Agir pour protéger les puits de carbone : croissance des forêts contre reforestation

Rencontre avec Julia Le Noë, post-doctorante au laboratoire de Géologie de l’ENS

Un article récemment publié dans la revue Nature Communications détaille une étude sur les causes des émissions de la biomasse forestière mondiale sur 30 ans. Cet travail, inédit insiste sur l’urgence à mettre en œuvre des stratégies plus sûres pour préserver les puits de carbone dans les forêts globales, par exemple en mettant fin à la déforestation et en abaissant le niveau des récoltes de bois.
Julia Le Noë, post-doctorante au laboratoire de Géologie de l’ENS-PSL revient sur ses recherches et son parcours.
Julia Le Noë © pôle communication de l'ENS-PSL
Julia Le Noë © pôle communication de l'ENS-PSL

Les forêts offrent un grand potentiel de solutions fondées sur la nature pour atténuer le changement climatique. Elles peuvent soit absorber, soit libérer du carbone dans l'atmosphère, offrant ainsi un service écosystémique de régulation des flux de carbone. Toutefois, les facteurs responsables de ces changements à l'échelle mondiale restent mal isolés et quantifiés des scientifiques.

Accélération de la croissance des forêts

Julia Le Noë, post-doctorante au Laboratoire de Géologie de l’ENS, a étudié les causes des émissions de la biomasse forestière mondiale, à l'aide d'une approche de modélisation contrefactuelle basée sur des données récoltées par la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) entre 1990 et 2020. Les résultats de ses recherches, publiés dans la revue scientifique Nature Communications sont clairs : l'augmentation du taux de croissance des forêts compense davantage les émissions de carbone liées à la déforestation de forêts tropicales que l’afforestation dans les pays du Nord et quelques pays du Sud. Les émissions de carbone liées à la déforestation sont donc plus compensées par l’accélération de la croissance des forêts, que par la reforestation.

L'accélération de la croissance des forêts – les arbres poussent plus vite qu’avant – est un phénomène documenté depuis plusieurs décennies, qui résulte d’un ensemble de mécanismes : fertilisation de la croissance des arbres par l’augmentation des concentrations atmosphériques en CO2,  allongement de la période de croissance – surtout dans les zones boréales et tempérées – lié à l’élévation des températures printanières et automnales. À cela s’ajoute la fertilisation en azote, causée par les retombés atmosphériques d’ammoniaque et d’oxyde d’azote. « Toutefois, l’importance relative de l’accélération de la croissance des forêts par rapport à d’autres mécanismes dans l’absorption du carbone par la biomasse restait encore mal connue », explique Julia Le Noë. « Dans notre étude, nous avons pu isoler l’importance de ce facteur par rapport à 3 autres : les changements de surface forestière, les changements d’intensité de la récolte et les changements de surfaces forestières affectées par des incendies », ajoute la jeune chercheuse. Les conclusions ont été probantes : les scientifiques sont désormais certains que l’accélération du rythme de croissance des forêts a partiellement compensé les émissions de carbone par les forêts a échelle mondiale, principalement causées par la déforestation dans les tropiques.

L’accélération du rythme de croissance des forêts a partiellement compensé les émissions de carbone par les forêts a échelle mondiale, principalement causées par la déforestation dans les tropiques. Photo © Pexels - Pok Rie
L’accélération du rythme de croissance des forêts a partiellement compensé les émissions de carbone par les forêts a échelle mondiale, principalement causées par la déforestation dans les tropiques. Photo © Pexels - Pok Rie

Une méthodologie originale

Pour arriver à ces conclusions, les scientifiques ont développé un modèle parcimonieux de la croissance de la végétation dans les forêts, appelé CRAFT (CaRbon Accumulation in ForesT – voir schéma ci-dessous). Ce modèle simule la croissance annuelle des forêts (la productivité primaire nette, PPN) comme une fonction parabolique de la biomasse sur pied (aérienne et souterraine, B), un terme qui désigne la biomasse végétale vivante : les arbres pour une forêt, l’herbe pour une prairie. Il combine trois paramètres clés :

-    le taux de croissance annuel r en 1990 qui correspond au rapport entre la production primaire nette annuelle et la biomasse sur pied (an-1)
-    la variation α du taux de croissance annuel, c’est-à-dire le pourcentage de variation du paramètre r entre l’année n et l’année n+1 (% an-1)
-    la capacité de portance théorique qui correspond à la biomasse maximum que pourrait théoriquement atteindre un hectare de forêt en l’absence de mortalité (tC ha-1).

« Nous avons utilisé les données d’observation de la FAO de la biomasse des forêts à l’échelle nationale pour calibrer la valeur de ces trois paramètres à l’échelle nationale. »

La dynamique temporelle de la biomasse dépend quant à elle d’une fonction de récurrence : la biomasse à un instant t+1 peut être calculée comme la différence entre, d’une part la somme de la biomasse à l’instant t et la production primaire annuelle, et d’autre part la somme des pertes annuelles de biomasse par la récolte, la mortalité, la déforestation et les incendies.

