Penser avec La Fontaine selon Michel Serres

Entretien avec Jean-Charles Darmon

À l’occasion de la sortie du livre inédit de Michel Serres : La Fontaine, édité et présenté par Jean-Charles Darmon (Éditions Le Pommier, juin 2021), le directeur du département Littératures et Langage de l‘ENS-PSL, nous délivre le message d’un livre  « qui feuilleté dans le désordre et en tous sens selon les questions, les situations et les moments, peut influer sur notre usage de la pensée par fables comme inéluctable modalité de la culture de soi, et sur nos manières de vivre, tout simplement. »
La Fontaine - Michel Serres

Qu’est-ce que composer le livre d’un autre ?

Lorsque Sophie Bancquart m’a donné accès à cet ensemble de textes (une bonne centaine de fichiers) qui sommeillaient dans l’ordinateur personnel de Michel Serres, j’avoue avoir été à la fois fasciné par la découverte de ce foisonnement insoupçonné, et très inquiet quant à la mission qui m’était confiée. C’était un matériau abondant et disparate comprenant des cours à Stanford sur La Fontaine, des morceaux de conférences, des notes prises au jour le jour, des plans différents pour le livre qu’il avait envisagé de consacrer à La Fontaine depuis très longtemps, mais aussi des notes à caractère plus intime où il se référait au fabuliste. En outre, à bien des textes que j’ai retenus correspondaient plusieurs versions, qu’il reprenait d’année en année sur son ordinateur personnel – Serres pensait par variations incessantes sur des thèmes récurrents. Ainsi, le magnifique commentaire de La Laitière et le Pot au lait existait en au moins trois versions. Il a donc fallu s’immiscer indiscrètement dans ce work in progress, opérer des choix et agencer ce puzzle. Il n’était pas simple de déterminer le meilleur ordre possible ! Mais peu à peu trois grands ensembles se sont dégagés, qui interagissent l’un avec l’autre : une théorie générale de ce que sont les Fables et de ce qu’elles font, une méditation sur la Fable comme puissance de métamorphoses, et une série de pensées en réseau déclinant différentes formes de relations possibles entre les animaux humains, suivant pas à pas les livres successifs des Fables de La Fontaine.

Qu’avez-vous découvert dans les manuscrits de Michel Serres sur La Fontaine ?

Ce que j’ai découvert en premier lieu, et qui n’apparaissait pas comme tel dans les ouvrages précédents où La Fontaine était si souvent sollicité, c’est, je viens d’y faire allusion, une théorie générale de la Fable selon Serres. Pour lui, elle a d’abord une fonction cognitive très profonde : elle nous renvoie aux origines de notre pensée, à son enfance, à sa « préhistoire », que Serres fait remonter bien au-delà d’Esope, jusqu’aux origines du totémisme, la « gestuelle cognitive » de la fable composant selon lui avec tout un alphabet de postures et de situations par lesquelles des animaux, depuis la nuit des temps, nous apprennent à devenir nous-mêmes. La pensée de Serres entre en résonance à la fois avec les apports des sciences cognitives sur les fonctions du mimétisme dans les processus d’apprentissage et avec de grandes  enquêtes de l’anthropologie contemporaine (on songe notamment aux travaux de Philippe Descola) sur le totémisme. Le pouvoir des Fables est ici mis en perspective dans une très longue histoire du processus d’hominisation, où ce fut très souvent en imitant, et tout particulièrement en imitant des figures animales, que nous avons appris à devenir des hommes. Selon Serres les fables nous permettent d’explorer ces zones intermédiaires entre l’animal et l’humain, où tant de métamorphoses s’opèrent, et où tant d’autres restent possibles. Mais aussi comme autant de propositions pour  figurer les arrangements, presque toujours instables et déséquilibrés, qui se sont établis entre animaux humains. La pratique des Fables lui apparaît alors comme une manière extraordinairement subtile d’explorer par variations successives les relations de prédation, de parasitisme, d’échanges et de contrats que le fabuliste décline de livre en livre, ce La Fontaine selon Serres prolongeant de bien des manières des ouvrages antérieurs, comme Le Parasite ou Le Contrat naturel.

Avez-vous découvert un nouveau La Fontaine ?

