Visages de la Chine : nouvelles approches et terrains de recherche

Une série de rencontres inédites entre scientifiques chinois et français, initiée par deux étudiantes

La civilisation chinoise s’est construite dans un espace-temps extrêmement vaste, par-delà les frontières et les millénaires. Son territoire, les formes de pensée qui s’y développent, ses réalités sociales, économiques et politiques ne cessent de se transformer. Les champs de recherche sont aussi variés qu’inépuisables. Emma Weingand et Yue Hu, respectivement étudiante et doctorante à l’ENS-PSL ont créé le séminaire d’introduction aux études chinoises, Visages de la Chine : nouvelles approches et terrains de recherche, où chercheurs et spécialistes, tels que la sinologue Anne Cheng ou l’historien Vincent Goossaert, se proposent de nous initier à cette civilisation extraordinaire et protéiforme.
Yue Hu (à gauche) et Emma Weingand (à droite)
Yue Hu (à gauche) et Emma Weingand (à droite)

Un séminaire ouvert à tous

Le séminaire Visages de la Chine : nouvelles approches et terrains de recherche se structure autour de l’intervention d’enseignants-chercheurs dont les domaines de recherche, très variés, touchent à la Chine. « Comme il s’agit d’un séminaire d’introduction qui en est aujourd’hui à sa première édition, nous avons choisi de proposer des perspectives multiples et larges, en accordant un soin particulier à explorer diverses époques et divers terrains, au croisement de disciplines différentes », expliquent les deux organisatrices, Emma Weingand, étudiante en 2e année au département d’histoire de l’ENS-PSL et Yue Hu, doctorante en 4e année de thèse au sein de la République des Savoirs, Unité de Service et de Recherche rattachée à l’ENS, au CNRS et au Collège de France. « Le monde de la Chine renvoie à de nombreux imaginaires qui sont parfois éloignés de la réalité des faits et de la recherche », poursuivent-elles. « C’est aussi ce que nous cherchions à mettre en valeur à travers le titre Visages de la Chine. »

Ouvert à tous et réparti en sept séances, ce séminaire couvre ainsi de nombreux domaines, comme la religion, la pensée chinoise, la sociologie, l’histoire moderne et contemporaine, ou encore l’art chinois. « Nous souhaitons tout particulièrement mettre en valeur les nouvelles historiographies et nouvelles méthodes de recherche qui touchent aux études chinoises, et que le grand public ignore en général », précisent les deux étudiantes. Un fil conducteur qui, au-delà des disciplines abordées, a guidé les deux organisatrices du séminaire dans le choix des intervenants : « par exemple, Isabelle Thireau, sociologue, directrice d’études à l’EHESS et directrice de recherches au CNRS, enquête depuis plusieurs années sur les normes et le sens du juste dans la société chinoise. Elle investit désormais les espaces publics, un nouveau terrain, pour étudier les modalités d’action collective pensées ensemble par les acteurs et les façons dont ces-derniers forment un sens du social. C’est une nouvelle façon d’envisager, et de questionner, le sens des engagements publics dans cette société. »
Outre Isabelle Thireau, le séminaire comporte un panel de chercheurs aux expertises variées, qui feront vivre les séances avec des thématiques singulières. Parmi eux, la sinologue Anne Cheng interviendra sur la question de la Chine en tant que civilisation, l’historien Sébastien Veg s’interrogera sur le rôle des intellectuels chinois au XXe siècle tandis que son collègue Vincent Goossaert s’intéressera à la vie religieuse des lettrés chinois du XVIIe au XIXe siècle et qu’un spécialiste en art chinois des dynasties Song et Ming appréhendera la représentation de la méditation dans la peinture aux XVe et XVIe siècles en Chine.

Pour clore le séminaire, Emma Weingand et Yue Hu ont également prévu une séance où élèves et jeunes chercheuses interviendront. Une belle occasion de voir comment les étudiants de l’ENS étudient la Chine, à diverses étapes de la recherche et de leurs parcours. « Nous avons privilégié, pour le séminaire, une forme plurielle, qui accorde la primauté à la liberté des intervenant.e.s, une fois les grands axes définis, de choisir leur sujet d’intervention. C’est cette liberté, placée au cœur des échanges continus avec les enseignants-chercheurs tout au long de l’organisation du séminaire, qui nous a permises de construire, ensemble, ce programme dont nous sommes très fières », expliquent-elles avec enthousiasme.

