Les courriers adressés à l’Élysée
Par Michel Offerlé, sociologue
À l’approche des élections présidentielles de 2022, Vu.es d’Ulm ouvre ses colonnes au sociologue Michel Offerlé. Spécialiste de sociologie politique et professeur émérite à l’ENS-PSL il revient dans ce texte sur l’enquête inédite qu’il a menée avec Julien Fretel (professeur de science politique à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne) sur les courriers adressés par des Français aux Présidents de la République.
Cette correspondance qui met en lumière des écritures et des vies ordinaires est « une formidable introduction à l’étude du présidentialisme « par le bas ».
Enquête sur les courriers adressés à l’Élysée
Par Michel Offerlé, sociologue
Avez-vous une fois dans votre vie, écrit au Président de la République ? pour vous plaindre, pour donner votre opinion, ou par facétie, comme l’a fait Hervé Le Tellier dans sa pochade oulipienne Moi et François Mitterrand (2016), où il met en mots les fausses lettres qu’il dit avoir adressées au Président Mitterrand et à ses successeurs, et la fausse réponse que le chef de l’Etat lui aurait retournée. Les courriers postaux sont gratuits, jusqu’à 20 grammes. Ils sont désormais dépassés en volume par les courriels.
Nous sommes partis, mon collègue Julien Fretel et moi-même, sur la piste des courriers élyséens, profitant d’une opportunité qui nous était offerte (après beaucoup d’attente) pour travailler au Palais de l’Alma, de l’autre côté de la Seine, à 2,3 kilomètres du « vrai » Palais, celui de l’Elysée. Le service du courrier siège quai Branly, où sont reçus, traités, classés, filtrés les quelques mille lettres et objets qui arrivent quotidiennement dans le service de la correspondance présidentielle.
Ce service désormais renommé Service de la communication directe (SCD), avec ses 70 à 90 employés, selon les périodes, est chargé de « répondre à tous » (sauf aux lettres jugées injurieuses, et aux écrits jugés insanes). Nous avons pu travailler directement sur le terrain à la fin du quinquennat de François Hollande, pendant plusieurs semaines en 2017 : en dépouillant des milliers et des milliers de lettres, en observant le travail des employés du service, en les interrogeant sur leurs façons de faire. Nous avons complété cette immersion par des coups de sonde dans le courrier de Nicolas Sarkozy déposé aux Archives Nationales (là aussi, l’attente fut longue). Le courrier actuel d’Emmanuel Macron nous a été très partiellement ouvert, et celui de François Mitterrand a pu être défloré, par la rencontre avec l’ancien chef du service qui s’est fait le gardien mémoriel d’une partie des échanges épistolaires entre le Président et les scripteurs français. Nous avons fait des entretiens avec des responsables du service, sous plusieurs présidences, et avec les présidents Sarkozy et Hollande.
Cette correspondance volumineuse et foisonnante n’avait que peu attiré l’attention des chercheurs français (voir cependant Fraenkel, puis Schijman). Écrire au souverain était certes une pratique ancienne, et les suppliques et placets ont intéressé les historiens, alors que les pratiques scripturaires en régimes non-démocratiques (Union soviétique, Chine, RDA) ont suscité la réflexion de groupes de travail qui tentent de faire le pont entre ces diverses manières d’écrire, en des temps et des espaces très différents.
"Au delà des anecdotes, et des histoires de vie, des récits de soi, ces lettres troublantes, hautaines, véhémentes ou discrètes sont une formidable introduction à l’étude du présidentialisme « par le bas ».
Que sommes-nous allés chercher dans la dizaine de milliers de lettres que nous avons lues, parfois parcourues, annotées, classées. Nous avons travaillé par immersion prolongée, par imprégnation mutuelle, soucieux d’écouter ces voix et ces vies parfois minuscules qui se racontaient spontanément (et parfois avec spontanéité), et de traquer la répétition dans les propos de celles et ceux qui en prennent l’initiative (parfois en famille) : « Monsieur le Président, je vous fais une lettre » (formule récurrente parmi les plus lettrés).
