Les probabilités au fil de l’histoire

Un séminaire accessible à tous, entre histoire, mathématiques et épistémologie

Intelligence artificielle, épidémiologie, finance, imagerie médicale… : les probabilités, qui s’intéressent au comportement aléatoire d'un phénomène dépendant du hasard, sont largement utilisées. Le séminaire Les probabilités au fil de l’Histoire les explore en s’appuyant sur les textes fondateurs de la discipline, les ressources de l’histoire ou de l’épistémologie. Rencontre avec Victor Rabiet, mathématicien passionné et fondateur de ce séminaire, qui invite à poser un autre regard sur les probabilités.
Victor Rabiet, fondateur du séminaire Les probabilités au fil de l’Histoire et responsable éditorial du site CultureMath
Victor Rabiet, fondateur du séminaire Les probabilités au fil de l’Histoire et responsable éditorial du site CultureMath

Si durant l’Antiquité, les Grecs parlaient déjà de la notion de « hasard » et qu’un grand nombre de mathématiciens situent la naissance des probabilités au cours du XVIIe siècle, paradoxalement ce n’est que tardivement qu’elles ont été considérées comme une discipline mathématique. « Les probabilités ont été relativement "mal aimées" dans le monde des mathématiques jusqu’au début du XXe siècle, et par conséquent, peu présentes dans l’enseignement scientifique du secondaire en France » précise Victor Rabiet, agrégé de mathématiques, docteur en probabilité et possédant une expérience de professeur en  lycée. « Heureusement, les choses ont changé depuis quelques années. Mais si on trouve désormais des probabilités dès le programme de seconde, c'est encore bien souvent la bête noire de certains enseignants du secondaire. »

Combler des lacunes

Victor Rabiet travaille au département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL. Passionné et passeur de sciences, il est à la fois responsable éditorial du site expert de l'Éducation nationale, CultureMath, formidable boîte à outil à destination des élèves et des professeurs du secondaire et des classes préparatoires, et fondateur du séminaire Les probabilités au fil de l’Histoire. Un séminaire qu’il a souhaité créer pour lever des réticences vis-à-vis de cette discipline mathématique et préciser l’histoire de celle-ci. « Au cours de ses études, on glane quelques éléments de-ci de-là, des anecdotes un peu dépareillées qui ne donnent pas une idée globale éclairante de l'histoire de la discipline. Cela explique sans doute que cet axe pédagogique soit encore souvent sous-exploité par les enseignants », considère Victor Rabiet. Initié à la rentrée 2021, ce séminaire a été encouragé par la communauté mathématicienne : « j’ai d’abord discuté longuement avec des probabilistes de divers horizons, qui se sont révélés très enthousiastes », explique Victor Rabiet. « Tout s’est mis en place très rapidement. »

Les Probabilités au fil de l’Histoire se veut avant tout un panorama de l'éclosion des probabilités à travers les textes fondateurs de la discipline, en partant de l'Antiquité - alors que traditionnellement les spécialistes font naître les probabilités en 1654 - jusqu'à leur entrée « officielle » au sein des mathématiques en 1933. « L’objectif est de réaliser une présentation de la discipline qui soit autant historique que mathématique. Ce séminaire aborde ainsi les concepts au fur et à mesure qu'ils se sont imposés comme des solutions nécessaires à des problèmes concrets tout en permettant à la fois au grand public et aux mathématiciens eux-mêmes d'apprendre des choses nouvelles, en sortant des sentiers battus », précise Victor Rabiet. « Du fait même de l'évolution des sciences, les premières séances sont probablement plus accessibles à tous, tandis que les dernières seront peut-être un peu plus techniques. »

Explorer les grands jalons

Le séminaire se déroule en présentiel à l’ENS, sur pas moins d’une quinzaine de séances, réparties de septembre à mai. Car si les probabilités ont fait tardivement leur entrée dans le périmètre des mathématiques, leur histoire n’en est pas moins vaste et complexe. Comme l’explique Victor Rabiet, on estime « à tort, mais d’une certaine façon, compréhensible », la naissance des probabilités à 1654, lorsque Blaise Pascal élabore dans sa correspondance avec Pierre de Fermat, la base du calcul des probabilités à partir de situations de jeux d’argent.