Les deux organisatrices tiennent aussi à préciser que ce séminaire est destiné à large public, ouvert à toute personne désireuse d’en savoir plus sur les études chinoises. « Non seulement ce séminaire pourra aider les normaliens à intégrer la Chine dans leurs recherches pluridisciplinaires, mais il pourrait aussi « décentrer » le regard du public tourné vers le « Pays du milieu » et lui permettre d’avoir une vision beaucoup plus globale de ce pays. Et qui sait, peut-être suscitera-t-il des vocations ! » espèrent Emma Weingand et Yue Hu. « Nous allons aussi très certainement apprendre beaucoup au contact de ce public que nous souhaitons varié. Il y a fort à parier que grâce à lui, nous pourrons aussi appréhender les savoirs sur la Chine dans une perspective probablement très différente de celles que nous connaissons déjà. »

 

Un projet né d’une passion commune

Les deux étudiantes, qui ont elles-mêmes élaboré le programme, choisi et invité les professeurs, ont longtemps muri ce séminaire : « Visages de la Chine est un projet auquel nous avions longtemps réfléchi. Nous avons à cœur d’élargir l’offre d’enseignements en études chinoises à l’ENS mais aussi de partager ce qui nous anime et nous passionne. »
Emma Weingand, en tant qu’apprentie chercheuse en études chinoises avoue s’être sentie « un peu solitaire » dans son travail, au sein d’une communauté normalienne pourtant « très vivante ». Elle insiste sur la notion d’échange qui a animé la création de ce séminaire : « les études chinoises ne comptent pas beaucoup d’étudiants à l’ENS, et je ressentais une envie impérieuse de partager avec les autres les connaissances sur la Chine, parfois lointaine et opaque aux yeux du grand public. »

Yue Hu, qui est également lectrice de chinois à l’Espace des cultures et des langues d’ailleurs de l’ENS (ECLA), souhaitait aussi donner l’opportunité à ses étudiants d’intégrer une dimension culturelle et intellectuelle dans leur connaissance de la Chine : « mes étudiants s’intéressent beaucoup à la Chine, quelques-uns y sont déjà allés et ont des amis chinois, certains n’y ont jamais mis un pied mais gardent une grande curiosité pour ce pays extrêmement différent de la France. D’autres, enfin, sont d’origine chinoise et veulent resserrer leur lien culturel avec ce pays. Dans tous les cas, mes cours portent exclusivement sur l’enseignement de la langue. Et bien que cela soit une discipline importante, cela ne suffit pas pour connaître un pays entier », estime la doctorante.

Les deux organisatrices du séminaire Visages de la Chine sont liées par une vive passion commune pour les études chinoises, autour de laquelle elles ont construit leur parcours et leur projet professionnel. « J’ai eu la chance de commencer à apprendre le chinois à un jeune âge », confie Emma Weingand. « La rencontre avec la langue chinoise est l’une des choses les plus importantes de ma vie. J’ai pu découvrir, à travers elle, un monde multiple, qui semble presque inépuisable et dépasse les frontières de la Chine. »  
Pour Yue Hu, ce sont d’abord, la littérature et l’art, « les piliers de sa vie », qui l’ont menée vers l’Empire du Milieu : « ces disciplines me transportent dans un monde mystérieux, qui se renouvelle à chaque fois. » C’est en France que l’art est rentré décisivement dans la vie de la doctorante, à travers la pratique personnelle de la peinture mais aussi de la lecture d’auteurs français qui l’ont profondément influencée. Pour ses deux mémoires de licence et de master, Yue Hu a travaillé sur la réception de Baudelaire en Chine (début XXe siècle-1949) et les Essais de Montaigne. Aujourd’hui doctorante en histoire de l'art et en littérature comparée chinoise, il lui semble « naturel, bien que compliqué sur le plan méthodologique », d’apporter un corpus chinois dans son travail de thèse. « La traduction des textes chinois du XVIIe siècle sur le goût, qui ne sont jamais ou très rarement traduits en français, constitue aussi une partie de mon travail de doctorat. J’espère pouvoir faciliter, même à une petite échelle, les échanges culturels entre la France et la Chine, qui ne se connaissent pas vraiment beaucoup », soutient Yue Hu avec enthousiasme. « Et puis, l’étude comparée avec la littérature et l’art chinois me permet de resserrer les liens avec mes origines, et d’ouvrir un monde ancien et fabuleux que je ne connais pas complètement », ajoute la doctorante, originaire de Wuhan.

