« Encourager chacun à se former permet de repenser collectivement nos sociétés à l'ère de l'IA »

Rencontre avec Kimia Nadjahi, chercheuse CNRS au département informatique et au Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL

Créé le
7 février 2025
DOSSIER INTELLIGENCE ARTIFICIELLE - À l’occasion du Sommet pour l'Action sur l'intelligence artificielle (IA) qui se tiendra en France les 10 et 11 février 2025 - et dont l’ENS accueillera le mardi 11 les « side events » dédiés à l’IA et la société -  l’établissement donne la parole à ses expertes et experts en IA. Ces dernières années, des avancées spectaculaires ont été réalisées dans le domaine de l'IA, mais onéreuses, elles sont également énergivores. 
Chercheuse CNRS au département informatique et au Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL, Kimia Nadjahi étudie les algorithmes d'apprentissage statistique, notamment ceux basés sur le transport optimal. L’objectif ? Améliorer la compréhension de ces algorithmes pour mieux traiter les données et ainsi réduire les coûts engendrés par le temps de calcul et les ressources utilisées.
Kimia Nadjahi, chercheuse CNRS au département informatique de l’ENS-PSL
Kimia Nadjahi, chercheuse CNRS au département informatique de l’ENS-PSL

« J’ai été séduite par la liberté du métier de chercheur et je tenais à exercer une profession où je pourrais faire des mathématiques, mais en lien avec des problèmes concrets et des méthodologies pratiques », explique Kimia Nadjahi, lorsqu’on l’interroge sur son choix de carrière. Aujourd’hui chargée de recherche CNRS au département d’informatique de l’ENS-PSL, Kimia Nadjahi est spécialisée dans le machine learning – l’apprentissage automatique. La scientifique a récemment développé des méthodes innovantes pour optimiser le traitement des données générées par l’IA, toujours plus nombreuses. Un choix de recherche mûri naturellement, au fil de son parcours. 

l’IA par les mathématiques appliquées
Férue de mathématiques et d’informatique depuis l’adolescence, Kimia Nadjahi s’est orientée vers une classe préparatoire scientifique au lycée Saint-Louis, à Paris, avant d’intégrer l'Ensimag (Grenoble INP), une école d'ingénieurs spécialisée en mathématiques appliquées et informatique. « Cette formation m'a permis d'approfondir ma culture dans ces deux domaines, mais aussi de comprendre que j'étais plutôt attirée par la recherche », explique la chercheuse. « Pour moi, il était particulièrement stimulant d’explorer un sujet scientifique en profondeur pour améliorer sa compréhension, sans nécessairement chercher à répondre à des objectifs purement économiques. »
Lors de sa dernière année à l'Ensimag, Kimia Nadjahi se spécialise dans le machine learning : « j’ai découvert durant mes études que l’intelligence artificielle était très utilisée – ou qu’elle pouvait l’être – dans de nombreuses applications, tout en faisant intervenir des notions mathématiques très différentes des unes des autres. J’avais envie d’explorer cette voie. »
Une fois diplômée, elle poursuit par le Master de recherche Mathématiques, Vision et Apprentissage" (MVA) à l'ENS Paris-Saclay afin d’approfondir ses compétences en machine learning, notamment grâce à des projets de recherche menés en cours et deux stages à l'étranger, l'un au Japon, l'autre au Canada. Après une thèse à Télécom Paris dans le domaine du transport optimal pour les problématiques d'IA, Kimia Nadjahi effectue ensuite un premier post-doctorat à Sorbonne Université, suivi d'un second au MIT, aux États-Unis. 
Elle rejoint le département d'informatique de l'ENS-PSL en tant que chargée de recherche CNRS en février 2024. « L'École normale est reconnue pour son excellence académique et la qualité de ses formations. Elle bénéficie d'une réputation prestigieuse, aussi bien en France qu'à l'international. J’y ai découvert un véritable écosystème scientifique dynamique, rassemblant des chercheurs et chercheuses dans de nombreux domaines liés à l’intelligence artificielle », constate-t-elle. « Ce cadre est particulièrement stimulant pour quiconque souhaite s’immerger dans des discussions scientifiques de haut niveau, alimenter sa curiosité intellectuelle, et concevoir des projets de recherche novateurs. »