Si le célèbre « problème des partis » a joué un rôle fondamental dans l'émergence d'une théorie mathématique du probable et du calcul des probabilités, on parlait pourtant de hasard bien avant cette date. « Les Grecs durant l’Antiquité, et parmi eux Aristote, ont abordé la question de l’incertitude dès le 4e siècle avant J-C. », précise Victor Rabiet, « sans tenter de l’étudier mathématiquement ». Dès lors, il est essentiel de se poser la question du statut du hasard aussi bien dans l’Antiquité qu’au Moyen-Âge et à la Renaissance, où des éléments d’études mathématiques ont commencé à émerger, en particulier grâce au philosophe et mathématicien italien Jérôme Cardan, grand ami de Léonard de Vinci.

« S'il n’est pas forcément évident de dégager précisément les principaux jalons de l’histoire des probabilités, car la plupart du temps certains concepts ont commencé à émerger partiellement avant de trouver leur pleine mesure », explique Victor Rabiet, « il y a cependant quelques épisodes-clés à retenir comme par exemple l’apparition de la notion d’espérance conditionnelle développée par Pascal, la loi des grands nombres de Bernoulli, le théorème de Bayes ou encore l'axiomatisation des probabilités par Andreï Kolmogorov. »

Blaise Pascal - Engraving by G. Vertue, 1744, after G. Edelin – Wikimédia Commons
Blaise Pascal - Engraving by G. Vertue, 1744, after G. Edelin – Wikimédia Commons

De quoi s’agit-il ? Rappel pour non spécialistes.

Les travaux de Pascal sur le problème des parties, mentionné plus haut peuvent s’énoncer ainsi : « deux joueurs jouent à un jeu de hasard en 3 parties gagnantes, chacun ayant misé la même somme d'argent m ; or il se trouve que le jeu est interrompu avant que l'un des deux joueurs ait obtenu 3 victoires et ainsi remporté la victoire et de ce fait la totalité des enjeux soit 2 m. Comment, dans ces circonstances, doit-on partager les enjeux ? »

La notion d’espérance conditionnelle, comme dans de nombreux autres problèmes concrets (prédiction, observation incomplète…), est ici importante pour pouvoir estimer une variable aléatoire sur laquelle on n’a qu’une information partielle (1).

La première version de la loi des grands nombres de Jacques Bernoulli en 1713 donne quant à elle un lien entre probabilité et représentation empirique dans la fréquence d’apparition d’un phénomène.

Victor Rabiet cite ensuite le théorème central limite, apparu pour la première fois chez le mathématicien Abraham de Moivre en 1718. Celui-ci, avec ses généralisations, explique notamment la présence de la loi gaussienne au centre d’innombrables phénomènes, aussi bien physiques que biologique, dus à l'addition d'un grand nombre de petites perturbations aléatoires.

Le théorème de Bayes, formulé pour la première fois en 1764 par le révérend Thomas Bayes, permet de déterminer la probabilité qu'un événement arrive à partir d'un autre évènement réalisé, à condition que ceux-ci soient interdépendants. Il est aujourd’hui fréquemment utilisé aussi bien en médecine qu’en géographie ou démographie.

La dernière grande étape symbolique que mentionne Victor Rabiet est l'axiomatisation des probabilités par Andreï Kolmogorov en 1933, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. « C’est cette étape qui a légitimé les probabilités en discipline mathématique à part entière », précise le chercheur. Ses Grundbegriffe, le manuel des fondements de la théorie des probabilités, apporte une contribution majeure au sixième problème de Hilbert (1900), qui s’est imposée jusqu’à nos jours : « axiomatiser la physique », c’est-à-dire « traiter sur le modèle de la géométrie les branches de la physique où les mathématiques jouent un rôle prépondérant ; avant toutes autres, le calcul des probabilités [et de la mécanique] ». (2)

« Une science profondément humaine »

« Ces étapes sont non exhaustives, on pourrait bien sûr citer l’utilisation de lois continues par Joseph-Louis Lagrange en 1770, et tant d’autres… ce qu’il faut surtout retenir, c’est que tous ces éléments sont très liés entre eux, et ont été développés et améliorés au fil des décennies, parfois des siècles, pour atteindre leur forme actuelle », résume Victor Rabiet. « Les probabilités et les mathématiques en général, sont une science profondément humaine et collaborative », ajoute-t-il. « C’est entre autres ce que souhaite montrer ce séminaire, en abordant cette discipline d’un point de vue historique. »

Et pour le chercheur, comprendre l’époque, la vie des mathématiciens et les liens qu’ils ont tissés entre eux, c’est tout simplement mieux comprendre leurs travaux. « Loin des clichés des films hollywoodiens sur les scientifiques en général, les mathématiciens les plus doués ont souvent des personnalités très fortes et originales, qui ont fortement impacté leurs découvertes et façonné la discipline, et qui n’ont pas hésité à aller vers l’inconnu », précise Victor Rabiet.

