La Masterclass d’écriture littéraire de l'ENS-PSL
Une formation et un « laboratoire » de création - Master Class Littéraire # 1
Comment écrit-on ? Quels choix d'écriture adopter ? Comment trouver le bon point de vue, le temps verbal, le rythme général, la composition ? Comment faire pour que « chaque fragment ait de la force, et que toutes les parties s'assemblent et créent un tout qui progresse, se renouvelle, s'approfondisse au fil des pages » ?
C’est d’une façon inédite et originale que la Masterclass d’écriture organisée par Déborah Lévy-Bertherat et Nathalie Koble, professeures au département de Littératures et langage (LILA) de l'ENS, propose aux élèves de l’École, une formation en écriture littéraire offerte par des auteur(e)s contemporains.
L’écrivaine Valérie Zenatti et l’écrivain Sylvain Prudhomme qui assurent la formation cette année, nous racontent leur rôle et leur accompagnement, auprès des étudiants, vers un espace de réflexion, de liberté et de pratique créative.
Entretien croisé avec Valérie Zenatti et Sylvain Prudhomme
Vous êtes l’écrivaine et l’écrivain choisi(e)s cette année pour animer les séances du Masterclass d’écriture du département Littératures et langage, pouvez-vous nous expliquer comment vous préparez ces ateliers et en quoi ils consistent ?
Valérie Zenatti : Je prépare ces ateliers en choisissant des extraits de textes littéraires dans lesquels une voix forte et claire résonne dans sa singularité. J’en dégage un aspect (l’ironie, l’outrance, l’allusion, le rythme) qui sera le thème de la séance.
Sylvain Prudhomme : J'ai proposé aux étudiants de travailler chacun sur un projet personnel, ce que j'appelle un « chantier », dans lequel j'essaie de les accompagner de mon mieux, pendant toute la durée de l'atelier, qui court sur un mois. Quelle forme choisir pour donner au projet la plus grande force possible ? Quels choix d'écriture adopter ? Comment faire non seulement que chaque fragment ait de la force, mais que toutes les parties s'assemblent et créent un tout qui progresse, se renouvelle, s'approfondisse au fil des pages ? Ce sont toutes ces questions que nous évoquons ensemble.
Comment se passe une séance type ?
Valérie Zenatti : Je ne suis pas sûre de pouvoir parler de séance type car l’atelier constitue un défi paradoxal : il faut trouver une « recette » qui n’existe pas, qui demande à être réinventée en quelque sorte à chaque séance. Nous commençons toujours par défricher oralement ensemble la question du jour. Ce moment de discussion est capital car il permet une réflexion commune, mais également une approche des regards et des attentes de chaque participant.
Sylvain Prudhomme : La première séance a été consacrée à différentes propositions d'écriture collectives. Puis nous sommes entrés dans le travail sur des projets plus personnels : formulation des projets, début de leur écriture, choix formels structurants. A présent nous alternons temps de lecture collective (non seulement des projets eux-mêmes, mais aussi de livres que j'apporte, choisis pour l'écho qu'ils peuvent faire à certains chantiers en cours d'écriture au sein du groupe) et dialogue sur les projets initiés par les participants et les participantes. Parmi ceux-ci, il y a ainsi une « Cartographie des baisers », un inventaire des « Petites pertes », une « Encyclopédie des creux, » un « Journal du moi(s) », et beaucoup d'autres projets très enthousiasmants.
Quels sont les travaux proposés aux élèves ? Y-a-t-il seulement des cours théoriques ou également de la pratique ?
Valérie Zenatti : Ce sont des exercices d’écriture en lien avec la question du jour. Il ne s’agit pas d’imiter une voix, mais de trouver dans la sienne une tonalité peut-être inexploitée jusque-là.
Sylvain Prudhomme : L'idée est bien sûr qu'ils écrivent. Qu'ils parviennent même à avancer de façon décisive dans un projet qui soit presque le début pour chacun ou chacune d'un petit livre, susceptible d'être augmenté ensuite à loisir, s'ils en éprouvent le désir. Les conseils théoriques viennent sans cesse doubler le travail pratique, j'essaie de saisir chaque occasion qui se présente pour en distiller, tout au long de l'atelier. Mais je ne les isole pas. Et j'essaie de toujours les formuler à partir d'exemples concrets.
