Arts contemporains autochtones : quels enseignements ?
Une réflexion par Morgan Labar, historien de l'art
Les 25 et 26 mars prochain auront lieu à l’ENS des journées d’études consacrées à la place des pratiques et des identités « indigènes » ou « autochtones » au sein des mondes de l’art contemporain. Dans cet article, Morgan Labar, enseignant au département ARTS et organisateur de ces journées, revient sur la notion d’indigénéité et les enjeux de l’autochtonie(1).
Les qualificatifs « autochtone » et « indigène », qui désignent en premier lieu une personne « originaire de l’endroit où elle vit », en sont venus à qualifier les peuples minorisés sur leurs propres territoires suite à la colonisation, en particulier depuis le développement au milieu des années 1970 des « luttes indigènes » dans les Amériques et en Océanie, qui ont conduit en 2007 à l’adoption par l’ONU de la Déclaration des Droits des Peuples Autochtones. Les espaces où le concept d’autochtonie/indigénéité est aujourd’hui la plus revendiqué (le Canada, les États-Unis, l’Amérique du Sud, l’Australie…) sont des espaces où l’occupation et la conquête des territoires ont pris des formes radicales : celle de la destruction des formes de vie et des structures sociales et politiques autochtones et la relégation des populations survivantes dans des réserves.
Si, dans les textes internationaux, l’anglais « indigenous » est traduit par le français « autochtone », plus neutre, la revendication de l’héritage colonial violent pousse certains à réutiliser l’insulte et à retourner le stigmate. L’anthropologue Barbara Glowczewski préfère ainsi parler de défi indigène (2) et appelait récemment à « indigéniser l’anthropologie ».
Les appellations « autochtone » et « indigène » sont désormais courantes dans les mondes de l’art contemporain international. En Australie, les cartels d’expositions mentionnent « artistes aborigènes » non seulement pour les peintures de dreaming traditionnelles mais également pour des installations telles qu’on en trouve dans les biennales internationales d’art contemporain. Au Canada, les musées réservent des sections entières aux artistes désignés comme « autochtones », spécifiant celle des Premières Nations dont l’artiste est originaire.
L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada ont été pionniers dans l’expression de ces questions. En 2009, la première triennale australienne d’art indigène a lieu à Canberra. En 2011, l’exposition Close Encounters: The Next 500 Years à Winnipeg ouvre au Canada, une décennie de montée progressive en visibilité et en souveraineté : les expositions regroupant des artistes autochtones sont désormais partiellement assurées par des commissaires et critiques également issus des Premières Nations. Des expositions de stature internationales comme Sakahan (2013) et plus récemment Àbadakone (2019) à la National Gallery d’Ottawa ont confirmé la reconnaissance institutionnelle du phénomène.
Des territoires d’où émanaient les revendications, la présence s’est étendue aux manifestations-phares du monde de l’art globalisé, en particulier la Biennale de Venise. Lors de la dernière biennale en date, le pavillon canadien était occupé par le collectif inuit Isuma qui présentait un film mettant en récit des incitations gouvernementales à l’abandon des modes de vie traditionnels inuits et à l’assimilation dans la société canadienne. Autre signe de l’ampleur prise par le phénomène, le Pavillon des pays nordiques (Suède, Finlande et Norvège) sera rebaptisé pour l’édition 2022 de la biennale « Pavillon Sami », du nom des peuples autochtones habitant le nord de la Scandinavie en conflit avec les États scandinaves au sujet de leurs revendication à maintenir des pratiques et modes de vie traditionnels.
"Un programme utile aujourd’hui pourrait être de se tenir sur une ligne de crête : donner de la voix et de la visibilité aux pratiques artistiques autochtones tout en se méfiant des fantasmes qu’ils génèrent chez celles et ceux qui sont étrangers à ces cultures."
L’engouement du monde de l’art pour l’indigénéité et les luttes autochtones s’inscrit dans un double mouvement : d’une part, la recherche de modes de vie alternatifs respectueux de l’ensemble des écosystèmes et des vivants qui les habitent, luttant contre les différentes formes d’exploitation et les impératifs de rentabilités et de compétitivité du marché ; d’autre part, un désir d’ailleurs et d’archaïsme fantasmés : l’indigénéité est un néo-primitivisme, l’autre de l’occidentalité urbaine et cultivée. Le besoin de reconnexion à une indigénéité fantasmée (l’orientalisme du 21e siècle ?), peut être lu comme un symptôme du colonialisme même, selon le philosophe nigérian Bayo Akomolafe , et comme le signe du malaise croissant de la modernité technologique virtuelle et hyper connectée, que la philosophe et psychanalyste brésilienne Suely Rolnik a désigné comme un « reality show global » peuplé de « zombies hyperactifs », mus par des impératifs d’efficacité et de productivité.
