« La démarche anthropologique permet une compréhension sensible, nuancée et décentrée des comportements humains. »
Rencontre avec Maroussia Ferry, nommée maîtresse de conférence en anthropologie sociale à l’ENS-PSL
Depuis septembre 2023, Maroussia Ferry, docteure en anthropologie, est maîtresse de conférence en anthropologie sociale à l’ENS-PSL.
Spécialiste des migrations des femmes géorgiennes, et de la recomposition des relations de genre et des économies morales dans un monde en crise, Maroussia Ferry compte poursuivre, au sein du Centre Maurice Halbwachs, un projet d’anthropologie de la valeur et des dynamiques sociales post-effondrement dans les pays du Caucase.
Rencontre avec une enseignante-chercheuse, honorée d’enseigner au département de Sciences sociales de l’ENS, et convaincue que la formation en anthropologie, dans un environnement pluridisciplinaire, est un atout majeur pour appréhender le monde actuel.
Vous venez d'être nommée maîtresse de conférences au département de Sciences sociales de l’ENS, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Maroussia Ferry : À travers les grands noms qui l’ont constitué et qu’il a formés, le département de Sciences sociales de l’ENS tient une place très affirmée dans l’histoire intellectuelle française. C’est donc tout d’abord un grand honneur pour moi de rejoindre ce département ! Grâce à l’excellence reconnue de son équipe enseignante et de ses étudiant·es, il s’agit d’un des lieux majeurs où s’inventent les sciences sociales d’aujourd’hui et où recherche et transmission des savoirs sont intimement liés. Ce qui est très enthousiasmant.
J’ajoute que j’ai toujours trouvé beaucoup d’intérêt aux environnements pluridisciplinaires parce qu’ils permettent de sortir de certains « tics » disciplinaires et finalement d’ouvrir une compréhension plus fine et plus sensible des phénomènes sociaux.
Quel a été votre parcours ?
Maroussia Ferry : Depuis maintenant une quinzaine d’années, je travaille sur le Caucase, à la croisée de l’anthropologie économique, du genre et des migrations. Mes recherches doctorales, poursuivies à l’EHESS, ont porté sur les migrations des femmes géorgiennes vers la Turquie, la Grèce et l’Italie. Me pencher sur leurs trajectoires et sur leur vie une fois de retour en Géorgie m’a permis d’explorer plus largement la recomposition des relations familiales et des économies morales dans un monde en crise, un monde qui a connu, à la chute de l’URSS, un effondrement d’une immense ampleur. J’ai soutenu ma thèse en 2018 puis j’ai enseigné durant deux années à l’EHESS où j’ai coordonné une enquête collective sur les mémoires coloniales à Marseille. J’ai ensuite rejoint l’équipe de l’ERC « GANGS » à l’Institut des hautes études internationales et de développement de Genève, au sein de laquelle j’ai mené une recherche sur l’impact du trafic de drogue dans un quartier du Nord de Marseille alors que sa démolition totale était en cours dans un contexte de spéculation foncière.
Quels sont les cours que vous allez dispenser à l’École normale supérieure ?
Maroussia Ferry : D’une manière générale, ce qui lie les différents cours que je dispense, c’est qu’ils explorent les relations de l’anthropologie aux autres sciences sociales et invitent les étudiant·es à s’interroger sur la spécificité historique et épistémologique de cette discipline. Dans le cadre du master Sciences sociales, mention co-accréditée par l’EHESS et l’ENS, j’enseigne tout d’abord les méthodes ethnographiques, qui représentent l’un des apports majeurs de l’anthropologie aux autres sciences sociales. Mon cours « Approches anthropologiques » permet ensuite d’envisager comment s’opère le passage à la conceptualisation une fois le travail de terrain accompli en retraçant les différentes voies théoriques qu’ont empruntées les anthropologues tout en restituant ces approches dans leurs contextes historiques et intellectuels. Ce cours consiste également à revisiter des questions classiques de l’anthropologie avec des approches plus contemporaines (et vice-versa !). Enfin, au second semestre je donnerai un cours d’introduction à l’anthropologie pour les étudiant·es de l’année SoCle provenant de tous les départements de l’ENS, y compris des départements de sciences exactes.
« Le cœur de la démarche anthropologique, qui est l’approche comparative des sociétés et des cultures à partir d’un travail de terrain minutieux, permet, en ces temps de bouleversements mondiaux, une compréhension sensible, nuancée et décentrée des comportements humains.»
Selon vous, quels sont les grands enjeux actuels de la formation en anthropologie ?