J’y ai découvert de nouvelles manières de penser avec La Fontaine. Serres fait des fables des instruments heuristiques très puissants pour aborder de front ou de biais toutes sortes de questions. Mais dans ce livre les Fables ne sont pas convoquées comme dans d’autres livres de Serres pour illustrer localement tel ou tel aspect de sa pensée, tel ou tel thème, tel ou tel modèle, aussi important soit-il. C’est leur ensemble, le Livre des Fables dans sa globalité, qui est ici à l’horizon d’une pensée de la métamorphose sans précédent chez Serres, et qui peut impliquer toutes les fables à des degrés divers, en les faisant interagir les unes avec les autres au fil de la lecture. La Fontaine est un prodigieux transformiste !
Du coup, en retour, on ne découvrira pas seulement ici de nouvelles manières de penser avec La Fontaine, mais aussi des facettes de La Fontaine auxquelles Serres donne un éclat nouveau, « un nouveau La Fontaine », comme vous le dites, mais qui avait toujours été là et dont certaines potentialités se dérobaient au regard. Cela concerne bien sûr certaines fables très connues, comme Les Compagnons d’Ulysse, que Serres ne se contente pas de commenter, mais qui donnent lieu à des « méta-Fables » inventées par Serres dans leur prolongement, créant autour de la fable des fables parallèles, des « espaces affines » pour développer d’autres fables en congruence avec celle de La Fontaine. Mais cela conduit aussi à donner un relief inattendu à des fables généralement peu fréquentées par la plupart des commentateurs, je pense par exemple à Simonide préservé par les dieux, ou encore à Philémon et Baucis, qui prennent dans le dispositif de Serres un rôle majeur.

Les animaux malades de la peste, Fables de La Fontaine illustrées par J.J. Grandville © Wikimedia commons
Les animaux malades de la peste, Fables de La Fontaine illustrées par J.J. Grandville © Wikimedia commons

Pourquoi ce livre de Michel Serres est-il important d’après vous ?

Ce livre me semble capital, et de bien des manières :  en premier lieu, pour faire vivre La Fontaine parmi nous autrement que comme auteur « patrimonial » dont l’intérêt serait surtout historique et dont les fonctions seraient essentiellement d’ordre pédagogique – même si Serres est particulièrement attentif à ce rôle de La Fontaine, d’Esope, et d’autres fabulistes, « nos premiers instituteurs ». Mais aussi pour comprendre  l’ensemble de l’œuvre de Michel Serres et des usages qu’on peut en faire. C’est dans ce La Fontaine que se nouent bien des fils prolongeant d’autres livres : Hermès IV (La Distribution), Le Parasite, Rome, Statues, Le Contrat naturel, Relire le relié – et j’en oublie - y entrent explicitement ou silencieusement en dialogue avec le Fablier.  Ils trouvent ici un mouvement commun, en une sorte de danse ultime avec les Fables.  

Comment ce livre s’inscrit-il dans votre parcours ?

Dans mes recherches antérieures portant sur les relations entre littérature, philosophie et morale à l’âge classique, La Fontaine avait occupé une place cardinale. A divers titres : en tant que « disciple de Lucrèce » comme il l’écrit lui-même, il constitue une entrée fabuleusement éclairante pour comprendre le statut et les transformations d’une philosophie, l’épicurisme, au sein d’une nouvelle configuration des savoirs, des pouvoirs et des « mœurs » à l’Age classique.  Au-delà de l’épicurisme lui-même, La Fontaine a depuis longtemps constitué un champ d’investigation très riche au cœur de l’enquête que je poursuis depuis une trentaine d’années sur l’histoire des formes littéraires comme ressources de la pensée morale. Avant de prendre connaissance du travail de Serres sur La Fontaine, j’avais essayé de montrer comment La Fontaine a pu trouver dans la Fable de nouvelles ressources poétiques et philosophiques tout à la fois, en une époque marquée par une crise du lyrisme, par une sorte d’ennui et d’affaiblissement de la poésie qui avait très largement perdu le potentiel heuristique qu’elle avait au temps de Renaissance. En se saisissant de la Fable, genre d’allure pourtant si humble et prosaïque, La Fontaine a réussi, tout en lui  conservant  une dimension de jeu mondain, à en faire un espace d’enquête, d’essai, de réflexion à la fois morale, philosophique, et esthétique d’un style nouveau.