La première entrée a été celle de la sociologie de l’écriture, des écritures savantes comme des écritures exceptionnelles (dites ordinaires). Pourquoi on écrit ? qui écrit ? selon quelles modalités (courrier manuscrit, courriels – désormais plus de 60% des envois – , courriels avec pièce jointe soignée, mais aussi poèmes, tableaux, livres, cadeaux, cartes postales de vacances ou de vœux, dessins d’enfants…), selon quelle identité on se présente (en n’évoquant qu’allusivement son âge et sa profession, en se catégorisant souvent « de la classe moyenne »), quel principe du droit à la parole est évoqué et invoqué (en « tant que » et/ou « au nom de »). Ces lettres offrent une multitude de variétés d’actes d’écriture, dans leurs longueurs très inégales (de deux lignes à plus d’une dizaine de pages), très diverses du point de vue du choix du papier, des formules d’entrée et de politesse, de la graphie, de l’orthographe et de la syntaxe, et de l’in-organisation argumentaire. Des lettres qui s’autorisent à parler de tout, de la vie très quotidienne et intime des scripteurs comme des grandes affaires du monde : carrières de surendettés frappant de guichets à guichets, femmes battues, retoqués de l’État social et/ou critiques ou chroniques pointues ou générales des agissements perçus d’une autorité politique jugée à part, en surplomb, et pourtant à portée graphique. Des bouffées d’écriture ou des leçons de politique faites au Prince. Nous avons trouvé dans nombre d’entre elles, un écho par les mots, du mouvement des Gilets Jaunes. Nous avons aussi trouvé quelques « poly-scripteurs », graphomanes dépensant plusieurs centaines d’euros par mois, insulteurs compulsifs du Président ou chroniqueurs réguliers des quinquennats.
Au delà des anecdotes, et des histoires de vie, des récits de soi, ces lettres troublantes, hautaines, véhémentes ou discrètes sont une formidable introduction à l’étude du présidentialisme « par le bas ». D’ordinaire, la figure présidentielle et l’institution qui la rend possible et la pérennise est saisie par le « haut », à travers les commentaires médiatiques ou les gloses constitutionnalistes, ou bien par les exercices d’auto-définition des résidents temporaires de l’Élysée : « hyper président », « président normal », « présidence jupitérienne ». Les articles de la constitution et la configuration du système partisan permettent de dessiner les périmètres supposés des incarnations de l’institution présidentielle. La lecture du courrier élyséen permet de comprendre, par les mots, les manières - distantes, respectueuses, rigolardes ou agressives - qui relient ces français qui écrivent, au rôle, et à l’institution présidentiels, et à la personne qui la met en scène.
"Un instrument disponible à la portée du Président et de ses services pour sortir de l’isolement obsidional élyséen"
De français, et non des français car on se gardera bien, à la manière des sondages dits d’opinion, de considérer que ces lettres sont des photographies fidèles de « l’opinion publique ». Elles sont toutefois, et c’est la troisième piste que nous avons suivie au travers de ce dédale épistolaire, un instrument disponible à la portée du Président et de ses services pour sortir de l’isolement obsidional élyséen. Certes les voyages présidentiels (et les « portées d’engueulade » voire la remise de petits billets directement), le suivi des commentaires médiatiques et essayistes, les notes des entourages, et le dialogue avec les élus ou les membres du parti voire avec un « capteur » spécifique que peut être un interlocuteur privilégié qui suit les méandres des opinions et de « l’Opinion », peuvent permettre au Président de saisir les humeurs de l’opinion publique.
Toutefois la plupart des présidents auront fait plutôt confiance à la courbe des sondages, commandés directement par l’Elysée ou par Matignon. C’est sans doute ce qui a prévalu sous Nicolas Sarkozy qui préférait de loin les bains de foule et les sondages (« Carla me disait constamment « arrête de te jeter dans la foule, il va t’arriver quelque chose »). On peut se demander, eu égard aux méthodes de plus en plus opaques de passation des questionnaires (les access panels), auprès de répondeurs fidélisés (parfois même avec des bons d’achat) par des entreprises de sondages peu intéressées à la vérification des caractéristiques socio-démographiques des enquêtés, ce que valent ces « données » qui présentent l’assurance tranquille de la quantification.