« Le modèle CRAFT nous a permis de reproduire très précisément les données d’observation de l’Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), ce qui est une manière d’évaluer sa performance. Nous nous sommes intéressés tout spécialement à la période 1990-2020 car c’est une période pour laquelle les données de la FAO sont disponibles de manière homogènes pour tous les pays du monde », explique Julia Le Noë.

CRAFT MODEL

Structure du modèle CRAFT. Le module de dynamique de la biomasse repose sur une relation parabolique entre la production primaire nette et la biomasse sur pied. Le module de biomasse est lié au module de sol par les pertes de biomasse vers la litière entraînées par la mortalité naturelle et la récolte. Le module sol est basé sur le modèle FORCLIM-D (Liski et al., 2002 ; Perruchoud et al., 1999).

Ensuite, pour isoler et quantifier l’influence des différentes causes des émissions de la biomasse forestière, les scientifiques ont développer une approche contrefactuelle, qui consiste à « faire comme si. »
« Nous nous sommes donc posé les questions suivantes : Quelles auraient été les stocks de carbone dans la biomasse forestière si la surfaces de forêts étaient restées constantes depuis 1990 ? Si le taux de croissance annuel (le paramètre r) était resté constant depuis 1990 ? Si la récolte annuelle était restée constante depuis 1990 ? Si les surfaces incendiées étaient restées constantes depuis 1990 ? En l’absence de toute récolte depuis 1990 ? En l’absence de tout feux de forêt depuis 1990 ? Notre modèle CRAFT permet de simuler cette dynamique pour chacune des scénarios contrefactuels testés », détaille Julia Le Noë.

Des conclusions préoccupantes

La comparaison entre les stocks de carbone réels et ceux simulés pour l’année 2020 a permis ensuite d’évaluer quantitativement les effets de chacun des facteurs isolés par  les scénarios contrefactuels. Les scientifiques ont ainsi estimé que :
-    si la superficie des forêts n'avait pas était restée constante depuis 1990, au lieu d'une émission de 0,74 GtC (2) entre 1990 et 2020, les forêts mondiales auraient représenté un puit de carbone de 26,9 GtC ;
-    sans changement du niveau de la récolte de bois depuis 1990, il y aurait eu un puits de 4,9 GtC ;
-    dans l'hypothèse où il n'y aurait pas eu de récolte du tout, le puits aurait été de 49,1 GtC.

« À l’inverse, seule l'augmentation du taux de croissance des forêts a permis de compenser partiellement les émissions de carbone depuis la biomasse forestière, contrairement à la reforestation », appuie Julia Le Noë. « Sans cette augmentation, les émissions cumulées auraient été de 7,4 GtC sur la période 1990-2020, soit dix fois plus que les émissions réelles. L’impact de l’accélération du rythme de croissance des forêts sur  l’atténuation des émissions de carbone par les forêts globale est indiscutable, mais il est indispensable que la société agisse et mette en place de nouvelles stratégies pour préserver ces puits de carbone », conclut-elle.

Somme des puits et des sources nettes de carbone en fonction du facteur principal responsable du puit ou de la source observée à l’échelle nationale. Les barres d'erreur indiquent la gamme des puits et des sources de carbone estimé par cinq analyses de sensibilité. Les hachures correspondent aux cas où le facteur de changement ayant l'effet le plus fort contrecarre le bilan carbone observé.

Somme des puits et des sources nettes de carbone en fonction du facteur principal responsable du puit ou de la source observée à l’échelle nationale. Les barres d'erreur indiquent la gamme des puits et des sources de carbone estimé par cinq analyses de sensibilité. Les hachures correspondent aux cas où le facteur de changement ayant l'effet le plus fort contrecarre le bilan carbone observé.

Agir pour préserver les puits de carbone

« La pérennité à long terme de cet effet est très incertaine », précise la chercheuse. « D’autres études ont aussi indiqué que les conséquences du changement climatiques sur la croissance des arbres pourraient s’inverser dans un futur très proche ».
Sans surprise, l’étude insiste sur l’urgence à mettre en œuvre des stratégies plus sûres pour préserver le puits de carbone (1) dans les forêts globales en agissant sur la déforestation comme sur le niveau des récoltes de bois. Julia Le Noë explique d’ailleurs qu’«on ne peut pas présupposer que l’accélération de la croissance des forêts continuera à jouer un rôle positif dans un contexte d’aggravation du changement climatique ». Restera donc aux scientifiques à identifier comment combiner les fonctions d’approvisionnement des forêts à leur fonction de puits de carbone afin d’agir pour l’atténuation du changement climatique sans compromettre le bien-être matériel des sociétés.

« Un intellectuel collectif »

Pour cette étude mais aussi pour d’autres recherches, Julia Le Noë a été amenée à développer des approches interdisciplinaires, intégrant les dynamiques socio-politiques aux processus biophysiques qui sous-tendent les flux de matière, afin de quantifier et d’analyser les causes à l’origine des évolutions des stocks de carbone en forêt à des échelles régionale, nationale et globale.