Réduire les coûts et les ressources
Les travaux actuels de Kimia Nadjahi s'intéressent de près aux algorithmes d'IA basés sur le transport optimal, une théorie développée au XVIIIe siècle par le mathématicien français Gaspard Monge et particulièrement adaptée à l'IA d'aujourd'hui. « Le transport optimal vise à déterminer la manière la plus efficace de transporter un ensemble de données vers un autre, tout en respectant leur structure géométrique », explique la chercheuse. En génération d'images, le transport permet de partir d’images simples et de les transformer progressivement pour qu'elles se rapprochent d’images plus complexes et réalistes. Plus précisément, Kimia Nadjahi étudie et développe des méthodes pratiques d'IA permettant d'appliquer le transport optimal à grande échelle, par exemple sur de grandes bases de données d'images, via des opérations de compression, c’est-à-dire de réduction de la dimension des données. 
La scientifique utilise une approche interdisciplinaire, qui combine mathématiques et programmation informatique. « J'apprécie particulièrement mener des simulations numériques pour vérifier la pertinence des résultats théoriques et trouver de nouveaux phénomènes pratiques à expliquer par les mathématiques », explique-t-elle. « À l'inverse, les résultats mathématiques apportent souvent des pistes d'amélioration pour les algorithmes existants. »

« Améliorer notre compréhension des réseaux de neurones permettrait de réduire ces essais et donc les coûts engendrés, mais aussi leur impact sur l’environnement. » 
 

Les réseaux de neurones, un enjeu clé pour l’IA

Les réseaux de neurones sont des algorithmes inspirés par le cerveau humain pour identifier des phénomènes, évaluer des options et arriver à des conclusions. Les réseaux neuronaux s’appuient sur de grandes quantités de données d’entraînement pour apprendre et améliorer au fur et à mesure leur précision.
En IA, les réseaux de neurones sont utilisés pour résoudre des problèmes extrêmement variés : reconnaître des images, comprendre le langage, composer de la musique, calculer la configuration de protéines, poser des diagnostics médicaux, etc.
Si l'on comprend aujourd’hui le fonctionnement de ces algorithmes, nous ne savons pas encore pourquoi ceux-ci parviennent à trouver de bonnes solutions : une problématique à laquelle s’intéressent de près de nombreux chercheurs, dont Kimia Nadjahi et Stéphane Mallat, professeur de mathématiques appliquées et d’informatique à l’ENS-PSL.

Les méthodes d’IA développées par Kimia Nadjahi ont permis de produire des résultats d’excellente qualité, tout en réduisant les coûts en temps de calcul, mais aussi en ressources.
Car si des avancées spectaculaires ont été réalisées dans le domaine de l'IA ces dernières années, elles ont cependant un coût exorbitant. « Entraîner un réseau de neurones profond peut nécessiter des semaines de calculs sur des centaines de machines, ce qui représente plusieurs millions d’euros et une empreinte carbone importante », indique Kimia Nadjahi. Ainsi, même une simple requête, comme générer une image ou un texte via des outils d'IA en ligne, peut être très énergivore. « Par ailleurs, concevoir un réseau de neurones performant reste un défi : comme le fonctionnement de ce type d'algorithme est encore mal compris, il faut souvent expérimenter de nombreuses configurations, parfois sans véritable intuition, avant d’obtenir des résultats satisfaisants », justifie la chercheuse. « Améliorer notre compréhension des réseaux de neurones permettrait de réduire ces essais et donc les coûts engendrés, mais aussi leur impact sur l’environnement. »

L’IA pour le grand public : un tournant
Parmi les avancées importantes de ces dernières années, difficile de ne pas mentionner pour Kimia Nadjahi « les innovations remarquables » en IA générative, au cœur de gros modèles de langage et de générateurs d'images bien connus tels que ChatGPT, Perplexity ou encore Midjourney. « Ces outils, capables de produire des textes ou des images de très haute qualité à partir de simples requêtes textuelles, sont facilement accessibles pour le grand public : c'est cet aspect qui marque un véritable tournant », considère-t-elle.
Cependant, ces nouvelles architectures nécessitent l'optimisation d'un nombre massif de paramètres, de l’ordre de plusieurs milliards pour les modèles GPT : « cela entraîne une empreinte environnementale croissante et renforce le manque d'interprétabilité ». Un système « clairement pas durable » pour la scientifique : « à mon sens, il serait plus intéressant d'investir nos efforts dans le développement de systèmes d'IA qui sortent du paradigme de "plus on a de paramètres, mieux c'est". »
Comment intégrer et vivre avec ces toutes nouvelles technologies au quotidien ? S’il est clair que les progrès faits en IA transforment profondément nos sociétés, « elles amènent également leur lot de potentielles dérives », estime Kimia Nadjahi. Un phénomène « récurrent, qui s'est déjà produit par le passé avec l'avènement d'autres technologies révolutionnaires. »
Dans ce contexte particulier, il est crucial pour la chercheuse « d'encourager chacun à se former à ces outils, plutôt que de les rejeter par peur, afin de pouvoir repenser collectivement nos sociétés à l'ère de l'IA générative. » 