« Qu'ils gagnent cette confiance, tout en apprenant à travailler dès le début ce que j'appelle leur placement, exactement comme en sport : trouver d'instinct les bons choix d'écriture, de personne, de point de vue, de temps verbal, de rythme général, de composition. » Sylvain Prudhomme
Qu’est-ce que cet atelier propose d’apporter aux étudiants ?
Valérie Zenatti : Il leur propose très modestement d’ouvrir un espace de réflexion et de pratique dans lequel doivent s’allier l’élan que je leur donne et leur propre liberté. Je ne leur demande pas d’appliquer une consigne mais bien de s’approprier une réflexion et des outils, en les encourageant vivement à les détourner ou s’y opposer s’ils le souhaitent, afin de trouver leur manière singulière de découvrir et d’écrire ce qu’ils ont en eux.
Sylvain Prudhomme : De la confiance en eux. C'est ce qui me semble le plus important. Qu'ils apprennent à se fier à leurs intuitions, à aller au bout de leurs idées, si singulières soient-elles en apparence, surtout si elles sont singulières même, comme j'essaie de les y encourager. Qu'ils gagnent cette confiance, tout en apprenant à travailler dès le début ce que j'appelle leur placement, exactement comme en sport : trouver d'instinct les bons choix d'écriture, de personne, de point de vue, de temps verbal, de rythme général, de composition. Presque tout se décide en amont des premiers mots qu'on écrit. Sans le vouloir, sans le savoir parfois, on est déjà placé d'une certaine façon – et il faut que ce soit la bonne, il faut qu'elle nous permette d'écrire avec élan, vivacité, rebond.
Dans votre expérience littéraire, qu’est que cela vous apporte à vous ?
Valérie Zenatti : Ce travail me permet de nourrir ma propre réflexion sur mes pratiques, sur les écueils que je peux rencontrer en écrivant. Les livres déjà écrits et publiés ne me permettent (fort heureusement !) pas de me dire que « je sais écrire ». L’écriture d’un livre repose chaque fois la même question : comment trouver la forme adéquate à ce qui exige d’être écrit ?
Sylvain Prudhomme : C'est très rafraîchissant de voir ces textes s'écrire. Je suis chaque fois surpris de l'inventivité des étudiants, de la variété des tons qu'ils adoptent spontanément, de la fermeté et la sensibilité des styles – c'est très net avec ce groupe. C'est revigorant, stimulant. Et en discutant à chaque séance avec le groupe à propos du juste placement, on est forcément conduit à réinterroger le sien.
« Interroger tout au long de la scolarité le rapport aux mots et au pouvoir qui peut leur être insufflé permettrait à chacun de découvrir un espace de subjectivité qui est selon moi la condition de toute liberté. » Valérie Zenatti
Selon vous, qu'est-ce qui serait intéressant ou important de développer en termes de formation d’écriture littéraire en France ?
Valérie Zenatti : Il me semble qu’il serait très important de permettre aux élèves, dès le plus jeune âge, une pratique soutenue de l’écriture. Cela ne ferait pas de chacun « un écrivain », mais permettrait d’élargir le rapport à l’écriture qui reste trop souvent cantonné aux questions d’imagination et de formulation correcte. Interroger tout au long de la scolarité le rapport aux mots et au pouvoir qui peut leur être insufflé permettrait à chacun de découvrir un espace de subjectivité qui est selon moi la condition de toute liberté.
Sylvain Prudhomme : De plus en plus de masters existent, dont naissent beaucoup de livres très aboutis. J'aime surtout les formules au long cours, qui offrent aux étudiants la possibilité d'un accompagnement sur le temps long, tout en leur laissant l'essentiel de la responsabilité du travail. Pour moi l'écriture est fondamentalement de ce côté : une traversée relativement solitaire malgré tout, que nul ne peut faire à notre place. Au Havre, où j'accompagne quelques étudiants, nous faisons chaque mois un point individuel sur l'avancée des textes en cours d'écriture. Mais le travail est entre leurs mains. Et face à la difficulté d'innombrables choix qu'impose quotidiennement la construction d'un livre, ils sont seuls. A mes yeux c'est très important.