 

« Je ne conçois pas d’avenir professionnel loin de la Chine »

Malgré un début de parcours différent, ce sont leur curiosité et leur appétence pour la civilisation chinoise qui ont conduit Emma Weingand et Yue Hu jusqu’à l’École normale supérieure. Originaire de Lyon, Emma Weingand a suivi trois années de classe préparatoire B/L (Lettres et Sciences Sociales), qui l’ont « formée à une grande exigence intellectuelle et initiée à la pluridisciplinarité », deux axes qui structurent aujourd’hui ses recherches en histoire de la sociologie. L’étudiante intègre le département d’histoire de l’ENS en 2019. « L’École normale m’a attirée car elle offrait la possibilité à ses élèves de s’initier et se former à la recherche dans les meilleures conditions, à travers des enseignements et ateliers qui forgent notre esprit. L’ENS encourage des étudiants, qui ont déjà fait leurs preuves, à encore plus d’exigence, de rigueur, et de curiosité, et ce dans un cadre idéal ». Emma Weingand apprécie aussi la petite taille de l’établissement, qui permet de créer des liens avec les professeurs et de former, avec les autres normaliens, une véritable communauté. « L’École normale m’a permis de nouer de belles amitiés et faire des rencontres intellectuelles à travers toutes les disciplines » précise-t-elle.

Désormais en deuxième année à l’ENS, Emma Weingand suit actuellement en parallèle le Master Histoire du monde, histoire des mondes à l’EHESS. « À travers cette formation qui encourage la réflexion sur la pluridisciplinarité et les « aires culturelles » (le monde non-occidental), j’étudie la naissance et l’institutionnalisation de la sociologie chinoise d’avant 1949 ». Son travail de mémoire se concentre sur l’invention culturelle du « paysan », avant la Révolution de 1949 et la mobilisation de cette catégorie sociale comme élément révolutionnaire dans les décennies suivantes en Chine. Emma Weingand souhaiterait profiter de ses deux dernières années à l’ENS pour trouver son chemin. L’étudiante hésite encore entre une carrière dans le monde de la recherche en études chinoises ou dans les relations diplomatiques avec les pays d’Asie de l’Est. « Dans tous les cas, je ne conçois pas un avenir professionnel loin de la Chine », affirme-t-elle sans aucune hésitation.

 

« J’essaie de combiner recherche et art dans ma vie au jour le jour »

Yue Hu, doctorante à l’ENS en quatrième année de thèse, est originaire de la ville de Wuhan, où elle a étudié au lycée des langues étrangères de Wuhan (武漢外國語學校). « C’est un lycée très ouvert sur le monde, grâce auquel j’ai pu suivre une école d’été à Cambridge et y faire ma première rencontre avec l’Europe » témoigne-t-elle. Yue Hu a ensuite poursuivi ses études à l’Université de Fudan à Shanghai, un établissement partenaire de l’ENS, où elle obtint sa licence et son master en littérature comparée. « Fudan m’a donné beaucoup de liberté pour explorer mon propre univers littéraire. Pendant ces longues années d’études et de lectures libres, j’ai découvert Nietzsche, Gide, Rimbaud, Baudelaire, Valéry, Proust, Montaigne… » Elle a ensuite rejoint l’Université Rennes 2 en tant que lectrice de chinois pendant un an, un séjour durant lequel elle a été profondément « charmée » par la France et qui la décidera à y revenir faire sa thèse.

Yue Hu postule donc à l’ENS dans le cadre du partenariat entre l’École et Fudan, qui comprend des cycles de conférences et un programme de doctorat franco-chinois. Un dispositif mis sur pied par Michel Espagne (Labex Transfers) et Huang Bei (Université de Fudan), qui souhaitaient construire et faciliter les échanges franco-chinois, notamment en lettres, philosophie, histoire et sciences sociales. « J’ai été incroyablement heureuse de faire partie des premiers candidats sélectionnés pour faire ma thèse à l’ENS, car c’est un établissement réputé dans le monde entier », se rappelle Yue Hu. En 4e année de doctorat, elle conduit son travail de thèse à l’ENS, sous la direction de Jean-Charles Darmon et Charlotte Guichard. Intitulée Goût, ses discours et ses pratiques : l’étude socio-esthétique des honnêtes gens français et des lettrés chinois au XVIIe siècle, Yue Hu y interroge le goût, ses discours et ses pratiques parmi les lettrés chinois du XVIIe siècle, c’est-à-dire de la fin de la dynastie Ming jusqu’au début de la dynastie Qing. « L’intérêt de mon travail est d’apporter un regard comparatif à la question du goût à l’âge classique à travers un corpus chinois bien choisi et traduit. Mes recherches m’ont ainsi menée à formuler l’idée d’une « communauté imaginaire de goût » », détaille Yue Hu. « J’interroge la façon dont le goût véhicule comme un ressort pour la reconstruction imaginaire du passé, en dépit de la déformation de la réalité, pour les lettrés qui ont vécu la transition tumultueuse entre les dynasties Ming et Qing. Du côté français, j’étudie la mesure dans laquelle le goût, ses discours et pratiques, servent à justifier après la Fronde la construction imaginaire d’une communauté qui justifie sa distinction et sa supériorité par son « goût » ».