« L'automatisation efficace d'une grande variété de tâches menace de plus en plus de métiers, mais ouvre également de nombreuses perspectives. »

Si les impacts de l’IA sur la société sont nombreux, Kimia Nadjahi attire l'attention sur le marché du travail : « l'automatisation efficace d'une grande variété de tâches menace de plus en plus de métiers, mais ouvre également de nombreuses perspectives. » Mais s’adapter à ces bouleversements n'attend pas : « il faut réfléchir dès aujourd'hui aux métiers de demain et faire attention aux inégalités économiques susceptibles d'être engendrées », considère-t-elle. 
Pour ce faire, Kimia Nadjahi préconise des politiques publiques adaptées et un encadrement « rigoureux » du déploiement de l'IA, avec l'appui des chercheurs et chercheuses, « dont l'expertise est indispensable pour éclairer ces réflexions », souligne-t-elle.

Préserver nos démocraties
La scientifique pointe aussi du doigt la désinformation, facilitée par l’IA générative : « les résultats produits par ces algorithmes sont parfois si impressionnants qu'il devient très difficile de discerner le vrai du faux – par exemple, lorsqu'il s'agit d'une image, d'une vidéo ou d'un discours généré par l'IA. » Kimia Nadjahi est particulièrement inquiète de l'impact potentiel de cette désinformation sur nos démocraties. « Il est important de souligner que l'IA n'est pas directement responsable de cette désinformation », nuance-t-elle. « Elle met surtout en lumière notre incapacité actuelle à réguler et vérifier efficacement la fiabilité des informations en ligne, notamment sur certains réseaux sociaux. » Face à cette situation, « il devient urgent de lutter contre les détournements de l'information en instaurant davantage de réglementations, afin de préserver nos démocraties », alerte-t-elle. 

« Aujourd'hui, je suis bien plus inspirée par mes collègues qui, en plus d'exceller techniquement, portent des valeurs humaines fortes. »

Loin de la technique à tout prix, la recherche, en particulier en IA, doit donc s’accompagner d’une compréhension et d’une réflexion sur le monde qui nous entoure, et ce à chaque échelle. Un regard que Kimia Nadjahi se plaît à retrouver chez ses pairs : « au début de ma carrière, j'avais plutôt tendance à admirer les personnes du domaine principalement pour leur grande expertise et maîtrise de sujets scientifiques complexes », se rappelle-t-elle. « Aujourd'hui, je suis bien plus inspirée par mes collègues qui, en plus d'exceller techniquement, portent des valeurs humaines fortes. » La scientifique loue également leur investissement pour promouvoir « un environnement inclusif et bienveillant » dans le milieu de la recherche. Elle mentionne en particulier des chercheuses plus expérimentées croisées lors de son parcours, qui l'ont encouragée à persévérer dans cette voie, et prodigué de précieux conseils. 
Kimia Nadjahi a ainsi eu l'occasion de rencontrer nombre de chercheurs et chercheuses en IA. A-t-elle perçu des différences générationnelles dans ce domaine qui évolue à toute vitesse ? « Malgré un parcours dans un contexte technologique différent, chacun et chacune d’entre eux a su se former aux sujets émergents, et tous continuent à contribuer activement à faire avancer le domaine », témoigne-t-elle. « Je ne crois donc pas que les différences dans la recherche en IA soient une question de génération. À mes yeux, cela relève davantage des motivations et choix individuels : l'évolution des technologies ne constitue pas une barrière insurmontable pour ceux qui souhaitent s'y engager », conclut la scientifique.