«Le programme IDEE, basé sur la recherche expérimentale en éducation, est un changement de culture scientifique et politique»

Rencontre avec Marc Gurgand, directeur du département d’économie de l’ENS-PSL et coordinateur scientifique du programme IDEE

Créé le
6 juin 2024
Lancé en 2022, le programme IDEE répond à un constat : la recherche expérimentale dans son état actuel n’est pas suffisante pour aider à déterminer l’efficacité des interventions de politique scolaire. Qu’est-ce que ce programme ? Quels sont ses objectifs ? Quel type de projets mène-t-il ? Marc Gurgand répond à ces questions dans cet entretien.
Marc Gurgand
Marc Gurgand, directeur du département d’économie de l’ENS-PSL et coordinateur scientifique du programme IDEE

Pouvez-vous vous présenter ?
 
Marc Gurgand : Je suis économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’ENS-PSL où je dirige le département d’économie et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. Je suis également directeur scientifique du bureau Européen du réseau J-PAL, qui est logé sur le Campus Jourdan.
 
Quels sont vos sujets de recherche ?
 
Marc Gurgand : De façon générale, je travaille sur les politiques sociales, principalement sur les questions d’éducation, mais aussi les politiques d’emploi ou de transferts aux plus modestes. Le plus souvent, mes travaux reposent sur des expériences randomisées menées à grande échelle, pour comprendre comment agissent les interventions publiques et quels sont leurs effets. Par exemple, on peut évaluer de cette manière des plateformes qui font des recommandations aux demandeurs d’emploi, ou les effets complexes d’un internat d’excellence qui prend en charge avec beaucoup de moyens des élèves d’origine très défavorisée. On procède en tirant au sort les bénéficiaires de ces interventions dans une population d’intérêt, afin de les comparer de façon pertinente à des non-bénéficiaires.
 
Vous êtes coordinateur scientifique du programme IDEE, en quoi consiste-t-il ?
 
Marc Gurgand : Le programme IDEE est un équipement structurant pour la recherche (Equipex) financé par France 2023. Comme tous les Equipex, il vise à soutenir la recherche dans un champ donné. Le constat de départ est que nous ne disposons pas d’assez de recherche expérimentale à grande échelle pour aider à déterminer l’efficacité des interventions de politique scolaire. Pour accroître ce domaine de recherche, il faut à la fois encourager, accompagner et former les chercheurs en éducation de toutes disciplines, notamment les jeunes chercheurs et chercheuses, en leur rendant accessible cette méthodologie, qui ne leur est pas toujours familière ; et mobiliser les acteurs de l’éducation nationale pour qu’ils s’engagent dans les expérimentations, qui ne peuvent pas être menées sans eux. Mais un autre constat est que les enseignements de la recherche qui sont disponibles sont mal connus et peu utilisés par l’éducation nationale : ce transfert de connaissance est aussi une de nos missions, que nous partageons avec d’autres institutions, comme le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) ou le CNESCO.

Quels sont ses objectifs ?

Marc Gurgand : Le projet a trois volets. D’abord, promouvoir et faciliter l’accès des chercheurs et chercheuses à un large éventail de données administratives en éducation, en créant un catalogue public et un centre d’accès sécurisé aux données administratives pour la recherche, en partenariat avec le Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse et sa direction statistique, la DEPP.

Ensuite, acheter, développer et documenter des instruments de mesure innovants, des outils d’enquête et d’analyse, ainsi que des protocoles juridiques et administratifs, dans le but de renforcer la qualité des expérimentations tout en réduisant leur coût.

Enfin, renforcer les capacités et développer un réseau de partenaires pour créer des liens entre les professionnels du monde de l’éducation, les responsables politiques et les chercheurs et chercheuses, pour lancer des recherches expérimentales de haute qualité et promouvoir l’utilisation des résultats dans l’élaboration de politiques publiques et sur le terrain. La formation des chercheurs et chercheuses, comme des acteurs de l’éducation nationale est un instrument important de cette activité. Mais nous accompagnons aussi directement des projets.

