« Aborder la relation Terre-Espace au prisme des sciences humaines et sociales »
Entretien avec Stéphanie Ruphy, directrice scientifique de la chaire Espace à l’ENS.
En un demi-siècle, les sociétés humaines ont réussi à faire de l’Espace un territoire nouveau : d’objet scientifique, l’Espace est devenu un enjeu économique et géopolitique, ce dont témoignent aujourd’hui des investissements publics et privés considérables. Ces réalités nouvelles posent de multiples questions autour de la notion d’Espace comme « territoire ou bien commun » de l’humanité.
En 2024, l’ENS-PSL participe concrètement à ces réflexions en créant la chaire Espace ENS-PSL qui va explorer les nouveaux enjeux culturels, géostratégiques et environnementaux que soulève le développement des activités humaines dans la proche banlieue de la Terre.
La directrice scientifique, Stéphanie Ruphy revient sur les grands axes de recherche qui seront développés par la chaire Espace ENS-PSL durant ces trois prochaines années.
Depuis janvier 2024, vous êtes directrice scientifique de la chaire Espace, pouvez-vous dire quelle est l’origine de cette chaire et quels sont ses objectifs ?
Stéphanie Ruphy : Quand j’ai été sollicitée pour prendre sa direction scientifique, le projet de la chaire était déjà bien avancé, sous l’impulsion de Stéphane Israël, président de la Fondation de l’ENS et président directeur général d’Arianespace. L’objectif premier de la chaire est le développement d’une recherche pluridisciplinaire de pointe sur des problématiques émergentes, à fort impact sociétal, touchant la relation Terre-Espace.
Ces recherches irrigueront des actions de sensibilisation d’un public plus large, au-delà du monde académique, afin de rendre davantage visibles dans l’espace public les multiples enjeux, notamment environnementaux et géopolitiques, des activités humaines dans l’espace extra-atmosphérique. Nous sommes en effet toutes et tous plus directement concernés qu’on ne l’imagine par les évolutions, rapides depuis le début du siècle, de notre rapport à la proche « banlieue » de la Terre. Enfin, troisième objectif, la chaire contribuera, par son offre de formation, à susciter des vocations chez les étudiants de PSL : il s’agira d’attirer des talents dans le domaine du spatial, dans toutes ses dimensions, depuis la recherche fondamentale jusqu’aux secteurs économiques et institutionnels, en rendant là aussi davantage visibles les nouveaux défis, sociétaux, scientifiques, technologiques, qui traversent ce secteur. Un premier cours est proposé par la chaire ce semestre, consacré à des problématiques de relations internationales dans l’espace extra-atmosphérique abordées par le prisme juridique (descriptif du cours).
Quelle est l’originalité de cette chaire ?
Stéphanie Ruphy : L’originalité principale de la chaire est d’aborder la relation Terre-Espace au prisme des sciences humaines et sociales, en dialogue constant avec les développements scientifiques et technologiques du secteur spatial. On ne saurait en effet traiter cet objet d’étude sans, par exemple, intégrer les fortes contraintes physiques et technologiques qui caractérisent les usages envisageables de l’Espace.
Cette interdisciplinarité à spectre large se traduit très concrètement par la diversité des communautés de recherche de PSL (CERES, CIENS, CIEE, Observatoire de Paris, département de géosciences, chaire de géopolitique du risque de l’ENS) qui sont directement associées à la chaire via notamment son comité de pilotage scientifique.
Pouvez-vous décrire les principales thématiques de recherche de la chaire ?
Stéphanie Ruphy : Les activités de recherche de la chaire sont structurées autour de trois axes.
Le premier axe s'intéresse à l’évolution des représentations de l’Espace, en lien notamment avec la diversification des usages de l’espace extra-atmosphérique et les développements des connaissances scientifiques du systèmes solaire et au-delà (découvertes d’exoplanètes, missions d’exploration spatiale d’autres planètes du système solaire, etc).
Les recherches menées dans le deuxième axe tentent de répondre aux questions suivantes : comment concevoir l’Espace comme « territoire ou bien commun » de l’Humanité et quelles sont les tensions qui en découlent ? La chaire s’intéresse particulièrement à la double tension suivante : tension entre ambition d’un bien commun et logique d’appropriation marchande (des ressources naturelles et de l’Espace comme zone de circulation) ; tension entre ambition d’un bien commun et utilisation de l’Espace comme enjeu et levier de souveraineté. Autrement dit, comment parvenir à faire émerger un Espace comme bien commun, au sens économique et juridique, face à, d’un côté, la démultiplication des usages privés de l’Espace et, de l’autre, les ambitions des Etats.
Enfin, deux questions qui parlent d’elles-mêmes en 2024 sont au cœur du troisième axe : quels apports de l’Espace à la préservation de la planète ? Et quels usages durables de l’Espace ?
La chaire Espace recrute plusieurs chercheuses et chercheurs. Quels sont leurs profils et les travaux envisagés ? Et quelles seront leur perspective de carrière ?
