ArchEthno : un outil pour l’enquête ethnographique
Entretien avec Florence Weber autour d’un logiciel innovant pour les sciences sociales
Du neuf du côté des sciences sociales et des enquêtes de terrain : le lancement d'ArchEthno, un outil numérique, qui regroupe, archive et classe des enquêtes ethnographiques afin de permettre la mise en commun partielle des données, leur revisite et leur valorisation.
L’occasion d’échanger sur l’aventure et l’histoire de la construction de ce dispositif numérique avec Florence Weber, coordinatrice du projet porté par le Centre Maurice Halbwachs en collaboration avec le pôle Humanités Numériques du labex TransferS, l'EUR Translitterae, AOROC, l’Observatoire de Paris et la société Artenum.
Pouvez-vous nous expliquer l’origine et l’ambition du projet ArchEthno ?
Florence Weber : Le projet s’inscrit dans une conviction épistémologique que je partage avec des historiens et des archéologues : les sciences sociales doivent se démarquer du régime de la connaissance philosophique et, pour ce faire, viser la « transparence d’expression de [leurs] discours savants » comme l’avait exposé Stoczkowski rendant compte du livre Le Modèle et le récit paru en 2001.
Lors du séminaire dont ce livre est issu, Jean-Claude Gardin avait réagi à mon exposé sur l’ethnographie en insistant sur sa proximité avec la démarche inductive et la minutie empirique des fouilles en archéologie. Nous sortions alors de l’affaire Sokal, nous avons depuis connu une affaire Maffesoli, de nombreux procès pour diffamation contre des ethnographes et nous entrons dans l’ère de l’application de l’intelligence artificielle à la rhétorique. L’ambition d’ArchEthno, un outil conçu par des ethnographes et pour les ethnographes, est d’aider les sciences sociales à dialoguer d’égal à égal avec les sciences de la nature sans en singer les protocoles et les procédures.
Dans quelles démarches de recherches s’inscrit-il ?
Florence Weber : Il vise d’abord à expliciter les démarches propres à l’enquête et à l’analyse ethnographiques. Au-delà, il vise à faciliter les démarches pluridisciplinaires, par exemple celles qui permettront de découvrir les processus désignés aujourd’hui sous le nom de One health : comment la santé humaine, la santé animale, l’état sanitaire des bâtiments, des sols, de l’air, interagissent-ils entre eux ? À vrai dire, le projet ArchEthno peut aussi intéresser des disciplines scientifiques plus classiques : il donne la main aux chercheurs pour définir eux-mêmes la structuration de leurs bases de données, en lien avec l’état de leur science, et la mise à disposition de leurs données, en lien avec la réglementation bien sûr, mais aussi en expliquant leur méthodologie et leur déontologie propres.
Qu’est-ce que l’ethnographie et comment se pratique-t-elle ? Pouvez-vous nous donner un exemple d’utilisation de matériaux ethnographiques ?
Florence Weber : Lorsque nous menons des enquêtes de terrain, nous tenons au jour le jour un journal de terrain, nous effectuons des enregistrements sonores et visuels, nous récoltons des documents qui nous donnent des clés pour comprendre « ce qui se passe ici ». Nous utilisons une partie de ces matériaux après les avoir documentés, indexés et classés. ArchEthno guide et facilite cette première étape. Lorsque nous analysons ces matériaux, nous construisons par allers et retours une question de recherche et les cas – les unités minimales d’analyse – qui nous permettront d’y répondre. ArchEthno guide et facilite également cette deuxième étape.
Par exemple, notre collègue Olivia Vieujean a découvert, à la fin d’une longue enquête, le rôle du directeur d’un Centre social pour transformer en Conseil de discipline une réunion organisée par un collège avec les parents d’un élève suivi pour handicap à l’école primaire. Elle a organisé les matériaux dont elle disposait (journaux de terrain, formulaires vierges montrant la circulation des informations entre partenaires institutionnels, entretiens retranscrits, lettres et documents), dont la plupart sont confidentiels, en les découpant en séquences de la trajectoire de cet élève. Ce qui lui permet d’analyser l’épisode du Conseil de discipline comme une séquence dans la trajectoire de l’élève : une séquence brève de type « bifurcation », où la perception de « ce qui se passe ici » fait l’objet de conflits et de malentendus. Pour la mère, soutenue par des psychiatres et une orthophoniste absents sur la scène du collège, son fils souffre d’un « handicap psychique ». Pour le collège et le Centre social, il souffre d’un « handicap social » et dérange l’ordre scolaire du collège où sa mère l’a inscrit en taisant, avec l’accord de son fils, son trouble psychique. La séquence révèle une structure sociale agissante dans la scolarisation de certains élèves en France aujourd’hui : le poids de la médecine et du travail social dans les décisions scolaires, le poids de la pression scolaire et sociale dans les décisions familiales et dans les comportements des élèves.
Quelles sortes de données pourra-t-on trouver sur ArchEthno ?
Florence Weber : L’outil se décompose en trois éléments. Au début du processus, une équipe de recherche décrit le contexte institutionnel de sa recherche (thème, objectif, financement, structure), décide de sa façon de documenter ses matériaux (en utilisant des standards documentaires ou en les adaptant) et construit progressivement son cadre d’analyse. C’est ce que nous appelons le « dictionnaire » de la base : on trouvera sur le site ArchEthno l’ensemble des dictionnaires utilisés par les équipes utilisatrices, dont pourront s’inspirer les nouveaux venus.
