Une mosaïque sensorielle pour comprendre la crise environnementale
Entretien avec Christian Lorenzi, coordinateur du nouveau séminaire « Écologie sensorielle »
Nos systèmes sensoriels sont-ils équipés de « détecteurs de vie » ? Peuvent-ils évaluer la biodiversité environnante ? Comment certaines espèces réagissent à des changements environnementaux rapides ?
« Écologie sensorielle » est un nouvel enseignement pluridisciplinaire – à l’interface des neurosciences, de la psychologie expérimentale, de la philosophie, de l’éthologie et de l‘écologie – qui débute en février 2023 au sein du CERES à l'ENS-PSL.
L’occasion d’interroger son coordinateur Christian Lorenzi, Professeur en psychologie expérimentale, sur un enseignement qui, sans prétendre couvrir l’ensemble du champ de l’écologie sensorielle, vise avant tout à sensibiliser les étudiantes et étudiants aux grandes questions environnementales touchant l’humain et le non-humain sous le prisme des modifications sensorielles causées par l’activité humaine.
Pouvez-vous nous raconter l’origine du séminaire « Écologie sensorielle » ?
Ce projet d’enseignement en écologie sensorielle a une longue histoire que l’on peut faire remonter à la création de l’Unité d'Enseignement COP-ENS du CERES avec Lucas Paoli – alors en formation au département de biologie de l’École – et à mes premières interactions avec Régis Ferrière, écologue et co-directeur de l’UMI CNRS interdisciplinaire iGlobes et Jérôme Sueur, bio- et éco-acousticien au Muséum national d’histoire naturelle.
Ces échanges intenses et fructueux m’ont amené à réaliser l’importance des phénomènes sensoriels dans la compréhension de la crise environnementale actuelle. Pensez tout simplement à « Printemps silencieux » – une œuvre majeure ayant contribué à lancer le mouvement écologiste en occident en 1962. Par son seul titre (« Printemps silencieux »), Rachel Carson nous révèle à quel point nos systèmes sensoriels (ici, l’audition) sont capables de nous alerter efficacement des modifications environnementales (dans ce cas précis, une extinction massive d’oiseaux causée par un insecticide, le DDT). Plus avant, les processus sensoriels pourraient constituer un terme fondamental de l’équation complexe posée la crise environnementale actuelle.
Mais l’écologie sensorielle pose également des questions scientifiques nouvelles et passionnantes et ce chez l’animal non-humain comme chez l’animal humain : nos systèmes sensoriels surveillent-ils passivement notre environnement ? Quels comportements auditifs, visuels ou olfactifs « ordinaires » sont engagés dans cette fonction de surveillance ? Nos systèmes sensoriels sont-ils équipés de « détecteurs de vie » ? Peuvent-ils évaluer la biodiversité environnante ? Ces processus jouent-ils un rôle dans la sélection des habitats, voire dans le bien-être et la santé ? Cette unité d’enseignement tente d’en ébaucher les contours, d’amorcer une réflexion …
Quel est l’historique de l’Écologie sensorielle et quels en sont les enjeux actuels ?
Von Uexkull (1921) peut sans conteste être considéré comme un des pionniers de l'écologie sensorielle. A travers le concept de « monde propre » (Umwelt), Von Uexkull souligne le caractère unique des mondes sensoriels dans lesquels vivent les différents organismes vivants et nous amène ainsi à reconnaître la nécessité d’identifier les caractéristiques particulières de l'environnement, pertinentes pour chaque espèce. Ces informations sensorielles s'avèrent cruciales lorsqu’il s’agit de comprendre comment les différents organismes vivants – l’être humain y compris – répondent aux changements environnementaux rapides causés par l’activité humaine. L'écologie sensorielle peut alors être utilisée comme un outil dans les stratégies de conservation et de gestion permettant de comprendre comment certaines espèces réagissent à ces changements environnementaux rapides et comment les impacts négatifs de ces changements résultants d’effets de masquage, distraction et confusion peuvent être atténués. Cette même approche peut être appliquée à l’humain qui perçoit ces changements environnementaux et en subit également les conséquences. Les étudiantes et étudiants suivant cette unité d’enseignement exploreront activement ces possibilités d’application à l’humain.