Maroussia Ferry : Ces enjeux sont politiques, à double titre. Tout d’abord, il me semble qu’on n’a rarement eu autant besoin des outils empiriques et théoriques de l’anthropologie. Le cœur de la démarche anthropologique, qui est l’approche comparative des sociétés et des cultures à partir d’un travail de terrain minutieux, permet, en ces temps de bouleversements mondiaux, une compréhension sensible, nuancée et décentrée des comportements humains. C’est pourquoi de plus en plus d’étudiant·es se tournent vers l’anthropologie avec des attentes importantes car l’enjeu de cet intérêt dépasse la simple curiosité intellectuelle. C’est à ces attentes que les enseignant·es-chercheur·ses sont confronté·es, et qu’il leur faut articuler à la transmission de savoirs plus classiques qui offrent la possibilité de décentrer son regard sur de grands thèmes tels que le rapport à l’environnement et aux techniques, la prise en compte de l’altérité ou encore les configurations familiales et de genre.
Dans ce contexte, l’autre enjeu majeur de la formation en anthropologie concerne donc les moyens qui lui sont accordés, notamment le nombre de postes d’enseignant·es-chercheur·ses titulaires qui est bien trop faible actuellement pour répondre aux attentes des étudiant·es.
Pourquoi avoir orienté vos recherches sur les migrations et en particulier sur les migrations féminines en Géorgie ?
Maroussia Ferry : Je voulais raconter les ruptures et les mutations induites par la chute de l’URSS, c’est-à-dire comment la disparition brutale d’un monde affecte les relations sociales et pousse à des réinventions collectives. Les migrations, principalement féminines, font partie de ces phénomènes apparus brusquement au moment de la dislocation de l’Union soviétique. En suivre le fil permet de d’analyser ces bouleversements, y compris au sein de l’intimité des familles et des économies domestiques. J’ai choisi la Géorgie, entre autres raisons, parce que les marges de l’ex-empire soviétique, encore trop peu étudiées en France, m’intéressent particulièrement quant aux dynamiques post-impériales et post-coloniales que l’on y observe et qui offrent des perspectives comparatives relativement nouvelles.
Comment ces migrations reconfigurent les relations familiales et économiques ?
Maroussia Ferry : En quelques mots, disons que lorsque ces femmes migrent, surtout quand elles sont mères, elles se retrouvent prises dans un piège moral : elles doivent partir pour être de « bonnes mères » et subvenir aux besoins de leurs enfants, mais elles sont dans le même temps accusées d’abandonner ces derniers, voire d’être responsables de leurs éventuelles difficultés. Quant aux hommes, beaucoup usent de l’argent des femmes pour poursuivre les sociabilités masculines qui avaient cours avant la chute de l’URSS (et qui, alors, permettaient de gagner statuts et privilèges) tout en en concevant une certaine honte. C’est dans cette configuration, instable mais qui perdure, que se réinventent les relations familiales et économiques, mais aussi les normes affectives, morales et de genre en Géorgie.
« Mais sans surprise, les femmes en situation de migration sont susceptibles de subir des violences sexistes et sexuelles de manière accrue.»
Dans les cas de migrations à l’échelle mondiale, quelles sont, selon vous, les vulnérabilités et les prises de risques spécifiquement féminines ? Et quelles observations peut-on faire sur la « migration féminine » ?
Maroussia Ferry : Les situations sont bien entendu diverses selon les contextes migratoires, les contextes des sociétés de départ et d’arrivée et selon que ces migrations soient familiales ou indépendantes. Mais sans surprise, les femmes en situation de migration sont susceptibles de subir des violences sexistes et sexuelles de manière accrue. Les politiques mises en place aux frontières ainsi que les difficultés d’obtention des titres administratifs jouent ici un rôle particulièrement important et participent hautement à exposer les femmes à ces violences. Enfin, il faut bien noter que ces risques spécifiques sont partagés par les personnes en situation de migration qui appartiennent aux minorités de genre, notamment les personnes homosexuel·les ou bi-sexuel·les, les personnes intersexes et les personnes transgenres.
En ce temps de guerre en Ukraine, comment les sciences sociales peuvent-elles être utiles ?