Donc, tout l’enjeu de la réception du courrier est de savoir comment on le traite (dans tous les sens du terme). Il est « découpé » en 5 catégories lors de son ouverture : les lettres suicidaires donnent lieu à une réaction immédiate, les lettres incohérentes, injurieuses ou anonymes n’ouvrent sur aucune réponse.
Les trois autres grandes catégories implique un travail de réponse et d’écriture très variable : les « requêtes », environ 60 % des flux sont orientées vers les services sociaux, les « opinions » sont beaucoup plus attentivement scrutées, et le « courrier réservé » (élus, chefs d’État étrangers, dirigeants d’associations, grands patrons ou personnalités) implique une vigilance particulière. Le chef de service peut être alors jugé d’un simple point de vue volumétrique, il doit répondre à tous, et vite, et doit protéger le Président et l’institution en faisant en sorte que ces réponses n’engagent pas le Président et qu’elles renvoient à la définition institutionnelle du Président, « Président de tous les Français ». Une toute petite partie des courriers (les plus « significatifs », les plus lisibles mais pas forcément les plus représentatifs) remontent au Palais et quelques-uns sont soumis à la signature personnelle du Président. François Hollande qui a regretté, devant nous, de ne plus avoir la proximité de l’élu local lorsqu’il est rentré à l’Élysée, a voulu en lire plus que son prédécesseur, en signer plus personnellement aussi. Il a même en 2015 fait quelques samedis après-midis de réception de scripteurs avec il s’entretenait en toute discrétion durant une bonne demi-heure chacun.
Le courrier « Monsieur », peut être redoublé par un courrier « Madame » plus spécialisé. C’est le cas actuellement avec Brigitte Macron et ses collaboratrices, qui traitent entre 20 000 et 25 000 correspondances par an, particulièrement consacrées à l’enfance et au handicap.
Chaque jour repartent de l’Éysée (ou plutôt de l’Alma) des centaines de réponses, bien souvent des réponses-types, qui aiguillent les requérants vers les services sociaux et les sous-préfectures ou qui détaillent des éléments de langage pour expliciter une politique, une attitude qui a fait l’objet d’une interpellation ou d’un commentaire de la part d’un scripteur. L’actuel service a été digitalisé et les courriers traités par algorithmes sont beaucoup plus utilisés par l’entourage du chef de l’État et par le Président lui-même notamment lors des vœux de 2020, lors des voyages présidentiels, voire dans la conjoncture électorale actuelle. On peut y voir une importation des usages du courrier tel que pratiqué par Barack Obama, qui affirmait terminer ses soirées par la lecture d’une dizaine de lettres.
Quand nous votons nous votons trois fois : indirectement pour le vote, pour ou contre untel ou une telle, nous sommes enfin « votés » car nos votes sont comptés, agrégés, commentés et transformés en atomes « d’électorats ».
Quand nous écrivons au Président, nous reconnaissons a minima l’institution présidentielle, nous écrivons pour des raisons extrêmement diverses, et nos écrits, de lettres deviennent des chiffres (désormais des datas travaillés par des algorithmes), très différentiellement, utilisés à des fins de pilotage « de l’opinion publique » par les présidents successifs.
À propos de Michel Offerlé
Michel Offerlé est professeur émérite de science politique au département de Sciences Sociales de l’ENS-PSL. Il est membre des axes de recherches « Sciences sociales du politique et du droit », et « Le travail depuis ses frontières » au Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS). Il a été l’un des co-fondateurs de la revue Genèses, Sciences sociales et histoire. Ses travaux portent sur l’apprentissage du suffrage universel par les électeurs français au XIXe siècle auquel il a consacré un ouvrage et de nombreux articles. Il s’est intéressé dans une perspective socio-historique et sociologique aux organisations et mouvements politiques et a contribué à rénover la compréhension de l’émergence des formes d’agrégation et des modes de fonctionnement de ces organisations et mouvements. Ce travail s’est prolongé dans une réflexion commune avec Jacques Lagroye et d’autres chercheurs sur la sociologie de l’institution. Tout en continuant à travailler sur ses thématiques de prédilection, il a initié, depuis 2007, une recherche sur les patronats (leur métier et leurs modes d’organisation et d’action collective) et sur la manière dont les élites économiques s’organisent pour définir et défendre leurs intérêts.
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