Un programme utile aujourd’hui pourrait être de se tenir sur une ligne de crête : donner de la voix et de la visibilité aux pratiques artistiques autochtones tout en se méfiant des fantasmes qu’ils génèrent chez celles et ceux qui sont étrangers à ces cultures. Éviter ce qu’Edward Saïd appelait, à la fin des années 1970, l’« orientalisme » : la tendance à fantasmer l’Orient (et, plus généralement, l’altérité culturelle) s’inscrivant dans une dynamique de domination culturelle et politique. Éviter aussi le fantasme primitiviste, central dans la modernité artistique occidentale.
"L’histoire de l’art peut être force de proposition dans les débats agités sur l’identité culturelle – entre revendication d’autochtonie, d’ethnicité et de race, et hybridation des pratiques et des expériences."
Rappelons pour conclure que l’un des grands enjeux des pratiques autochtones aujourd’hui a trait à la notion de souveraineté (7) : qui parle de qui et qui « est parlé », pour reprendre les mots de Bourdieu. Comment sont traduits et transmis les savoirs et cosmogonies indigènes dans les arts contemporains ? Sont-ils par-là dénaturés ? Deviennent-ils solubles dans un marché international marqué par des attentes stéréotypées ? Le sociologue et critique d’art wendat (huron) Guy Sioui Durand distingue à cet égard plusieurs types d’artistes : le vieil indien, les pommes rouges (blanches à l’intérieur, rouges à l’extérieur) et les chasseurs-cueilleurs-guerriers, dont les propositions artistiques ébranlent les représentations dominantes .
Les journées d’étude des 25 et 26 mars prochains seront l’occasion d’interroger les modèles offerts par différentes indigénéités, en se concentrant sur les questions d’identité. Car les cultures autochtones peuvent enseigner des conceptions de l’identité qui ne se prennent pas au piège essentialiste. En Australie, l’identification des jeunes générations comme « aborigènes » alors même que ces jeunes ont grandi dans des centres urbains et sont le fruit d’unions métis (mêlant origines indigènes et euro-australien·nes), s’explique en partie par la conscience aiguë de la crise écologique mondiale. L’autochtonie peut ainsi offrir des alternatives au modèle productiviste fondé sur l’exploitation des ressources fossiles des sous-sols, à la monoculture intensive qui appauvrit les sols, à l’idéologie de la croissance et à la religion du progrès.
Ces journées seront ainsi l’occasion de déplacer la focale des questions institutionnelles (la visibilité nouvellement acquise par l’art contemporain autochtone dans les institutions muséales) vers celles des processus créatifs ; des identités assignées vers les pratiques par lesquelles l’individu s’auto-désigne, voire se désidentifie, selon la formule de l’historien d’art José Estaban Muñoz. L’histoire de l’art peut être force de proposition dans les débats agités sur l’identité culturelle – entre revendication d’autochtonie, d’ethnicité et de race d'une part, et hybridation des pratiques et des expériences en vue d'inventer de nouvelles subjectivités.
(1)" Ce texte libre reprend et synthétise un article plus long paru dans la revue artpress. Il prolonge également les réflexions entamées dans le séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie » (École normale supérieure, département ARTS) avec Albert Constant Piot, Camille Copin, Hélène Desy, Élise Gérardin et Auriane Landon.
(2)"Barbara Glowzcewski et Rosita Henry, Le défi indigène. Entre spectacle et politique, Paris, Aux lieux d’être, 2007.
(3)" voir notamment l’ouvrage Sovereign Words. Indigenous Art, Curation and Criticism édité en 2018 par Katya Garcia-Antón pour l’Office for Contemporary Art de Norvège.
À propos de Morgan Labar Morgan Labar est critique et historien d’art. Diplômé en philosophie et docteur en histoire de l’art contemporain, il est spécialiste des pratiques artistiques comiques et de leur institutionnalisation au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Après avoir été post-doctorant à l’Institut national d’histoire de l’art (bourse annuelle de la Terra Foundation), il est actuellement enseignant-chercheur contractuel au département ARTS de l’École normale supérieure. La parution de l’ouvrage La gloire de la bêtise : régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, issu de sa thèse, est prévue en 2021 aux éditions Les presses du réel. |