Dans une série de travaux, j’ai insisté sur différents aspects spécifiques de cette pensée par fables qui ont  souvent échappé à l’histoire des idées et de la philosophie, et essayé de dégager tout ce qui la rapprochait d’un « art de penser » proche à tant d’égard de celui des « libertins érudits » (encore trop méconnus), dans le sillage de Gassendi, de La Mothe Le Vayer, de Sorbière, Cyrano et quelques autres. Serres, en grand lecteur de Lucrèce et de Montaigne, insiste lui aussi sur les potentialités à la fois cognitives, morales et esthétiques de l’« épicurisme » de La Fontaine, contre les paradigmes de la pensée cartésienne notamment ; j’ai regretté en découvrant ses manuscrits de ne pas avoir eu l’occasion de dialoguer avec lui autour du libertinage érudit et de la philosophie de Gassendi – qu’il mentionne de manière très intéressante, mais allusive, à plusieurs reprises. Nous partageons  la conviction que les Fables de La Fontaine, trop souvent réduites à des lectures poéticiennes plus ou moins «esthétisantes », ou à des lectures politiques plus ou moins « à clefs », constituent plus fondamentalement un outil d’exploration morale et d’expérimentation philosophique de premier ordre qui, loin de la faire passer au second plan, sollicite et renforce leur puissance esthétique et critique.

Vous êtes directeur du département « Littératures et langage » de l’ENS et directeur adjoint d’une unité interdisciplinaire, la République des savoirs. Pour vous, ce livre est-il une autre rencontre entre Littérature et philosophie ?

Serres a eu, historiquement, un rôle considérable, pour décloisonner les savoirs disciplinaires et trouver dans les textes dits littéraires, alors même que prédominaient des approches formalistes obsédées par l’exploration de leur « littérarité », des passages entre philosophie, sciences et littérature d’une fécondité  extraordinaire – son structuralisme à lui passait par d’autres voies et d’autres paradigmes (inspirés par les sciences « dures » et les mathématiques) à une certaine distance du modèle qui, d’inspiration essentiellement linguistique, avait massivement été importé dans le domaine des études littéraires – Il s’en est expliqué naguère de manière fort intéressante dans Eclaircissements, ce bel entretien avec Bruno Latour.  L’axe « littérature et philosophie » est devenu l’une des lignes de force du nouveau parcours de master porté par notre département, « Littératures : théorie, histoire ».

Par ailleurs, ce type d’ouvrage entre évidemment en résonance avec l’esprit qui a présidé à la création de l’unité « République des savoirs »,  au sein de laquelle deux équipes relevant des études littéraires élaborent des projets transdisciplinaires avec  quatre équipes composées surtout de philosophes et d’historiens des sciences. En un temps d’hyperspécialisation et d’atomisation des disciplines, il était précieux de définir un espace où, en lien avec telle ou telle question, tel ou problème, chaque discipline puisse répondre aux autres, définir et développer ce que pourraient être ses propres apports. L’édition du La Fontaine de Serres correspond à la fois aux axes spécifiques développés par le Centre « Littérature, philosophie et morale » (CRRLPM), que je dirige au sein de cet ensemble, et qui étudie notamment les relations entre formes littéraires et ressources de la pensée morale dans une durée longue (entre Renaissance et époque contemporaine), et aux problématiques transdisciplinaires reliant les différentes équipes, à la croisée, dans ce cas précis, de l’histoire de la littérature, de la philosophie, et des sciences, d’une part, et de questions philosophiques contemporaines que Serres ressaisit dans ce livre-testament, d’autre part : ainsi, celle des relations entre l’homme et l’animal, celle du mimétisme, ou encore celle du « contrat naturel ».

Est-ce un livre pour le XXIème siècle et pourquoi ?

