Comment savons-nous de quoi nous sommes malades ?

Par Alice Lebreton, microbiologiste

La notion que les maladies transmissibles comme la Covid-19 ont pour origine une infection par des agents pathogènes comme le SARS-CoV-2 n’a pas toujours été une évidence. La microbiologiste Alice Lebreton retrace les grandes lignes du parcours historique ayant conduit à établir des relations de causalité entre l’infection par un microbe donné et le diagnostic de la maladie qu’il déclenche. Elle met aussi en lumière les principales difficultés à établir ces relations avec certitude.
The Sick Child, J. Bond Francisco, 1893 - Smithsonian American Art Museum
The Sick Child, J. Bond Francisco, 1893 - Smithsonian American Art Museum

Une relation de causalité complexe

« Mets tes chaussettes, sinon tu vas attraper un rhume ». Cette requête parentale pleine de sollicitude (ou parfois teintée d’une pointe d’exaspération) peut aisément nous laisser perplexes : de quoi l’enfant qui préfère rester pieds nus se rend-t-il malade ? D’avoir pris froid ? Ou d’être infecté par l’un des nombreux virus qui causent nos rhinopharyngites hivernales ? Ou des deux ?

Par ce constat empirique, l’on pourrait être tenté de supposer que les virus respiratoires pénètrent dans l’organisme par les pieds, ou bien qu’un refroidissement du corps peut déclencher une maladie infectieuse par « génération spontanée », sans exposition à un agent pathogène. S’il nous semble évident, compte tenu de nos connaissances actuelles sur les infections respiratoires, qu’aucune de ces hypothèses explicatives n’est valide, toutes deux permettent d’illustrer la difficulté à identifier une chaîne de causalité précise entre un élément déclencheur (ici, l’absence du port des chaussettes) et l’une de ses conséquences possibles (le rhume). Dans cet exemple, l’hypothèse la plus parcimonieuse serait qu’un refroidissement de l’organisme favorise la colonisation des muqueuses respiratoires par des virus auxquels elles étaient déjà exposées sans qu’il y ait auparavant de conséquence sur la santé.

Cependant, cette relation de causalité très indirecte entre les pieds nus et le rhume peut constituer un élément perturbateur lorsque l’on cherche à identifier les agents pathogènes responsables d’une maladie : la cause du rhume, pour le petit enfant qui n’a pas de notion de virologie, restera dans son esprit le fait d’avoir eu froid aux pieds. L’histoire de l’étude des maladies infectieuses a de même été émaillée d’hypothèses diverses, fondées sur une multitude de paramètres dont on observait qu’ils favorisaient telle ou telle maladie et auxquels on en attribuait alors l’étiologie. Les tentatives d’explication successives privilégièrent avec bon sens tantôt l’hypothèse de terrains propices chez les patients, tantôt la présence de « miasmes » dans l’air de certains lieux, jusqu’à ce qu’il soit démontré au XIXe siècle que ces pathologies étaient engendrées par microorganismes et des virus.

 

Vers l'émergence d'hypothèses

Au fil des siècles, les connaissances et concepts permettant d’aboutir à ces conclusions s’accumulèrent, et l’idée que des maladies épidémiques puissent être causées par des entités transmissibles fut formulée de façon récurrente. Elle fut notamment proposée vers 1362 à Grenade par Lissane Eddine Ibn al-Khatib lors d’une épidémie de peste (1), et en 1546 par le médecin véronais Girolamo Fracastoro, suite à ses observations attentives de la transmission de la syphilis, de la tuberculose, de la gale et de la lèpre (2). Fracastoro envisageait également que les seminaria contigionis responsables des contagions soient vivants, invisibles à l’œil nu, et capables de se reproduire. Toutefois, aucune étiologie certaine entre un germe unique et une typologie de symptômes caractéristique d’une maladie ne put être établie à l’époque, faute de connaissances sur la nature des agents pathogènes. En effet, les premiers microorganismes ne furent observés au microscope qu’à la fin du XVIIe siècle par le néerlandais Antonie von Leeuwenhoek, et c’est seulement au cours du XIXe siècle que les scientifiques commencèrent à démontrer que l’infection par un microorganisme donné causait l’apparition des symptômes typiques d’une maladie.

À partir de 1807, les travaux d’Agostino Bassi puis de Jean-Victor Audouin sur la muscardine permirent de caractériser cette maladie contagieuse du ver à soie et d’en imputer la cause à un champignon, Botrytis paradoxa (3). L’idée qu’il pourrait en être de même pour les maladies humaines fit son chemin, conduisant Jacob Henle à écrire en 1840 : « On ne pourrait prouver empiriquement qu’ils [les microorganismes] sont réellement les agents efficaces [de la maladie] que si l'on pouvait isoler les animalcules et les fluides séminaux, les organismes et fluides contagieux, et observer le pouvoir [pathogène] de chacun — une expérience dont on devra très probablement se passer. […] Toutefois, si l’on pouvait prouver qu’un agent contagieux peut être cultivé à l'extérieur du corps, comme le montrent les observations d’Audouin sur la muscardine, alors un tel agent ne pourrait être qu’une espèce animale ou végétale, bien qu’elle nous soit encore inconnue. »(4)