Et vous, pourquoi écrivez-vous ?
Valérie Zenatti : C’est une très vaste question, peut-être la question de toute une vie ! J’ai en moi quantité de réponses qui affluent toutes vers le même constat : je n’ai jamais pu et je ne pourrai jamais je crois considérer la vie sans cette caisse de résonance, ou cette gravure dans le temps, qu’est l’écriture. Disons donc que je ne peux faire autrement, et que cela reste un mystère.
Sylvain Prudhomme : Pour ces moments de traversée solitaire sans doute. Écrire c'est chaque fois s'embarquer à l'aveugle, suivre une intuition, avec une part considérable d'inconnu. C'est délibérément s'aventurer dans des zones d'ombre de soi, à travers des situations fictionnelles ou par le retour sur des scènes vécues qui continuent de résonner en nous. C'est aller se frotter de près à des questions qui nous travaillent parfois secrètement et que le livre ne résout pas – loin de là – mais avec lesquelles il nous aide à vivre, et qui lui donnent sa nécessité, sa force.
La Masterclass d’écriture à l’ENS par Déborah Lévy-Bertherat et Nathalie Koble
Quel est l’objectif de la Masterclass d’écriture littéraire de l'ENS ?
Chaque auteur.e invité.e suit sa propre méthode, ses propositions singulières, correspondant à sa propre voix créative. Mais l’objectif n’est surtout pas d’apprendre des tactiques ou des techniques d’écriture : c’est, presque à l’inverse, de désapprendre les automatismes d’une pratique normée de l’écrit, acquise notamment par la rédaction de dissertations ! Se libérer, donc d’un certain formatage intellectuel, de réflexes intellectuels et linguistiques. Des participant.e.s non francophones peuvent apporter une sensibilité renouvelée à la langue française. Certain.e.s élèves ont déjà une expérience assez solide d’écriture personnelle, d’autres pas du tout, et tout le monde est bienvenu. Il n’y a aucun jugement sur la « qualité » des écrits produits.
Qu’est-ce que cette forme d’apprentissage cherche à faire émerger dans la formation étudiante ?
L’atelier répond à un angle mort de la formation académique, qui tend à se limiter à l’acquisition de connaissances et de capacités de transmission ou d’organisation de ces connaissances – ce qui est évidemment indispensable, mais ne suffit pas. C’est une autre façon d’apprendre, complémentaire. Les ateliers de pratique créative se multiplient aussi dans les arts, le cinéma, le théâtre… pour les mêmes raisons.
Quel est le retour des étudiantes et étudiants sur ce dispositif ?
Il est extrêmement positif, toujours. L’atelier les conduit à entrer, en quelque sorte, dans le laboratoire des écrivain.e.s et à y pratiquer leurs propres expériences. Chez certain.e.s, cela peut encourager ou confirmer une envie d’écrire. Pour d’autres, c’est une sorte de voyage en écriture, de découverte, toujours extrêmement enrichissante. Le lien qui se tisse au sein du groupe et avec les auteur.e.s peut être très fort. À la fin du semestre, une restitution est souvent organisée, avec une lecture ou un affichage des textes produits.
Selon vous, qu'est-ce qui serait intéressant ou important de développer en termes de formation d’écriture littéraire en France ?
Tout ! Il y a longtemps eu des réticences en France contre le creative writing, considéré comme une importation américaine artificielle, que l’on avait tendance à caricaturer. On oublie que Carson McCullers, par exemple, a suivi un cours de creative writing avant de publier son premier roman, Le Cœur est un chasseur solitaire, en 1940. Depuis une vingtaine d’années, les ateliers d’écriture se développent beaucoup en France, partout, y compris dans les usines, les hôpitaux ou les prisons – dans l’esprit du travail de François Bon. On trouve toutes sortes de formats, gratuits ou payants, et toutes sortes d’objectifs, de la thérapie au projet de publication. Cette diversité est appelée à s’accroître encore, et c’est une excellente chose.