«Les alternatives à l’incarcération rejouent les inégalités sociales»

Entretien avec Franck Ollivon, géographe au département Géographie et Territoires

Qu’est-ce que la « géographie carcérale » ? Quels sont les enjeux spatiaux des pénalités contemporaines ?
Rencontre avec Franck Ollivon, chercheur au département Géographie et Territoires de l’ENS-PSL, sur ses recherches portant sur les peines judiciaires dites « en milieu ouvert », et notamment le placement sous surveillance électronique qui redéfinit l’« espace carcéral ».
Photo Centre pénitentiaire des Hommes, Rennes-Vezin, 2019 , photographe Delphine Dauphy
Centre pénitentiaire des Hommes, Rennes-Vezin, 2019 © Delphine Dauphy

Franck Ollivon, spécialiste des politiques pénales contemporaines, travaille sur les enjeux spatiaux des pénalités contemporaines et, plus particulièrement, sur les peines alternatives à l’incarcération. Ses recherches analysent le cas du bracelet électronique et comment celui-ci est un marqueur et un révélateur d’inégalités sociales.

Comment avez-vous été amené à travailler sur la géographie carcérale ?

C’est un peu le fruit du hasard. Au cours de ma deuxième année de master, je suis parti en échange international à York University à Toronto. Paradoxalement, c’est au Canada, dans un contexte anglophone, que j’ai eu l’occasion de travailler les textes de Michel Foucault et de découvrir l’usage que l’on pouvait en faire en géographie. Mon année de préparation à l’agrégation m’a permis d’approfondir cet intérêt pour une géographie attachée à saisir l’enrôlement de l’espace dans les relations de pouvoir. Mais, en défrichant les travaux que les géographes avaient consacrés aux prisons, je me suis rendu compte qu’ils ne disaient rien de tous ces dispositifs dits « en milieu ouvert » dont on entendait alors beaucoup parler dans la presse puisque c’était l’époque de la réforme dite « Taubira », et dont un rapide coup d’œil sur les statistiques pénitentiaires m’a donné à voir l’ampleur.

Quels liens fait-on entre « géographie » et « prison » ?

Schématiquement, on pourrait dire qu’il y a trois façons d’aborder en géographe le carcéral. La première – et sans doute la plus évidente – consiste à dresser une géographie des prisons en s’intéressant à leur localisation, ce qui permet de soulever des questions subsidiaires relatives à leur accessibilité et leurs effets sur les territoires où elles sont construites. On peut ensuite s’intéresser à l’espace carcéral, au bâti et à son architecture, à l’expérience qu’en font les différents acteurs (détenus, surveillants, familles…) et aux relations sociales que rend possible cet environnement carcéral. Enfin, on peut étudier ce que certains appellent le « continuum carcéral » c’est-à-dire la diffusion de part et d’autre de l’enceinte de la prison de tout un système de contrainte et de contrôle. Mes travaux s’inscrivent plus spécifiquement dans le prolongement de cette troisième approche des institutions carcérales puisque ma thèse cherchait à comprendre ce qui restait de la prison dans une peine alternative telle que le bracelet électronique.

Quelles méthodes d’enquêtes utilisez-vous pour vos recherches ?

J’utilise principalement des méthodes dites « qualitatives ». Dans ma thèse, je me suis par exemple appuyé sur un travail d’observation au sein des services pénitentiaires d’insertion et de probation qui impliquait d’accompagner les agents de ces services dans leurs tâches quotidiennes. Il s’agissait notamment de se rendre avec eux au domicile des condamnés pour assister à l’installation du matériel de surveillance. J’ai aussi réalisé des entretiens semi-directifs, principalement avec des magistrats, des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) et des condamnés portant un bracelet électronique. 

"L’objectif premier était de limiter la surpopulation carcérale, ce qu’elle a échoué à réaliser"

Quel est l’historique et les objectifs de la mesure pénale dite du placement sous surveillance électronique (PSE) ?  

C’est une mesure qui commence à être ancienne puisque les premières évocations par des parlementaires français datent de 1989. L’objectif premier était de limiter la surpopulation carcérale, ce qu’elle a échoué à réaliser puisque, au moins en ce qui concerne les maisons d’arrêt, la surpopulation carcérale reste à des niveaux élevés. Le second objectif, qui est évoqué incidemment par les parlementaires qui ont promu la mesure, serait son faible coût pour les finances publiques comparativement à la prison. Il est en réalité assez difficile d’évaluer ce coût et les estimations varient, parfois assez nettement. Enfin, troisième objectif, le PSE favoriserait la réinsertion des condamnés. Là-encore c’est un objectif difficile à évaluer car cela dépend fortement de la définition que l’on donne à la réinsertion.