Maroussia Ferry : Concernant la guerre que la Russie mène à l’Ukraine et à sa perception en France, le rôle des sciences sociales est à mon sens, tout d’abord, de porter à la connaissance du public des savoirs circonstanciés que celui-ci ignore parfois. Il peut s’agir de nuancer certaines représentations mais aussi de faire mieux connaître des dynamiques de fond, telles que, par exemple, la relation (post)-coloniale de la Russie vis-à-vis des anciens territoires soviétiques. Depuis le début de la guerre, certain·es chercheur·ses ont fait à cet égard un travail remarquable, via les réseaux sociaux et les médias plus traditionnels, je pense notamment à Anna Colin Lebedev ou encore à Ioulia Shukan, mais il y en a beaucoup d’autres.
Vous avez été commissaire de l’exposition "S’ancrer à Marseille, Trois quartiers façonnés par les migrations" (2021-2022) née d'une enquête collective et pluridisciplinaire d’étudiants-chercheurs, pensez-vous que la recherche universitaire devrait davantage être diffusée vers le grand public ?
Maroussia Ferry : Oui, tout à fait. Les chercheur·euses sont amené·es à prendre position publiquement sur des questions de premier ordre, sociales, environnementales ou politiques. Il est donc important de donner à voir les conditions de production du savoir des sciences sociales, le seul argument d’autorité ne peut suffire.
Inversement, les regards extérieurs à la communauté académique, y compris parfois les frictions qui en résultent, sont à mon sens un apport crucial pour bâtir une recherche en perpétuelle remise en question, inquiète du sens, notamment politique, qu’elle donne à ses discours.
Pour les sciences sociales, l’enjeu est également de permettre aux personnes qui sont les « sujets de la recherche » d’avoir un droit de regard sur les savoirs qui ont été produits grâce à elles, et, à divers degrés, de co-produire les résultats de la recherche.
Savez-vous déjà quels seront vos prochains sujets de recherches ?
Maroussia Ferry : Au sein du CMH (Centre Maurice Halbwachs), je compte poursuivre sur le long terme un projet d’anthropologie de la valeur et des dynamiques sociales post-effondrement dans les pays du Caucase. Plus précisément, je conduirai des enquêtes et des réflexions sur les dilemmes moraux, genrés et familiaux qui émergent au sein des économies informelles (jeux d’argent, endettements, commerce de bazar, migrations) dans ce nouveau contexte de conflictualités économiques et politiques liées à l’installation massives de citoyen·nes russes dans le Caucase depuis le début de la guerre en Ukraine. En outre, l’une des parties de ce projet consistera à explorer les conceptions morales et les phénomènes de droit parallèle à l’œuvre au sein de groupes sociaux provenant de l’espace postsoviétique et qui se consacrent à différentes formes d’actions illégales.
« C’est en écrivant, en partageant ses travaux et en ouvrant des dialogues multiples qu’on affine ses réflexions et qu’on trouve son objet singulier ainsi que la question parfois implicite qui taraude chaque chercheur·se. »
Qu’est-ce que vous appréciez dans votre métier de chercheuse et d’enseignante ?
Maroussia Ferry : Le métier d’anthropologue me passionne avant tout pour l’alternance qu’il offre entre les phases de terrain, de rencontres, de dialogues scientifiques avec des collègues et les phases de lecture et d’écriture, où l’on tente, sans jamais y arriver tout à fait (et c’est ça aussi qui maintient l’intérêt !) de mettre de l’ordre dans tout ce que l’on a découvert.
Quant à l’enseignement, j’apprécie avant tout les échanges avec les étudiant·es qui sont très riches de nouveaux apports. Ces interactions, de même que l’élaboration des cours, permettent en outre de ne pas se cantonner à l’hyperspécialisation et de relire ses propres matériaux à l’aune de pensées que l’on n’aurait pas forcément mobilisé en première intention.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaitent se diriger vers la recherche et l’enseignement, en particulier en Anthropologie ?
Maroussia Ferry : Outre les conseils classiques de lire beaucoup, d’élargir constamment ses horizons intellectuels et ses expériences de l’altérité sociale, je leur conseillerais de partager ensemble ce qu’ils et elles écrivent, par exemple en créant des groupes de travail informels. Cela autant en ce qui concerne les travaux universitaires demandés que ce qu’ils et elles produisent dans d’autres cadres (carnets en ligne, magazines etc.). C’est en écrivant, en partageant ses travaux et en ouvrant des dialogues multiples qu’on affine ses réflexions et qu’on trouve son objet singulier ainsi que la question parfois implicite qui taraude chaque chercheur·se.
La recherche n’est pas qu’un travail individuel. Enfin, même si ce n’est pas toujours évident, il ne faut pas hésiter à solliciter les chercheur·es qui les intéressent, tant pour construire son futur « réseau » que pour avancer dans ses réflexions.