« La philosophie féministe engage une position réflexive et autocritique »

À propos de « Philosopher en féministe », un nouveau séminaire d’élèves de l’ENS

Créé le
7 novembre 2023
Sam Blanc-Cuenca et Odélia Charbit, élèves en deuxième année du département de philosophie de l’ENS, ont lancé fin septembre un séminaire intitulé « Philosopher en féministe », destiné à mettre en valeur les pensées féministes contemporaines.
L’objectif est de montrer comment la philosophie féministe se réapproprie et subvertit des concepts fondamentaux de la philosophie, mais aussi comment elle crée de nouveaux cadres théoriques et forge des concepts inédits.
Odélia Charbit et Sam Blanc-Cuenca
Odélia Charbit et Sam Blanc-Cuenca

Le séminaire « Philosopher en féministe »

Pour ses deux organisateurs, le séminaire « Philosopher en féministe » s’inscrit dans une étape décisive de l’histoire des pensées féministes. Longtemps « subversifs et marginaux », ces travaux sont désormais en passe de s’institutionnaliser. La philosophie féministe actuelle se construit sur une tension entre « position contestataire, transgressant les codes de la philosophie d’une part », et « effort de légitimation et normalisation au sein de la discipline philosophique d’autre part ».

Odélia Charbit et Sam Blanc-Cuenca souhaitent, par le biais de ce séminaire, « explorer et […] faire (re)découvrir des textes fondamentaux de la philosophie ». Ils veulent montrer que « loin d’adopter une attitude dogmatique ou idéologique, la philosophie féministe engage une position réflexive et autocritique ». Il faut donc réévaluer philosophie et féminisme, à l’aune l’un de l’autre.

Le choix des intervenantes s’est porté sur Camille Froidevaux-Metterie et Manon Garcia en ce qu’elles sont des « représentantes emblématiques d’une philosophie féministe en train de se renouveler et de connaître un engouement intellectuel sans précédent ». En effet, elles relisent les philosophes traditionnels avec un regard neuf, ce qui « illustre le potentiel critique novateur de la philosophie féministe ».

 

Petit guide de philosophie féministe

Qu’est-ce que la philosophie féministe ?

Loin des clichés, Sam Blanc-Cuenca et Odélia Charbit rappellent que celle-ci « ne se contente pas d’un thème de prédilection que serait le genre, ou plus globalement la dénonciation du patriarcat ». Il s’agit au contraire de déconstruire tous les sujets, et de « les repenser à l’aune d’expériences vécues ».

Les fondamentaux de la philosophie moderne repensés par la philosophie féministe

La philosophie féministe subvertit et se réapproprie trois conceptions fondamentales de la philosophie moderne et contemporaine. Tout d’abord, la distinction entre public et privé : selon Odélia et Sam, « réinsérer l’intime au cœur du politique a été un geste majeur de la philosophie féministe depuis les années 1970 ». Ensuite, la prétention à un discours impartial, objectif, neutre : il s’agit de montrer qu’il n’existe pas une seule vérité, qui serait celle des hommes blancs issus de la classe dominante, mais qu’au contraire chacun possède la sienne, à l’aune de ses expériences, de son genre etc. Et enfin la conception moderne et contemporaine du sujet, de l’homme et de la conscience : la lecture féministe se réapproprie et réforme complètement cette conception. Cela passe par « la dénonciation des valeurs masculines qui sous-tendent cette même conception et par la prise en compte des effets de la violence patriarcale ».

Les concepts de la philosophie féministe

La philosophie féministe « ne se contente pas d’une relecture de l’histoire de la philosophie ; elle invente à son tour de nouveaux paradigmes et des concepts inédits ». On pourrait citer le care, qui est un « concept intraduisible qui désigne toutes les façons de prendre soin du bien-être d’autrui, de faire attention aux autres afin de permettre le maintien de la vie et d’entretenir le lien social » ; mais aussi l’intersectionnalité, soit la « façon dont s’entrecroisent et se renforcent différents types d’oppressions (sexisme, racisme, LGBTophobie). Une même personne peut ainsi être victime de plusieurs formes d’oppression simultanément et selon des modalités particulières. »

 

Point historique sur la philosophie féministe

Pour Sam et Odélia, la publication en 1949 du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir constitue « l’année zéro de la philosophie féministe ». Cette œuvre représente à la fois « une rupture majeure » et « une révolution silencieuse, qui ne retentira qu’au moment du Mouvement pour la Libération des Femmes (1970) au cœur des années 1970 ». Ils situent le deuxième tournant de cette philosophie dans les années 1980-1990, période où l’on fait droit « à la diversité des effets du patriarcat, à la multiplicité de la lutte féministe : c’est le moment d’émergence des féminismes queer, noirs, écoféministes, intersectionnels… ». Dernière rupture en date, celle initiée dans les années 2010 avec la redécouverte de l’expérience vécue et de la corporéité, dont l’acmé est MeToo.

MeToo a constitué un « tournant pour la philosophie féministe », en permettant de mettre en avant trois dimensions de la philosophie qui n’avaient été que peu voire pas du tout exploitées jusque-là. Ces dimensions sont les suivantes : l’analyse de la corporéité entre aliénation patriarcale et émancipation ou réappropriation : il s’agit de voir comment le fait d'avoir ou d'être un corps peut être le lieu d'une aliénation patriarcale (par exemple, les normes esthétiques imposées aux femmes) ou le lieu d'une émancipation et d'une libre expression de soi ; la (re)découverte du concept de consentement dans un contexte intime et l’exploration d’un « nous » féministe qui fait droit à l’oppression commune des femmes et à leurs différences.

La condition des femmes et la domination patriarcale constituent des sujets prégnants à l’heure actuelle. Pourtant, aborder la philosophie féministe demeure toujours difficile. Sam et Odélia y voient deux explications : « le ‘backlash’ et la résurgence des mouvements réactionnaires, anti-droits et anti-genre, tendent à réduire la philosophie féministe à un ‘obscurantisme woke’ […] ; et la très lente institutionnalisation de la philosophie féministe au sein des parcours académiques et universitaires […] ».