« Dans mon travail, j’essaie de rendre cette interdisciplinarité vivante : chaque fois que cela est possible, je collabore avec des historiens, des politistes, des géographes ou des sociologues et je lis aussi une partie de la bibliographie produite en humanités environnementales », énumère-t-elle. « Évidemment je travaille aussi beaucoup avec des scientifiques du sol, des écologues et des biogéochimistes. Je suis moi-même biogéochimiste et modélisatrice, c’est cet ancrage disciplinaire qui me permet de dialoguer avec d’autres disciplines et, je l’espère, de former ce que Bourdieu appelait "un intellectuel collectif " », ajoute Julia Le Noë, qui estime cet état d’esprit ouvert et collaboratif essentiel dans la recherche, en particulier lorsqu’il s’agit d’étudier des phénomènes aussi complexes que les transformations de l'environnement.

La recherche par conviction

Au-delà de l’aspect pluridisciplinaire, c’est surtout par conviction que Julia Le Noë s’est orientée dans les géosciences, pour œuvrer à la protection de l’environnement : « c’est ce qui donne de le plus de sens à mes recherches et qui me donne une motivation en béton au quotidien ! » admet-elle sans hésiter. « J’ai choisi d’étudier les géosciences car cet ensemble disciplinaire permet de comprendre les causes et les conséquences des bouleversements écologiques et climatiques auxquels la société toute entière est confrontée… mais aussi d’apporter des clés de compréhension pour y faire face », ajoute la chercheuse. Et si pour Julia Le Noë la protection de l’environnement n’est pas le seul défi important auquel les générations, présentes et futures, sont confrontées, « il est cependant lié à tous les autres : justice sociale et justice environnementale sont imbriquées. »

 

Parcours express

 

-    Baccalauréat scientifique au Lycée Montesquieu d’Herblay, en banlieue parisienne nord, Licence de chimie, parcours physique-chimie à l’Université Pierre et Marie Curie (UMPC).
-    Passage aux sciences de l’environnement avec un Master de Géochimie Environnementale toujours à l’UPMC au cours duquel elle réalise 3 stages de recherche sur des sujets liés aux systèmes agricoles et à la soutenabilité environnementale. « Un choix qui a orienté la suite de mon parcours et m’a largement incitée à candidater à une bourse de thèse ».
-    Thèse de Doctorat obtenue en 2015 à l’école doctorale Géosciences Ressources Naturelles et Environnement (ED 398).

 

« Un univers pluridisciplinaire idéal »

Sa thèse en poche Julia Le Noë choisit d’abord un post-doctorat sur les écosystèmes forestiers au sein de l’Institut d’Écologie Sociale de l’Université des Ressources Naturelles et Sciences de la Vie (Universität für Bodenkultur) de Vienne, en Autriche.  Décidée à approfondir sa compréhension de la dynamique des stocks de carbone des sols forestiers, elle commence en janvier 2021 une seconde mission au Laboratoire de Géologie de l’ENS (UMR 8538). Cette équipe travaille depuis plusieurs années sur les mécanismes de stabilisation du carbone organique des sols, et sur leur incorporation à des modèles parcimonieux et robustes. « J’utilise et je développe des modèles d’écosystèmes agricoles et forestiers pour mes travaux, c’était l’endroit idéal pour moi. » Presque un an plus tard, la scientifique ne regrette pas son choix : « L’ENS m’offre un univers pluridisciplinaire idéal à la réalisation de mes recherches, en particulier grâce à la présence du Centre d’Enseignement et de Recherche en Environnement et Société, le CERES ».

Et à celles et ceux qui souhaitent s’orienter dans une carrière scientifique, son conseil est simple : bien s’entourer. « La recherche peut parfois être difficile sur le plan personnel car les places sont chères. Pour tenir, il faut de la joie à travailler, du sens et de la solidarité collective. Choisissez un sujet et une équipe scientifique qui vous plaisent et dans lequel vous vous épanouissez intellectuellement », conclut Julia Le Noël.

 

(1)    Un puits de carbone est un réservoir qui stocke, par un mécanisme naturel ou artificiel, le carbone atmosphérique. Les principaux puits de carbone sont les océans et certains milieux continentaux comme les forêts en formation, les tourbières, etc. Source : futura-sciences.com
(2)    GtC est une unité : Gigatonne de carbone, soit un milliard de tonnes de carbone.

 

Bibliographie
-    Altered growth conditions more than reforestation counteracted forest biomass carbon emissions 1990–2020, Julia Le Noë, Karl-Heinz Erb, Sarah Matej, Andreas Magerl, Manan Bhan et Simone Gingrich, Nature Communications, 19 octobre 2021
-    Thèse de Julia Le Noë : Fonctionnement et trajectoires biogéochimiques des systèmes agricoles territoriaux en France : flux de carbone, d’azote et de phosphore (1852-2014). Réalisée au sein de l’équipe biogéochimie de l’UMR METIS (UMR7619) de Sorbonne Université, sous la direction de Josette Garnier et Gilles Billen, 2018.