Deuxième temps : l’équipe saisit les métadonnées liées à son cadre d’analyse, dépose ses matériaux, discute de leur confidentialité et publie ses résultats. Troisième temps : l’équipe donne accès à cette base à d’autres chercheurs et valide les demandes d’autorisation de consultation des matériaux confidentiels, après avis du Comité opérationnel d’éthique (COE) de son institution.
À l’issue du processus on pourra trouver en accès libre les dictionnaires et suffisamment d’éléments sur les enquêtes déposées pour qu’une nouvelle équipe de recherche sache ce qui peut l’intéresser. Les dépositaires pourront également donner accès à des données confidentielles lors d’évaluations scientifiques (jurys, référés d’articles). Ce faisant, ils se protègent également contre des utilisations abusives de leurs données : même confidentielles celles-ci sont dotées d’un identifiant digital pérenne (ou doi) qui permet de les citer.
Comment sont choisies les données qui vont être saisies et numérisées ?
Florence Weber : Elles doivent répondre à deux conditions : 1) qu’elles soient intéressantes (nous pouvons prendre plusieurs indicateurs : l’avis du directeur de thèse, les publications en cours, la participation à une recherche collective…) ; 2) que le chercheur responsable ait le temps de s’occuper lui-même du tri, de la structuration et des conditions de consultation de ses données.
Pour le moment, ArchEthno exige un gros travail de la part du chercheur. Nous espérons la mise en place d'une division du travail efficace entre le chercheur et les professionnels de l’édition numérique des matériaux ethnographiques : un ensemble de professions qui reste à construire !
Quelle est la première enquête dont le fonds a été numérisé et pourquoi ?
Florence Weber : Il s’agit de l’enquête MEDIPS, effectuée entre novembre 2003 et juin 2005, portant sur la prise en charge familiale et professionnelle de personnes souffrant de troubles de type Alzheimer. Nous avons numérisé en 2014 les fiches construites à l’aide des journaux de terrain des enquêteurs qui avaient permis de valider l’analyse de 91 cas complexes décomposés en variables statistiques. Lorsque j’ai voulu reprendre la méthode, avec l’aide du labex TransferS, pour une enquête sur la prise en charge du handicap psychique, j’ai voulu les les mettre à disposition d’une nouvelle équipe de recherche. Nous avons alors construit une base de données pour cette enquête, ArchEthno2017 : elle était adaptée à une recherche collective verticale (l’enquête avait été déléguée à des enquêteurs formés par l’équipe de recherche. Nous avons ensuite découvert qu’en modifiant les outils numériques nous pouvions donner aux chercheurs les moyens de structurer eux-mêmes leurs matériaux et leurs données : l’outil ArchEthno2020 est adapté aux recherches individuelles et à des recherches collectives horizontales, où chaque chercheur est libre de sa problématique pour peu qu’elle soit complémentaire avec celle de ses collègues.
Cet outil entend s’interroger sur la construction des données collectées, et leur confidentialité liée à la protection de la vie privée (celle des enquêtés, mais aussi celle des enquêteurs). Est-ce une volonté de donner « un cadre » aux enquêtes ethnographiques qui ne l’étaient pas auparavant ? Ou un changement d’approche dans les enquêtes réalisées ?
Florence Weber : À vrai dire, l’histoire de l’ethnographie a vu se succéder des périodes très encadrées (par exemple les Human Area Files qui prétendaient construire un comparatisme encyclopédique sur l’ensemble des sociétés humaines, ou le Musée des Arts et Traditions populaires depuis ses débuts jusqu’aux années 1960, qui récoltait, conservait et indexait des milliers de photographies et des centaines de journaux de terrain) et des périodes sans régulation collective (chaque chercheur n’étant redevable qu’à lui-même de l’état de ses collections d’enquêtes, variable selon ses ressources en espaces de stockage et en temps). Nous sortons d’une période faiblement encadrée (disons des années 1960 aux années 2000) et nous entrons dans une ère d’hyper-encadrement (notamment avec les formations concernant le règlement général de la protection des données, ou RGPD).
C’est dans le cadre de cette nouvelle régulation, considérée par les ethnographes comme excessive, que nous promouvons un changement total d’approche. Nous voulons permettre aux ethnographes d’être fiers de leurs matériaux, en leur apprenant à expliciter leurs conditions de production pour les rendre accessibles à d’autres chercheurs, soit dans le cadre de revisites, soit dans le cadre d’enquêtes collectives pluridisciplinaires. Accessibles non seulement techniquement, mais surtout intellectuellement : que chacun comprenne ce que fait l’ethnographe lorsqu’il enquête et lorsqu’il analyse, comment il se trompe et découvre qu’il s’est trompé, etc.
Dans ce projet ArchEthno, votre équipe a également collaboré avec des membres de l’Observatoire de Paris. En quoi les enjeux de recherches sur l’astronomie et sur l’ethnographie sont-ils proches ?
Florence Weber : Comme l’ethnographie, l’astronomie est une discipline à la fois descriptive, réflexive et historique. Descriptive et réflexive : l’astronome décrit un état du ciel en tenant compte des paramètres de l’observation, qui sont partie intégrante de la donnée. Descriptive et historique : chaque observation située et datée compte pour la cumulativité du savoir astronomique. Ces caractéristiques n’ont jamais fait obstacle aux modélisations astronomiques, qui permettent d’utiliser rigoureusement et efficacement les données descriptives.
Puisse un jour l’ethnographie rencontrer des modélisations efficaces et non plaquées de l’extérieur, pour améliorer la connaissance des êtres humains dans leur environnement indissociablement social, biologique, chimique et physique.