Srinivasa Ramanujan © Oberwolfach Photo Collection – Wikimedia Commons
Srinivasa Ramanujan © Oberwolfach Photo Collection – Wikimedia Commons

Il cite volontiers Evariste Galois, le légendaire fondateur de la théorie des groupes, à l’origine des travaux les plus fondamentaux en mathématique et en physique théorique. Figure romantique et révolutionnaire incontournable, il meurt en duel à 21 ans (3).  Victor Rabiet mentionne aussi Srinivasa Ramanujan, « un mathématicien tout simplement incroyable, à l’intuition phénoménale ». Issu d’une famille modeste de brahmanes, autodidacte, il apprend seul les mathématiques à 13 ans. Alors étudiant, le jeune prodige perd sa bourse car trop concentré sur cette discipline et médiocre dans les autres. Il quitte alors le supérieur et envoie des courriers à plusieurs mathématiciens reconnus qui le jugent simple escroc. C’est finalement l’Anglais Godfrey Harold Hardy qui le prend sous son aile et l’invite au Royaume-Uni en 1913. « Second Indien à être élu Fellow of the Royal Society, après Ardaseer Cursetjee, il aura publié plus de 400 théorèmes, dont des formules qui n’ont eu une utilité qu’à l’apparition des ordinateurs et de systèmes assez puissants pour les exploiter », explique Victor Rabiet.

Sortir des sentiers battus

S’il est intarissable sur la discipline, ce n’est que tardivement que Victor Rabiet a envisagé une carrière dans les mathématiques. « Je venais d'un milieu où on ignorait tout de ce qui constitue l'activité d'un chercheur et j’ai eu du mal à voir le potentiel de cette discipline avant les études supérieures », explique-t il. Originaire de Belfort, le chercheur, passé par le lycée et une classe préparatoire à Louis-Le-Grand, intègre l'ENS Cachan, où il s'oriente vers une carrière dans les mathématiques. « Outre la beauté intrinsèque présente dans beaucoup de résultats, les mathématiques sont un outil formidable pour mieux comprendre le monde qui m'entoure » justifie-t-il. Étudiant, il prépare l’agrégation à Cachan, qu’il obtient en 2009. Intéressé par la recherche, il continue en doctorat, obtenu à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, sous la direction de Vlad Bally. Après plusieurs post-doctorats, Victor Rabiet devient professeur agrégé au lycée avant de rejoindre le département mathématiques et applications de l’ENS-PSL, pour piloter le site expert de l'Éducation nationale CultureMath.

Pour ce passeur de savoirs, transmettre la passion des mathématiques suppose d’encourager les interactions entre les jeunes et les chercheurs, « comme par exemple l'école d'été de l’ENS à destination des élèves de première, organisée depuis trois ans. » Victor Rabiet encourage aussi toute jeune personne curieuse des mathématiques à ne pas hésiter à s’éloigner des programmes officiels... « La curiosité personnelle et l’ouverture d’esprit sont essentiels dans cette discipline » appuie le chercheur. « L’apprentissage des mathématiques peut parfois être très passif, avec une vision d’une discipline parfaitement établie » ajoute-t-il. « Alors que c’est tout le contraire. C’est une création véritablement humaine avec toutes les passions, les incertitudes, les erreurs et les réussites que cela entraine. »

(1)    Source : Espérance conditionnelle martingales, préparation à l’agrégation Bordeaux 1, 2012-2013, Jean-Jacques Ruch et Marie-Line Chabanol.
(2)    Source : Sixième problème de Hilbert (1900), issu de l’article La vie et l'œuvre de Kolmogorov, 3 mai 2021, Olivier Rioul, culturemath.ens.fr.
(3)    Source : Évariste Galois : le génie des mathématiques mort à 20 ans, 25 octobre 2011, futura-sciences.com, Laurent Sacco.

 

Assister aux séances des Probabilités au fil de l'Histoire

 

Découvrez le programme des séances à venir ici. Inscription auprès de Victor Rabiet à victor.rabiet[at]ens.psl.eu en précisant la date de la séance à laquelle vous souhaitez assister.
Conformément aux consignes gouvernementales, accès à l’événement sur présentation d’un passe sanitaire.