Quant à ses projets qui suivront l’obtention de sa thèse, Yue Hu hésite encore entre la recherche et la peinture : « j’adore enseigner et la recherche m’attire par son intensité intellectuelle et par les échanges enrichissants qu’elle permet. Mais la peinture me passionne également, notamment par la joie sublime que la création artistique suscite. En attendant, j’essaie de combiner recherche et art dans ma vie au jour le jour », confie Yue Hu avec optimisme.

Découvrez ici l’intégralité du programme « Visages de la Chine : nouvelles approches et terrains de recherche » et les modalités d’inscription (séminaire ouvert à tous et à suivre en ligne)

 

Quelques ouvrages, documentaires, films et podcasts conseillés par Emma Weingand et Yue Hu pour s'initier aux études chinoises

 

Emma Weingand
« Ma première suggestion serait un livre qui n’a jamais quitté ma table de chevet, et a souvent voyagé vers mon bureau : Nouvelles et poèmes en prose, tirés de l’œuvre de Lu Xun. Les éditions Rue d’Ulm proposent une traduction en français de Sebastian Veg, spécialiste de l’histoire des intellectuels chinois au XXe siècle, et invité de notre séminaire. Ce livre regroupe les écrits littéraires majeurs, d’anthologie ou moins connus, d’une des plus belles plumes de la Chine républicaine (1911-1949). Lu Xun est un écrivain canonique pour quiconque veut appréhender cette période de l’histoire, dans ses aspects littéraires autant que sociaux, culturels et intellectuels. Cet auteur fait l’objet d’une quantité considérable d’études historiques et littéraires. À titre général, la production littéraire de la période républicaine regorge de pépites, et permet de goûter à cette époque si particulière au fil des pages.
Je recommande aussi le podcast New Books in East Asian Studies, qui présente chaque jour une publication scientifique anglophone dans le domaine des études asiatiques. Il permet de découvrir un ouvrage et un chercheur, et de prendre connaissance au jour le jour de la recherche en études asiatiques.
Enfin, parce que la Chine se découvre aussi sous le mode du merveilleux, je conseillerais de prendre le temps de regarder le très beau film de Wong Kar-Wai, In the Mood for Love. Pour rêver, tout en délicatesse. »

 

Yue Hu
«  Pour un aperçu de l’histoire chinoise du XXe siècle, compliquée et agitée, deux films sont incontournables : Adieu ma concubine de Chen Kaige et Le Dernier empereur de Bernardo Bertolucci. Ce sont des films-épopées qui racontent les événements importants de l’histoire chinoise du XXe siècle — la fin de la dynastie Qing, l’affrontement avec l’Occident et l’exercice de son influence sur la Chine, les guerres avec le Japon, le parti nationaliste du Guomindang, le communisme — à travers l’histoire personnelle d’un seul individu : un comédien d’Opéra de Beijing, le dernier empereur Puyi.
Voici aussi d’autres suggestions cinématographiques plus vastes sur les réalisateurs sinophones contemporains : Jia Zhangke pour son regard critique et acerbe sur la société chinoise contemporaine, Wong Kar-Wai pour son esthétique sentimentaliste et raffinée, Ang Lee pour sa représentation ingénieuse de la tradition chinoise et de sa confrontation avec la culture américaine.
Pour l’art et la poésie chinois, je recommande vivement les ouvrages de Simon Leys et de François Cheng. Tous les deux sont d’excellents connaisseurs de l’art chinois, qui nous ont offert quantité d’essais pleins d’esprit sur des thèmes bien variés. Dans le monde anglophone, il y a aussi Timothy Brook, brillant historien sur la Chine, et les historiens de l’art chinois Craig Clunas et Wen. C. Fong. »