Chute de Bachar Al Assad : quel avenir pour les 8 millions de réfugiés syriens ?

Entretien avec Leïla Vignal, directrice du département de géographie de l’ENS-PSL

Créé le
19 décembre 2024
À la suite de la chute du régime de Bachar Al Assad en Syrie, survenue le dimanche 8 décembre 2024, la question de l’avenir de la diaspora syrienne, marquée par des années de guerre et de répression, est au cœur de l’actualité. Quel avenir pour les réfugiés syriens, entre espoir d’un retour possible et défis immédiats ? 
Entretien avec Leïla Vignal, directrice du département de géographie de l’ENS-PSL, spécialiste de la Syrie.
Drapeau Syrie

Quelle est la situation actuelle des réfugiés syriens ? 
Leïla Vignal : Les réfugiés syriens représentent une population de huit millions de personnes, vivant principalement dans les pays voisins de la Syrie, et un peu plus d’un million en Europe. Avant la guerre en Syrie, les Syriens à l’étranger étaient peu nombreux : une migration limitée, et quelques centaines de réfugiés politiques.  La diaspora syrienne que l’on connaît aujourd’hui est donc une diaspora produite par la guerre. Elle représente plus du tiers de la population du pays en 2011, estimée alors à environ 21 millions d’habitants. Les départs ont commencé dès 2011, sous l’effet de la répression du régime contre le mouvement révolutionnaire pacifique, et ils se sont poursuivis pendant tout le conflit. Le déplacement forcé et non volontaire n’a pas seulement concerné les réfugiés à l’extérieur : on compte plus de six millions de personnes déplacées au sein de la Syrie. Le total de la population ayant dû quitter ses foyers représente donc plus des deux tiers de la population syrienne de 2011.

Quel est le profil des Syriennes et des Syriens qui ont quitté le pays ? 
Leïla Vignal : Avec huit millions de personnes à l’extérieur, les Syriennes et les Syriens qui ont quitté le pays sont globalement représentatifs de la société syrienne dans son ensemble sur le plan socio-économique : toutes les classes de la société ont été affectées par l’exil, puisque toute association réelle ou supposée à l’opposition, et le règne de l’arbitraire, suffisait à faire peser une menace sur les individus.  Ils et elles viennent en particulier des régions tenues par ou associées aux oppositions du régime, qui ont été l’objet de campagnes systématiques, régulières et prolongées de bombardements, de violences de toutes natures (sièges, massacres) et de la répression. Dans le nord-est, les trois années de contrôle de l’État islamique ont également suscité des départs importants, à l’intérieur ou vers l’extérieur du pays. 
Par ailleurs, les études sur les déplacements forcés et sur les réfugiés le montrent très bien : il ne suffit pas d’être dans une zone de conflit pour partir, il faut pouvoir le faire, c’est-à-dire disposer de moyens économiques, qui permettent de financer le déplacement mais aussi la vie dans un contexte autre - en tout cas pour quelques temps - mais aussi disposer de réseaux de connaissance, familiaux, amicaux, professionnels, qui permettent de trouver un point de chute, de trouver du travail … Tout le monde n’a pas la possibilité de partir, mais il ne faut pas oublier que, même en le pouvant, des personnes choisissent de rester. 
Dès lors, on a observé une très grande diversité de trajectoires de migration et de profils de personnes et de familles, se réfugiant en très grande majorité dans les pays voisins : Turquie, Liban, Jordanie.