En un temps où le mot « humanisme » donne à beaucoup – comme à tel personnage d’un roman de Michel Houellebecq - « une légère envie de vomir », ce livre me semble ouvrir ou ré-ouvrir bien des pistes pour définir ce que pourrait être une forme d’humanisme éminemment vigilant et critique, sans illusions sur la bête humaine dans tous ses états, mais évaluant de proche en proche les transformations dont elle est capable tout autant que les régressions qui la menacent à tout moment. Les fables selon Serres proposent des balances subtiles, avec des équilibres et des déséquilibres entre les forces de bestialité et d’humanité qui hantent chaque sujet. Ce modèle se retrouve à toutes les étapes des relations sociales : dans le « parasitisme », quand le parasite prend tout et ne donne rien ; dans les échanges en apparence plus équilibrés, mais où l’équilibre apparent comporte sa part de trompe-l’œil et de désillusions amères ; ou dans différentes formes de contrat qui stabilisent un peu les échanges, mais qui  se révèlent le plus souvent contre nature. Au-delà des contrats, dans la sagesse de l’amitié et de l’amour, où peut résider bien plus d’humanité que dans les autres types de relations, mais de manière rare, en des îlots épars à distance du monde comme il va.
 
La force des Fables telles que Serres les lit est de ne pas délivrer un système ni de procéder d’un « grand Récit », mais de proposer des petits récits disjoints dont il revient à chacun d’activer ce qui peut les relier, comme des îlots au milieu d’une mer tumultueuse.  Entre ces derniers, « ce livre s'évertue à faire baisser la mer » comme le dit Serres savoureusement. Cette sagesse relationnelle des Fables, ancrée dans le « corps fabuleux des bêtes », peut nous relier au passé - j’allais dire au passif - de l’humain dans la nature ; mais aussi, en un même geste, à ses possibles. Dans le fil de mes recherches sur les figures de l’épicurisme dans les Fables, j’avais été conduit à décrire le livre de La Fontaine comme un « Jardin portatif » que l’on emporte avec soi et que l’on cultive en fonction des questions, des situations et des moments. J’en dirais tout autant de ce La Fontaine de Michel Serres, qui feuilleté dans le désordre et en tous sens selon les questions, les situations et les moments, peut influer sur notre usage de la pensée par fables comme inéluctable modalité de la culture de soi, et sur nos manières de vivre, tout simplement.  

À propos de Jean-Charles Darmon
 

Jean-Charles Darmon est professeur de littérature française et directeur du département Littératures et Langage à l‘ENS-PSL.

Au sein du Centre de Recherche sur les Relations entre Littérature, Philosophie et Morale (CRRLPM) qu'il a créé à l'ENS en 2006, Centre qui fait désormais partie de l'unité de service et de recherche "République des savoirs" (CNRS-ENS-Collège de France), il s'emploie à développer une approche transdisciplinaire des questions éthiques, en synergie avec des équipes rattachées au département de philosophie de l’ENS et au Collège de France.

Jean-Charles Darmon a publié de nombreux travaux consacrés aux relations entre littérature, philosophie et morale à l’âge classique. Il est notamment l’auteur de Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France (Puf), du Songe libertin. Cyrano de Bergerac d’un monde à l’autre (Klincksieck), de Philosophies du divertissement. Le Jardin imparfait des modernes (Desjonquères) ou encore de Philosophies de la fable. Poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine (Hermann).

 

À propos de l'ouvrage La Fontaine
De Michel Serres, édité et présenté par Jean-Charles Darmon

 

La Fontaine n’a cessé d’accompagner Michel Serres. Cet inédit inachevé en est l’ultime témoignage.

Serres y explore les Fables comme de prodigieux palimp­sestes donnant accès aux origines de notre pensée. Il montre comment, en des zones indécises ouvertes entre l’animal et l’humain, elles mettent en œuvre toutes sortes de métamorphoses interrogeant différentes manières de « faire l’homme ». Chemin faisant, Serres fait apparaître une pensée en réseau d’une étonnante fécondité, dont il scrute les balancements les plus subtils. Ceci n’est pas seulement un livre sur La Fontaine. C’est aussi et surtout un livre avec La Fontaine, où l’on voit Serres réfléchir pas à pas avec le « fablier », mettant joyeusement à l’épreuve ses propres hypothèses, et nos manières de vivre.

 

Source et plus d'information : site des éditions Le Pommier

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