Comment procédez-vous pour mettre sur pied de nouvelles expérimentations ?
 
Marc Gurgand : Les projets sont parfois à l’initiative des acteurs, des associations, des établissements, des rectorats ou de l’administration centrale. Dans ce cas, nous discutons avec ces porteurs de projets pour examiner les conditions sous lesquelles le projet peut être évalué rigoureusement, nous reprenons avec eux les objectifs, les moyens, les mécanismes attendus, et nous jugeons ensemble de la faisabilité d’un projet. Si l’on avance, nous nous efforçons ensuite de mobiliser des chercheurs intéressés par le sujet. Dans d’autre cas, des chercheurs nous contactent avec un projet, soit pour avoir un soutien méthodologique, qu’il s’agisse du protocole expérimental ou de l’accès aux données administratives ; soit pour recruter des établissements intéressés à participer à un tel protocole. Tous les cas sont différents, et les équipes de IDEE proposent du sur-mesure…
 
Pourriez-vous nous parler d'un projet mené par le programme IDEE ?

 
Marc Gurgand : Un des sujets qui nous semblent les plus importants aujourd’hui sont ce qu’on appelle les EdTech, terme qui fait référence principalement aux plateformes d’apprentissage, plus ou moins sophistiquées, et dont la littérature indique qu’elles peuvent constituer un complément très efficace au travail traditionnel des enseignants. Mais il y a beaucoup d’inconnues, chaque plateforme est différente, et l’usage qu’en font les enseignants et les élèves, l’intensité et l’efficacité avec laquelle ils s’en saisissent sont mal connus. Or, les startups qui proposent des produits sont de plus en plus nombreuses, elles bénéficient d’un fort soutien financier de la puissance publique, et elles sont adoptées par l’éducation nationale alors que, dans presque tous les cas, aucune mesure rigoureuse de leurs effets sur les apprentissages n’a été réalisée. Des enseignants sont encouragés à utiliser des outils, mais absolument personne ne peut répondre à la question : pensez-vous que cet outil va faire progresser les élèves en moyenne dans quelle proportion ? Zéro, négatif, positif, un peu, beaucoup ? Il n’existe aucun ordre de grandeur. Nous pensons à IDEE qu’il faut impérativement systématiser des phases de test qui passent par une expérimentation randomisée de ces plateformes. Nous sommes en train de construire plusieurs expérimentations de cette nature avec des outils très en vue.

Avez-vous rencontré des difficultés ?
 
Marc Gurgand : Au fond, il y a plus de demandes pour des évaluations qu’il n’y a de chercheurs disponibles pour les mener et dont les thématiques correspondent à leur domaine d’intérêt ou de compétence. Nous avons parfois la crainte d’encourager des projets et d’avoir ensuite du mal à suivre. Les expérimentations à grande échelle comportent des risques et nécessitent un fort investissement : nous devons encore convaincre les collègues, les accompagner et les former, pour qu’ils s’emparent plus systématiquement de ces méthodes.
 
Ce programme a-t-il permis de faire des avancées ?
 
Marc Gurgand : Même si le programme est dans sa troisième année, il est encore tôt pour démontrer des avancées : c’est un travail de fond, un changement de culture scientifique et politique que nous essayons de promouvoir. Mais l’intérêt pour la démarche est fort, notamment dans les académies (nous venons de signer une convention avec l’académie de Reims), mais aussi en administration centrale, et nos programmes de formation des enseignants et des cadres de l’éducation nationale sont très demandés. Récemment, la note que nous avons produite sur le potentiel et les limites des groupes de niveau a été extrêmement mobilisée dans le débat sur cette réforme, ce qui démontre l’intérêt pour les résultats scientifiques. Les expérimentations elles-mêmes mettent du temps à être élaborées, menées sur le terrains et analysées.