENS le contact facile et fréquent avec les étudiants, qui est « l’opportunité de sensibiliser les nouvelles générations aux recherches des grandes profondeurs », commente le chercheur.
À ceux qui souhaitent marcher dans ses pas et poursuivre une carrière dans la recherche et plus particulièrement en géosciences marines, Javier Escartin prodigue volontiers quelques conseils : « il est indispensable d’entamer ce parcours avec une motivation sans faille et persévérance, et d’être ouvert à la mobilité. La communauté dans ce domaine, assez spécialisée, est relativement réduite par rapport à d’autres disciplines. Toute opportunité en accord avec cette motivation est à saisir. Votre parcours sera nécessairement international, qu’il soit universitaire ou dans le secteur privé, où les entreprises opèrent pour la plupart à cette échelle. » Le chercheur conclut avec un conseil simple mais avisé : « ne négligez pas votre petite portion d’âme d’explorateur, elle aide à s’engager dans cette aventure. »
(1) Source : Océan : cartographier les fonds marins en HD en un temps record, un défi, 4 juin 2019, futura-sciences.com
(2) La fosse des Mariannes est la fosse océanique la plus profonde du monde, atteignant près de 11 000 mètres en-dessous du niveau de la mer.
(3) Le carottier est un outil de découpe permettant l'obtention, par carottage, d'échantillons, ou « carottes » sur un terrain ou sur des roches.
À propos de Javier Escartin
Attiré très jeune par les fossiles et les minéraux, Javier Escartin étudie la géologie à l’Université de Barcelone. Grâce au programme Erasmus, la toute première année de sa mise en place - il effectue une année d’échange à l’Université de Perpignan en géologie marine, sujet qui le passionne aussitôt. Lors de ses études, il décroche une bourse de l’entreprise espagnole La Caixa pour étudier aux États-Unis où il effectue son doctorat entre le Massachusetts Institute of Technology (MIT), et le Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI) entre 1990 et 1996.
Les recherches Javier Escartin portent sur la formation de la croûte océanique, qui s’opère à partir d’une grande chaine volcanique de 60 000 km de long traversant notre planète. Le chercheur s’intéresse particulièrement à l’interaction complexe et variable entre le volcanisme et la tectonique, qui détermine la structure, la composition et la profondeur de cette croûte qui recouvre une bonne partie de notre planète. Comme l’explique Javier Escartin, « cette chaine volcanique est aussi une zone d’échange de chaleur entre la terre profonde et les océans, où l’on trouve des systèmes hydrothermaux. Cette circulation réagit avec les roches profondes et lessive des produits chimiques, et soutien au plancher océanique des écosystèmes chimiosynthétiques uniques, bien loin de la lumière. Et nous n’avons pas encore gratté la surface de ces mondes, à l’interface entre la croûte et l’océan. » |