Cet enseignement se situe à l’interface des neurosciences, de la psychologie expérimentale, de la philosophie, de l’éthologie et de l‘écologie. Comment avez-vous préparé le contenu des séances et l’articulation entre les différentes disciplines ?
L’écologie sensorielle se concentre généralement sur la perception, la prise de décision et le comportement animal non-humain. L’objectif de cet enseignement est plus large et moins technique : il ne se limite pas à fournir des connaissances fondamentales dans ces domaines grâce aux contributions d’éthologues et d’écologues illustrant la diversité des « mondes sensoriels » animaux. Il cherche également à étendre l’application des concepts de l’écologie sensorielle à la perception humaine et plus généralement aux questions de santé, de bien-être, voire d'expérience esthétique de la nature. C’est pourquoi nous avons enrichi cet enseignement grâce aux contributions de psychologues cognitivistes et de philosophes de la perception et de l’esthétique.
Comment définit-on la « pollution sensorielle » ?
L'expansion humaine à l’échelle mondiale a des conséquences multiples. L’une d’entre elles, souvent négligée mais néanmoins importante, correspond à son impact négatif sur les systèmes sensoriels de nombreuses espèces. Ce phénomène est connu sous le nom de « pollution sensorielle » Dominoni et al. (Nature Ecology & Evolution, 2020) en décrivent parfaitement la nature et les mécanismes : les polluants sensoriels sont des stimuli d’origine humaine (e.g., la lumière artificielle produite par l’éclairage routier ou résidentiel, les enseignes publicitaires, le bruit acoustique produit par le trafic aérien ou urbain) altérant le traitement de l'information sensorielle par les organismes vivants. Les polluants sensoriels affectent la physiologie et le comportement et par conséquent la valeur adaptative (fitness) pour de nombreuses espèces par masquage, distraction et/ou confusion. Ces stimuli coexistent dans les environnements anthropisés terrestres et aquatiques et forment donc une sorte de « mosaïque sensorielle » complexe et relativement nouvelle dans laquelle les animaux humains et non-humains doivent aujourd’hui s’orienter.
Il y a un intérêt croissant des étudiants aux enjeux écologiques. Pensez-vous que les Grandes écoles et l’Université auront les moyens d’y répondre et comment ?
Cet intérêt est manifeste et ne fera que croître dans les années à venir. Grandes écoles et universités peuvent y répondre dès maintenant en soutenant des projets de recherche et de formation littéraires comme scientifiques ayant trait à l’écologie. Mais j’entends ici une écologie comprise et déployée dans toutes ses dimensions.
À propos de Christian Lorenzi
Christian Lorenzi obtient un doctorat en psychologie expérimentale de l'Université Lyon 2 en 1995 pour ses travaux en « psychophysique sensorielle » sur la perception auditive chez l’humain, à l’issue d’une formation mêlant psychologie et sciences cognitives, tout juste naissantes en France dans les années 90. Il passe ensuite une année en post-doctorat à Cambridge (GB), puis travaille comme chercheur à l’Institute of Hearing Research de Glasgow sur les pertes auditives neurosensorielles. De retour en France, il est recruté comme maître de conférences puis comme professeur en psychologie expérimentale en 2001 à l’Université de Paris. À partir de 2005, il œuvre à la création de l'équipe CNRS « Audition » et à son installation à l'ENS au sein du département d’études cognitives (DEC) alors que ce dernier venait tout juste d’être créé. En 2011, il devient professeur à l'ENS où il prend la fonction de directeur du DEC puis de directeur des études scientifiques et de la vie étudiante jusqu'en 2020. Depuis deux ans, il est revenu dans son laboratoire et auprès de ses étudiants, pour partager ses connaissances en psychologie de la perception et mettre sur les rails le projet de recherche en « écologie sensorielle » portant sur la capacité de notre système auditif à percevoir les sons biologiques et la biodiversité dans les paysages sonores naturels. « Cette nouvelle orientation scientifique n’est pas le fruit du hasard : elle s’est imposée à moi à la suite des multiples rencontres au sein de l’École pendant mon mandat de directeur des études. »
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