Le régime de Bachar Al Assad étant tombé, pensez-vous que les Syriens exilés vont vouloir retourner dans leur pays ? 
Leïla Vignal :  Il est évident que tout le monde a envie de rentrer. Les Syriens et les Syriennes sont restés pendant le temps de la guerre en contact étroit avec leurs familles et leurs amis restés sur place, envoyant par exemple de l’argent permettant de vivre dans un pays économiquement effondré, suivant les événements, mais aussi en inventant des cultures de l’exil et en réfléchissant sur l’avenir de la Syrie : la production artistique, intellectuelle, politique de cette Syrie de l’extérieur a été très riche. 
Mais, dans le même temps, cette population exilée va aussi évaluer la situation. Elle n’est pas homogène : les conditions de l’exil sont bien différentes selon les pays de refuge et les histoires individuelles. Il y a une grande diversité de situations et donc des choix qui seront sans doute très divers.
Certains d’entre eux, notamment ceux installés dans les pays de l’Union européenne, ont un statut de protection fort et sont dans l’ensemble intégrés dans leur société d'accueil, même si le racisme à leur encontre existe et leur présence peut être manipulée par certains partis politiques. En Allemagne par exemple, principal pays d’accueil, où les Syriennes et Syriens sont un million, il y a eu un travail très important fait autour de leur accueil, de leur insertion, notamment par la langue et par le marché du travail ; leurs enfants sont scolarisés, ils ont trouvé un emploi, appris la langue et plus d’un tiers d’entre eux ont acquis la nationalité. Pour ces familles, le retour en Syrie se posera en des termes différents de ceux de familles vivant dans des environnements moins favorables. 
Il est possible que, du fait de l’absence d’infrastructures matérielles, économiques, sociales et politiques véritablement fonctionnelles en Syrie, de possibilité d’emploi, devant la ruine du pays, ces familles demeurent en Europe et y élèvent leurs enfants ; qu’elles forment une communauté transnationale et contribuent à distance, « entre-deux pays »,  à la reconstruction de la Syrie par des transferts financiers, des investissements, et aussi en mobilisant leurs compétences professionnelles et leurs ancrages dans les sociétés d’accueil. C’est sans doute une chance pour la Syrie de demain, et ce devrait être une chance pour les pays européens, s’ils savent s’en saisir.

D'autres réfugiés, par exemple ceux vivant au Liban, dans la plaine de la Bekaa, avec lesquels je travaille depuis quelques années avec ma collègue Emma Aubin-Boltanski, se trouvent dans des situations bien plus précaires. Le Liban, non signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, n'accorde que des droits très limités aux Syriennes et aux Syriens - et pour certains, pas de droits du tout - les contraignant à vivre dans des dispositifs de travail et de résidence illégaux et informels, les exposant à l’exploitation et fermant toute perspective d’installation pérenne. Pour ces familles, le retour en Syrie, si leurs maisons existent encore, se fera probablement plus rapidement – il commence déjà se faire.

La question qui se pose à toutes et tous est en tout cas la même, au moment où la possibilité de retour est enfin là : dans quel pays rentrer ? La situation économique de la Syrie est catastrophique, ravagée par treize ans de conflit interne. Le PIB s'est effondré, 90% de la population vit dans la pauvreté, et plus des deux tiers dépendent de l'aide humanitaire. Et où ? Le parc immobilier résidentiel, c’est-à-dire les appartements et les maisons dans lesquelles vivait cette diaspora de réfugiés, est en partie détruit, avec des estimations variant du tiers à la moitié. La capacité de retour des Syriennes et des Syriens et la capacité du pays à les accueillir sont fortement conditionnés à ces paramètres essentiels, et l’on peut penser qu’une partie de la population réfugiée optera, lorsque les conditions dans les pays de refuge sont favorables, par des allers-retours, pendant quelques années en tout cas. Le conflit syrien contribuera peut-être à la formation d’un espace diasporique syrien, connectant ces espaces longtemps séparés par le conflit et la dictature des Assad.

Êtes-vous confiante sur l’avenir de la Syrie ? 
Leïla Vignal : La chute du régime Al Assad est un moment historique. C’est l’aboutissement du mouvement révolutionnaire entamé en 2011, ce dont atteste la joie des Syriennes et des Syriens que l’on voit envahir les rues des villes de Syrie, mais aussi dans les différents lieux de l’exil, pour chanter et danser depuis le 8 décembre : cette victoire est la leur. Mais cette liberté a été obtenue à un prix extrêmement élevé, payé par chacune et chacun : morts, familles brisées par les arrestations, disparition de certains de leurs membres, liens brisés par les déplacements forcés et par l’exil, destructions des villages et des villes, ruine du pays. 
Les Syriennes et les  Syriens ont énormément souffert, ils ont aussi beaucoup appris. À mon sens, il est peu de peuples sur terre qui sachent aussi bien la valeur de la paix et de la liberté. Ce sont les Syriennes et les Syriens qui ont accompli la tâche de se libérer d’une dictature sanguinaire et je leur fais confiance pour affronter les difficultés immenses de l’avenir immédiat, et plus lointain, avec cette maturité politique et sociale chèrement acquise. J’espère que nos pays européens seront à leurs côtés.