Stéphanie Ruphy : La chaire recrute de façon très ouverte, à la fois en termes d’expérience et de disciplines (économie, histoire, géopolitique, science politique, sociologie, philosophie, droit, cybersécurité, sciences de la durabilité, etc). Elle a vocation à encourager des chercheuses et chercheurs à prendre l’Espace comme nouveau terrain d’études. Ce qui a été le cas pour les deux chercheuses post-doc qui nous rejoignent dès cette rentrée. L’une, Camille Ternier, va s’interroger sur ce qu’est une juste répartition des ressources spatiales, en mobilisant notamment des ressources philosophiques et des théories politiques sur la propriété ; l’autre, Fanny Valeyre, va étudier en quoi les évolutions scientifiques et techniques de ces cent dernières années ont modifié le rapport des êtres humains à l’Espace. Un doctorant, Timothée Cabos, devrait nous rejoindre en novembre pour développer une analyse épistémologique de l’interprétation des données satellitaires pour la compréhension du changement climatique, à l’aune d’enjeux de justice épistémique et sociale. Et nous allons très bientôt lancer un nouvel appel à candidature, ciblé notamment sur les enjeux de durabilité des activités spatiales.
Quelles perspectives de carrière des jeunes chercheuses et chercheurs peuvent-ils espérer en passant par votre chaire ?
Stéphanie Ruphy : La chaire donnera accès, au-delà bien sûr des acteurs académiques dans les domaines de recherche concernés, à tous les acteurs de la chaîne de valeur du spatial français, qui soutiennent cette chaire en tant que mécènes (ArianeGroup, Airbus, ThalèsAlenia, Safran, Air Liquide, Sodern, Eutelsat, le CNES et GIFAS), et avec qui des échanges très réguliers sont programmés. Ces acteurs recrutent bien sûr majoritairement en science et ingénierie, mais ils manifestent un intérêt croissant pour des profils non techniques, venant des sciences humaines et sociales.
En quoi votre parcours universitaire pluridisciplinaire (astrophysique et philosophie des sciences, après un diplôme d’ingénieur en aéronautique) est à l’image de l’identité de cette chaire ?
Stéphanie Ruphy : L’ambition de la chaire étant de faire vivre les fortes interdépendances entre dimensions humaines et sociales et dimensions scientifiques et technologiques des défis que soulèvent les activités dans l’Espace, ma double culture devrait faciliter, en tout cas je l’espère, le travail en commun entre acteurs de cultures différentes. Et sur un plan plus personnel, je suis très heureuse d’avoir l’occasion, en assurant la direction scientifique de cette chaire, de renouer avec des milieux professionnels qui m’avaient laissé de très bons souvenirs de jeunesse.
Pourquoi est-il crucial de sensibiliser le grand public aux questions qu’aborde la chaire ?
Stéphanie Ruphy : L’Espace a toujours été très présent dans l’imaginaire commun, et plus encore depuis ses explorations directes par l’humanité à différentes échelles (vols habités, missions spatiales vers d’autres planètes, découvertes d’exoplanètes, etc). Pour autant, il peut y avoir un décalage entre les représentations de l’Espace qui peuplent cet imaginaire et la réalité des usages de l’Espace et des enjeux qu’ils soulèvent aujourd’hui.
Ces usages se diversifient en effet fortement, sous l’impulsion d’une variété de nouveaux acteurs, privés notamment, et peuvent impacter la vie de chacune et chacun d’entre nous. Il suffit de songer à notre dépendance aux technologies du quotidien en matière de connectivité ou d’orientation spatiale via des satellites ou, certes encore pour une toute petite minorité d’entre nous, au développement du tourisme spatial.
Les usages de l’Espace en matière d’observation de la Terre continuent eux aussi de s’accroître, et jouent un rôle plus que jamais crucial dans l’élaboration des réponses possibles aux défis climatiques et environnementaux, qui nous concernent toutes et tous, tout comme les enjeux de cybersécurité et de sécurité militaire. L’Espace extra-atmosphérique est ainsi devenu le terrain d’actions d’une variété d’acteurs, dont les agendas impactent de multiples façons l’ensemble des citoyens et citoyennes, et soulèvent des questions urgentes de bonne gouvernance et de régulations des usages.
Et comme nous sommes en démocratie, on ne peut que souhaiter que les citoyens et citoyennes puissent s’approprier davantage ces enjeux, pour peser sur les évolutions souhaitables des relations de nos sociétés à l’Espace. La chaire espère y contribuer à son échelle, par ses actions de sensibilisation et de mises en débat public.
Raison pour laquelle la chaire a recruté en mars dernier une cheffe de projet, Stéphanie Braquehais, qui a eu avant ce poste un riche parcours professionnel dans le journalisme et la communication, et qui accompagne les chercheuses et chercheurs dans la mise en débat public des enjeux du spatial.
À propos de Stéphanie Ruphy
Intéressée par la philosophie depuis la Terminale, Stéphanie Ruphy a entamé un cursus dans cette discipline à l’université, en parallèle d’études d’ingénieur en aéronautique à Toulouse puis d’un doctorat d’astrophysique à l’Observatoire de Paris. Succombant définitivement aux charmes de la philosophie, la chercheuse est partie à l’Université Columbia à New York pour finir de se former en philosophie jusqu’au PhD. « Ce furent des années très stimulantes, qui m’ont ouverte à la philosophie des sciences d’inclination analytique, encore bien peu pratiquée en France à l’époque. » Avec ce deuxième doctorat en poche, la philosophe est rentrée en France où une carrière universitaire l’a menée d’Aix-Marseille Université à l’ENS-PSL, en passant par l’Université Grenoble-Alpes et l’Université Jean-Moulin Lyon 3. Depuis septembre 2020, Stéphanie Ruphy est professeure des universités « Philosophie et sciences contemporaines » au département de philosophie de l’ENS-PSL et membre du laboratoire La République des Savoirs . En mars 2021, elle a été nommée directrice de l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS). Ses travaux portent notamment sur les relations entre science et démocratie, sur le pluralisme scientifique, et sur les questions d'intégrité scientifique.
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