Comment définissez-vous ce que vous appelez le « territoire de la peine » ?

Il s’agit de l’espace dans lequel s’exécute une mesure pénale. Alors pourquoi parler de « territoire » et non tout simplement « d’espace » ? Ce choix terminologique s’explique par les contraintes auxquelles sont soumis les condamnés. Avec le bracelet électronique par exemple, le condamné n’est certes pas incarcéré mais il est assigné à résidence sur certaines plages horaires de la journée. Une telle contrainte influence ses spatialités, notamment ses pratiques résidentielles – il doit disposer d’un logement – et ses mobilités quotidiennes – ses sorties doivent se limiter à un rayon restreint autour de son logement. Cet espace dans lequel se déroule la peine est donc borné par l’institution judiciaire au nom d’une certaine conception de la réinsertion sociale. Pour définir cet espace contraint par les exigences de l’institution, il m’a ainsi semblé que la notion de « territoire » était plus opérante que celle « d’espace ».

Pourquoi utilisez-vous l’expression « milieu fermé externalisé » pour définir les peines alternatives à l’incarcération ?

Cette expression caractérise trois alternatives à l’incarcération d’un genre particulier – le placement extérieur, la semi-liberté et le bracelet électronique. Le recours à ces alternatives a été largement encouragé par les différentes réformes pénales, notamment celle de 2009, qui ont simplifié leur prononcé. Or, parmi les mesures du milieu ouvert, ce sont des peines particulièrement exigeantes dans la mesure où elles induisent d’une manière ou d’une autre un contrôle serré des déplacements du condamné. Les condamnés qui les exécutent figurent d’ailleurs sur le registre d’écrou de la prison voisine et sont donc considérés administrativement comme étant incarcérés. Ce sont les seuls condamnés du milieu ouvert à être dans ce cas-là. Ce statut administratif et les contraintes auxquelles les condamnés sont soumis justifient enfin pour les magistrats et le Conseiller Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (CPIP) un suivi particulier. Autrement dit, ces trois mesures se déroulent en milieu ouvert sans être véritablement considérées comme du milieu ouvert, ce qui m’a conduit à adopter l’expression de « milieu fermé externalisé ».

Centre pénitentiaire des Hommes, Rennes-Vezin, 2019 - photographie par Delphine Dauphy
Centre pénitentiaire des Femmes, Rennes, 2019 © Delphine Dauphy

Dans vos recherches, vous démontrez que ces alternatives pénales agissent comme facteur et révélateur d'inégalités. De quelle façon ?

Les alternatives à l’incarcération rejouent les inégalités sociales, tout comme la prison d’ailleurs, mais de manière sans doute accrue étant donné que, contrairement à la prison, il existe peu de textes qui encadrent les conditions dans lesquelles les mesures alternatives à l’incarcération sont exécutées. Pour bénéficier d’un PSE par exemple, il faut avoir à disposition et proposer à l’administration pénitentiaire un lieu d’hébergement, ce qui exclut d’emblée toutes les personnes sans domicile fixe voire les sortants de prison qui perdent régulièrement leur logement pendant leur détention. De même, les condamnés en PSE n’ont l’autorisation de sortir de chez eux que sur des plages horaires bien déterminées et, le reste du temps, doivent restés à leur domicile. Entre celui qui habite une grande maison avec jardin et celui qui habite un petit studio, vous imaginez bien que cette épreuve d’assignation à résidence ne se fait pas dans les mêmes conditions.

Sur ces sujets, quelle est la différence d’approche et d’application entre un géographe et un sociologue ?

Disons peut-être que, dans cette approche des inégalités, le géographe sera d’abord sensible à leur dimension spatiale comme par exemple la situation résidentielle de l’individu ou les conditions de sa mobilité. Mais il y a là évidemment matière à interdisciplinarité et le géographe que je suis se nourrit aussi des méthodes et outils conceptuels de la sociologie.

"On a là un espace dans lequel les individus font l’expérience d’une restriction de leurs libertés sans commune mesure."

Comment expliquez-vous que l’évolution de la justice pénale reste largement ignorée des sciences sociales en général et de la géographie en particulier ?

