Les cahiers de la Nuit ENS #3
Beaucoup de bruit pour rien
Lorsque l’on mesure une propriété d’un système, qu’il s’agisse par exemple d’un courant électrique, de la position d’une particule en suspension dans un liquide, du nombre de molécules dans une région donnée, ou d’une signature physique de l’une de ces molécules, la valeur mesurée fluctue au cours du temps.
Ces variations sont généralement considérées comme un bruit, une source d’incertitude qu’il faut chercher à réduire pour obtenir le signal d’intérêt. Pourtant, ces fluctuations reflètent aussi les propriétés intrinsèques du système étudié, et peuvent se révéler une source précieuse d’informations sur ce dernier, pour qui sait les exploiter. Voyons comment.
La tempête… Dans un verre d’eau
Revenons d’abord à la source de ce bruit. Même si à notre échelle la matière semble continue, elle est en fait constituée d’entités de très petite taille (environ un dix-milliardième de mètre), les atomes, qui s’assemblent pour former des molécules comme l’eau que l’on trouve sous forme gazeuse, liquide ou solide, ou directement des solides à la structure régulière. Cette idée de matière faite de briques élémentaires ne va pas de soi : cette « certitude » est restée longtemps incertaine, mais elle est maintenant bien établie. Se demandant « Si, dans un cataclysme, toute notre connaissance scientifique devait être détruite et qu'une seule phrase était transmise aux générations futures, quelle affirmation contiendrait le maximum d'informations dans le minimum de mots ? », le prix Nobel de physique Richard Feynman répondait « Je pense que c'est […] que toutes les choses sont faites d'atomes - petites particules qui se déplacent en mouvement perpétuel, s'attirant mutuellement à petite distance les unes les autres et se repoussant lorsque l'on veut les faire se pénétrer. »
Les objets que nous observons à l’échelle humaine, macroscopique, sont ainsi constitués d’un nombre gigantesque d’atomes. Sous le calme apparent de la surface lisse de la mer se cache une tempête invisible à l’œil nu, celle des collisions incessantes entre atomes et molécules. On parle d’agitation thermique et « d’énergie thermique », car l’énergie associée à ces mouvements désordonnés est proportionnelle à la température. S’il n’est pas possible de voir directement ces mouvements des molécules, on peut s’en apercevoir en observant des objets suffisamment gros pour être observés au microscope, mais suffisamment petits pour subir les effets de l’agitation thermique. C’est ce que fit le botaniste Robert Brown en 1827 avec des grains de pollen, dont la position au cours du temps semble évoluer de façon aléatoire, phénomène que l’on désigne depuis comme « mouvement brownien ». C’est seulement en 1905 qu’Albert Einstein propose une analyse mathématique du phénomène comme résultant des nombreuses collisions des grains avec les molécules d’eau autour des objets en suspension, et suggère qu’il serait possible de déduire des mesures des informations sur la taille des molécules. Cette proposition sera suivie par Jean Perrin, dont les expériences et les travaux sur la nature discontinue de la matière lui vaudront le prix Nobel en 1926.
Mesure pour mesure
À de rares exceptions près, nos instruments de mesure reflètent les propriétés d’un ensemble généralement très grand d’atomes ou de molécules, soumis comme nous venons de le voir à l’agitation thermique. La répétition d’une même mesure ne donnera donc pas exactement la même valeur, et l’on adoptera une description statistique en évaluant la distribution de la valeur mesurée. Lorsque l’on lance un dé non-pipé, chaque face a la même probabilité d’être tirée et cette distribution est plate. Pour une mesure physique, on obtient souvent une distribution « en cloche », centrée sur une valeur moyenne, assimilée au signal recherché, et avec une certaine largeur, souvent utilisée pour quantifier l’incertitude, qui dépend aussi du nombre de mesures réalisées.
Si l’on observe la position d’un grain de pollen au cours du temps à des intervalles fixes, on constate qu’il y a autant de déplacements dans une direction que dans la direction opposée. Ainsi, en moyenne, le grain ne se déplace pas. Mais plus on attend, plus la probabilité de trouver le grain éloigné de sa position initiale augmente. Plus précisément, en moyenne, le carré de la distance entre deux positions observées est proportionnel au temps d’attente, et le coefficient de proportionnalité permet de définir un coefficient de diffusion qui est une propriété caractéristique du système. Le phénomène de diffusion qui résulte des collisions avec le liquide dans lequel se trouve le grain de pollen, est indissociable d’un autre : la friction que le liquide exerce sur la particule lorsque celle-ci se déplace, ou de façon équivalente la mobilité caractérisant la réponse de la particule lorsqu’elle est soumise à une force extérieure. Ces deux aspects, diffusion et mobilité, forment les deux faces d’une même médaille, caractérisées par la relation dite d’Einstein entre coefficient de diffusion, mobilité et énergie thermique.
Être ou ne pas être… Un signal
La diffusion constitue une première illustration du fait que l’étude des fluctuations nous renseigne sur le système étudié. Depuis plus d’un siècle, la physique statistique étudie les liens profonds entre fluctuations et propriétés, qui ont ouvert de nouvelles façons d’aborder l’étude de la matière. La relation d’Einstein n’est qu’un exemple parmi d’autres d’une « relation de fluctuation-dissipation » entre une propriété quantifiant les fluctuations d’un système à l’équilibre et la réponse du système lorsqu’il est soumis à une perturbation. Ainsi la capacité thermique d’un système, qui mesure le changement d’énergie induit par un changement de température, est liée aux fluctuations à l’équilibre de l’énergie ; sa compressibilité, qui mesure le changement de volume induit par un changement de pression, aux fluctuations du volume ; la capacité électrique d’un condensateur, qui mesure le changement de sa charge induit par un changement de la différence de potentiel entre ses bornes, aux fluctuations de la charge ; la conductivité électrique, qui mesure la réponse du courant électrique à un champ électrique, aux fluctuations du courant… Et ainsi de suite. Dans tous les cas, la relation met en jeu la fameuse « énergie thermique », rappelant l’origine microscopique des différents phénomènes.
Les fluctuations des quantités mesurées sont ainsi de précieuses sources d’information. Cette idée est bien résumée par le titre d’un article paru dans la revue Nature en 1998 : « The noise is the signal », le bruit est le signal. Toute la difficulté est de trouver quelles informations peuvent être obtenues en écoutant le bruit, et la collaboration entre expérimentateurs et théoriciens est souvent essentielle. Il faut par exemple établir quelle propriété statistique des fluctuations mesurées doit être évaluée : dans certains cas mentionnés ci-dessus, il s’agit simplement de la variance de la distribution, une mesure de sa largeur autour de la valeur moyenne. Pour la diffusion ou la conductivité, il faut évaluer des corrélations entre les valeurs mesurées à différents temps. Un autre aspect du travail des théoriciens consiste à prédire les signaux attendus en supposant tel ou tel mécanisme microscopique ; la comparaison avec les résultats expérimentaux permet ensuite d’identifier si ces mécanismes jouent ou non un rôle dans le système réel.
Alors, beaucoup de bruit pour rien ? Un rien de bruit peut en fait nous apprendre beaucoup… Si l’on sait l'écouter !