 

Les postulats de Henle-Koch

Bien qu’il ignorât la nature de ces agents infectieux, Henle commençait à poser les bases de ce qui deviendrait plus tard les postulats de Henle-Koch : une liste de critères permettant d’identifier un germe comme responsable d’une pathologie donnée. Selon Henle, ce germe devait pouvoir être isolé de l’organisme malade, cultivé, et son pouvoir infectieux devait pouvoir être testé. En 1864, la réfutation par Louis Pasteur de la théorie de la génération spontanée (5) allait asseoir définitivement la notion que les microorganismes se propageaient par contamination, et favoriser la recherche des agents pathogènes dans la lignée de Fracastoro, Bassi, Audouin et Henle. En effet, il devint alors inenvisageable qu’un microorganisme — et donc a fortiori un pathogène — apparaisse ex nihilo chez un patient sain. L’attribution d’une maladie à un agent infectieux impliquait dès lors que le patient ait été contaminé par ce même agent.

Entre 1878 et 1884, dans le cadre de leur étude de la tuberculose, Robert Koch et Friedrich Löffler formalisèrent quatre postulats guidant la caractérisation formelle d’un microorganisme comme responsable d’une pathologie donnée, et qui peuvent s’énoncer comme suit : Ce microorganisme doit être observé chez tous les organismes souffrant de la maladie, mais être absent des organismes sains ; il doit pouvoir être isolé de prélèvements effectués sur les organismes malades, et cultivé sous forme pure ; un organisme sain inoculé avec cette culture pure doit développer la maladie avec tous ses symptômes ; enfin le microorganisme doit pouvoir être ré-isolé à partir des animaux de laboratoire infectés, et présenter des caractéristiques identiques à celles de l’agent infectieux original.(6)

La mise en pratique de cette grille analytique permit à Koch et ses disciples, ainsi qu’à l’école pasteurienne de microbiologie, d’identifier et caractériser sans ambiguïté de nombreux agents pathogènes. Pourtant, elle souffre de nombreuses exceptions, ce qui conduisit Koch lui-même à nuancer voire rejeter certains de ces postulats par la suite. Par exemple, la découverte de porteurs sains de bacilles du choléra implique que le microorganisme soit, certes une cause nécessaire, mais non suffisante, au déclenchement de la maladie. Par ailleurs, le constat que certains pathogènes, et en particulier les virus, ne peuvent se reproduire qu’à l’intérieur des cellules de l’hôte qu’ils infectent s’oppose à la possibilité de les « cultiver sous forme pure ». Dans ce cas, la ré-inoculation de l’agent pathogène à un organisme sain ne peut par conséquent être obtenue qu’à partir de prélèvements effectués sur un animal infecté précédemment. Avec le temps, des techniques de purifications furent mises au point afin d’isoler les virus à partir de ces prélèvements puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, à partir de cultures cellulaires in vitro infectées par le virus, afin de ré-inoculer le virus seul, et de s’assurer qu’il était bien responsable des pathologies observées. Le développement de la maladie chez un organisme sain ré-inoculé n’est pas non plus toujours aisé à mettre en œuvre. Il est évidemment hors de question de mener ces expérimentations sur des sujets humains, si bien que l’expérimentation implique de disposer d’un modèle animal adéquat qui puisse non seulement être infecté par le pathogène, mais aussi dont les symptômes soient proches de ceux de la maladie humaine, et éventuellement tel que la voie de contagion soit identique. Ceci n’est pas toujours possible, surtout lorsque le spectre d’hôte d’un pathogène est étroit.

 

La démarche épidémiologique

Ce spectre d’hôte intervient aussi bien entre espèces (le bacille de la peste peut infecter le rat et l’homme, mais pas le pigeon) qu’au sein d’une espèce. Les pathogènes dits opportunistes, par exemple, ne causeront pas de maladie dans la plupart des cas, mais peuvent être responsables d’infections létales chez des patients immunodéprimés. Chez ces derniers viennent alors s’entremêler plusieurs « causes » pathologiques qui aggravent la condition du patient : la cause initiale de l’immunodépression, quelle qu’en soit la nature (immunodéficience innée chez les bébés bulles, due à une autre pathologie infectieuse comme chez les patients atteints du sida, ou liée à une interaction médicamenteuse, par exemple la chimiothérapie anti-cancéreuse, ou l’immunosuppression induite afin d’éviter les rejets de greffes) offre un terrain favorable à l’infection par des microorganismes qui resteraient sinon commensaux ou bénins, si bien que les symptômes observés chez le patient résultent de la combinaison de ces différentes causes. De même, la gravité de nombreuses maladies est amplifiée par des risques de co-infections ou surinfections. Ainsi, la plupart des maladies virales des voies respiratoires favorisent l’infection ultérieure par des pathogènes bactériens, en particulier par les pneumocoques, si bien que le patient glisse d’une cause à l’autre, et d’une maladie à une autre.