La prison a concentré jusqu’ici l’attention du plus grand nombre ce qui est très compréhensible : on a là un espace dans lequel les individus font l’expérience d’une restriction de leurs libertés sans commune mesure. C’est vrai des sciences sociales mais c’est vrai plus généralement de l’ensemble de la société. On parle peu des alternatives à l’incarcération, qu’on aborde d’ailleurs souvent comme un tout alors qu’elles sont très variées. Cela dit, les peines alternatives à l’incarcération, en particulier le bracelet électronique, font l’objet d’un nombre croissant de travaux en sociologie, en droit et en géographie.

En quoi ces nouvelles technologies de surveillance redéfinissent l’espace urbain et le moyen de le contrôler ?

Je ne sais pas si elles redéfinissent l’espace urbain en tant que tel et on aurait d’ailleurs tort de ne considérer leurs effets que dans le cadre urbain. Ce qu’on pourrait dire a minima c’est que l’essor de ces technologies agit sur la possibilité pour tout un à chacun de mettre à profit l’urbanité, comprise comme le couplage de la densité et de la diversité des objets dans l’espace. Le bracelet électronique par exemple est une technologie qui est utilisée pour réduire la capacité du porteur à accéder aux lieux dans lesquels ce couplage de la densité et de la diversité atteint son maximum, tels les lieux de loisirs ou de sociabilité. Néanmoins, l’exemple du bracelet électronique nous apprend aussi qu’il faut rester prudent quant au pouvoir de la technologie. Comme toute technologie, il arrive que le bracelet électronique dysfonctionne ou tombe en panne. Plus encore,  celui-ci se contente de produire une information sur les allées et venues du condamné, charge ensuite aux agents de l’institution judiciaire d’interpréter cette information et de lui donner les suites qu’ils jugent utiles. Ici, c’est donc moins la technologie en elle-même qui réduit l’accès à cette urbanité que j’évoquais plus haut que l’usage – en l’occurrence judiciaire – qui en est fait.

Pendant quelques mois, l’enfermement, a été un sujet d’actualité, et la population, dans une moindre mesure, y a été confrontée également.  Que nous révèle la crise du COVID sur le confinement et la privation de liberté ?

La crise sanitaire a eu cet intérêt qu’elle a attiré l’attention sur la privation de liberté : chacun a pu faire l’expérience d’un succédané d’enfermement. Je reste toutefois très prudent quant à la comparaison entre confinement sanitaire et mesures privatives de liberté. Au-delà de nos conditions de vie qui, pour la nette majorité d’entre nous, n’ont rien à voir avec celles des détenus, la privation de liberté ne peut être isolée du cadre pénal dans lequel elle s’inscrit. Qu’elle soit exécutée en milieu fermé ou en milieu ouvert, la peine conserve une connotation morale dégradante que n’avait pas le confinement. Au contraire, en se confinant, on participait à son petit niveau à la lutte contre la pandémie. J’ajoute enfin que les détenus ont eux-aussi connu la pandémie mais, paradoxalement, avec l’impossibilité de se confiner, en tout cas en maison d’arrêt, du fait des conditions de détention : en septembre 2021 encore, plusieurs établissements pénitentiaires étaient signalés comme clusters par différentes ARS.

Comment les recherches sur la contrainte spatiale sont-elles impactées par les nouvelles technologies ?

Depuis longtemps déjà, la contrainte spatiale est un objet d’étude solidement ancré dans les sciences humaines et sociales : les multiples registres de contrainte qui encadrent nos pratiques et représentations de l’espace sont au cœur de nombre de travaux, notamment en sociologie urbaine et en géographie sociale. Mais l’époque actuelle peut justifier que nous jetions un regard neuf sur ces contraintes. Ainsi, la pandémie que nous traversons a justifié la mise en place de politiques de contrôle de nos déplacements et la création de technologies associées dont on peut se demander quelles seront leurs conséquences à plus ou moins long terme. 

Photographies : à propos du travail de Delphine Dauphy

 

Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie, Delphine Dauphy construit son travail photographique autour de la notion de paysage et de la relation des hommes avec leur environnement.

 

De mars à juillet 2019, Delphine Dauchy et Marc Loyon sont allés régulièrement à la rencontre de détenues à la prison des femmes dans le centre-ville de Rennes et d’un groupe d’hommes incarcérés au centre de détention de Rennes-Vezin. De ces temps d’échanges et de prises de vue est née une série photographique, intitulée "Point de Vues", décrivant la géographie de lieux à l’horizon rompu. "En prison, les murs contiennent les regards, contraignent les mouvements. Ils impactent les corps et imposent les postures. La vie y est rétrécie tandis que le temps s’étire, entre ennui et monotonie."