Enfin, des pathogènes distincts, circulant simultanément dans une zone donnée (voire présents chez un même patient), peuvent parfois déclencher des maladies dont les signes cliniques sont très similaires ; inversement, certains agents infectieux comme le SARS-CoV-2 peuvent induire, d’un patient à l’autre, des symptômes très disparates. La difficulté de poser avec certitude un diagnostic s’accroît encore lorsqu’il s’agit d’un pathogène nouveau ou inattendu. La recherche de son identité repose alors sur plusieurs approches : Dans une démarche d’épidémiologie, on étudie la corrélation entre l’apparition de symptômes et la détection du pathogène suspecté. La précision de la description du tableau clinique, ainsi que la fiabilité des méthodes employées pour la caractérisation de l’agent infectieux (sérotypage, PCR, séquençage, etc.) sont clés pour assurer la robustesse des conclusions. En parallèle, le traçage de la contagion dans l’entourage des malades, puis au-delà, conforte l’identification du pathogène comme cause de l’épidémie. La caractérisation en laboratoire des propriétés de virulence de l’agent infectieux, in vitro ou sur des modèles animaux comme dans la démarche de Koch, complète l’attribution d’une maladie transmissible à un microorganisme ou un virus donné.

Chaque épidémie, que ce soit celle de la Covid-19 ou une autre, n’existerait donc pas sans un pathogène dont la signature est caractéristique, et son diagnostic permet entre autres de rechercher des traitements capables de le contrer. Cependant les raisons pour lesquelles l’un tombera malade et l’autre non incluent également de nombreux facteurs liés au patient, à ses comportements et à son environnement, qui font passer le schéma simple d’une cause unique donnant une maladie unique à une réalité dans laquelle une multiplicité de causes contribue au développement d’une maladie aux multiples visages.

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(1) Ibn al-Khatib, Traité sur la peste (Muqni’at al-Sā’il ’an al-marad al-hā’il), Escorial MS N°1785, ca. 1362 ; WB Ober, N Aloush, The plague at Granada, 1348-1349: Ibn Al-Khatib and ideas of contagion, Bull N Y Acad Med. 1982 58(4):418–424.

(2) Girolamo Frascatoro, De Contagione et Contagiosis Morbis et eorum Curatione, 1546.

(3) Henri Dutrochet, Rapport sur divers travaux entrepris au sujet de la maladie des vers à soie, connue vulgairement sous le nom de muscardine, Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1838 1(t6):86–102.

(4) « Daß sie [die Mikroorganismen] wirklich das Wirksame sind, wäre empirisch nur zu beweisen, wenn man Samenthierchen und Samenflüssigkeiten, Kontagiumorganismen und Kontagiumflüssigkeit isolieren und eines jeden Kräfte besonders beobachten könnte, ein Versuch, auf den man wohl verzichten muss. […] Wäre es aber nachzuj weisen, dass ein Contagium ausserhalb des Körpers gebildet werden kann, wie in den angeführten Beobachtungen von Audouin über die Muscardine erwiesen ist, so könnte ein solches Contagium nur eine Thier oder Pflanzenart, wenn auch eine bis jetzt unbekannte, sein. » Jacob Henlé, Von den Miasmen und Kontagien und von den miasmatisch-kontagiösen Krankheiten, Pathologische Untersuchungen, 1840.

(5) Antoine-Jérôme Balard, Rapport sur les expériences relatives à la génération spontanée, Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1865 1(t60):384–397.

(6) Friedrich Löffler, Untersuchung über die Bedeutung der Mikroorganismen für die Entstehung der Diphtherie beim Menschen, bei der Taube und beim Kalbe, Mittheilungen aus dem Kaiserlichen Gesundheitsamte. 1884 ; Robert Koch, Über die Ätiologie der Tuberkulose. Mittheilungen aus dem Kaiserlichen Gesundheitsamte, 1884.

 

 

À propos d'Alice Lebreton

 

Chercheuse en biologie moléculaire et microbiologiste, Alice Lebreton s'est peu à peu spécialisée dans l'étude des interactions entre les bactéries pathogènes et leurs cellules hôtes, et en biologie des acides ribonucléiques (ARN).

 

Après un doctorat à l’Institut Pasteur sur la fabrication des ribosomes, ses travaux de post-doctorat au Centre de Génétique Moléculaire (CNRS, Gif-sur-Yvette) visaient à mieux décrire les mécanismes de contrôle-qualité des ARN.

 

Recrutée à l’INRAE en tant que chargée de recherche en 2008, elle est alors mise à disposition de l’Institut Pasteur pour étudier comment la bactérie pathogène Listeria monocytogenes agit sur la chromatine des cellules qu’elle infecte pour réguler certaines réponses immunitaires.
Elle dirige depuis 2014, à l’Institut de Biologie de l’École normale supérieure (IBENS), une équipe de recherche qui étudie la dynamique de l’expression des gènes des cellules humaines en réponse à une infection bactérienne.

 

Alice Lebreton partage régulièrement sa passion pour la recherche par la diffusion scientifique, l’enseignement, ainsi que sur Twitter.