Comment se détermine la « valeur professionnelle » des enseignants ?

Des recherches de terrain menées par Léa Palet, doctorante en sociologie.

Dans le cadre de l’École doctorale de l'École des hautes études en sciences sociales, Léa Palet doctorante au Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS-CNRS) et agrégée de sciences économiques et sociales, prépare une thèse sur le processus d'évaluation des enseignants du second degré en France. Eclairages sur l'évolution socio-historique des attentes institutionnelles à l’égard du corps enseignant qui a débuté dès les années 1980, et s'est concrétisée dans une série de réformes entreprises entre 2012 et 2017.
Léa Palet
Léa Palet

Genèse et méthodologie d'un projet de recherche

A l’origine du sujet de thèse de Léa Palet, il y a le travail qu’elle effectue pendant un an au cabinet du ministre de l’Éducation nationale, dans le cadre d’une « participation-observante » au cours de laquelle elle suit l’élaboration d’une réforme des textes réglementaires qui encadrent le métier enseignant et son évaluation, et les négociations avec les organisations syndicales qui en découlent. Cette étude lui donne envie de poursuivre l’investigation et de comprendre comment la transformation de ces textes est reçue par les acteurs concernés.

Ceci aboutit à un projet de thèse portant sur l’étude de la construction de la valeur professionnelle des enseignants du secondaire. Dans la fonction publique française, la « valeur professionnelle » professionnelle des agents de l’État « est censée évaluer la qualité du travail fourni par l’enseignant∙e. Elle est, aux côtés de l’ancienneté et de la certification initiale attestée par la réussite à un concours d’enseignement, l’un des trois critères à l’origine de l’avancement de carrière d’un∙e enseignant∙e. »

Afin d'illustrer son sujet, la doctorante met en œuvre une méthodologie de travail : « J’ai mené des entretiens ainsi qu’une observation ethnographique au sein d’un lycée. » Des entretiens auprès de différents acteurs (enseignants, inspecteurs, responsables syndicaux, chefs d’établissement, personnels administratifs des académies et anciens membres de cabinets ministériels) qu’elle complète par l’exploitation statistique d’une base de données sur le rapport des enseignants aux différentes formes d’engagement professionnel et militant.

« Le but de mon travail, précise Léa Palet, est de comprendre comment cette valeur professionnelle est déterminée. C’est-à-dire à quels types d’attentes institutionnelles et de modèles professionnels elle renvoie et comment elle est mesurée concrètement par les chef∙fes d’établissement et les inspecteur∙rices en charge de l’évaluation du travail des enseignant∙es». Sans oublier « les effets [du dispositif d'évaluation de la valeur professionnelle des enseignant∙es] sur [leurs] trajectoires de carrière et, plus largement, sur le travail lui-même et les relations professionnelles au sein des établissements scolaires. »

 

Le "new public management": une nouvelle dynamique ?

Au cours de ses travaux, la chercheuse s’attache à montrer que les évolutions relatives au métier enseignant et à son évaluation sont à resituer dans une dynamique plus globale qui concerne toute la fonction publique en France mais aussi dans la plupart des pays occidentaux.  Cette transformation part du postulat selon lequel l’administration ne serait pas suffisamment efficace et, qu’à ce titre, sa réforme serait nécessaire : « Les fondements de cette dynamique sont à puiser dans une doctrine apparue dans les années 1970 sous le nom de « nouveau public management ; et le métier enseignant, malgré sa spécificité, n’y échappe pas!»
Cette réforme de l’administration passe entre autres, nous explique Léa Palet, par la remise en cause des protections institutionnelles offertes aux fonctionnaires (statut, emploi à vie, progression de carrière à l’ancienneté, salaire fixe, recrutement sur la qualification…) et donc des systèmes de recrutement, de rémunération et de notation associés.

Mais comment expliquer cette évolution socio-historique du métier de l’enseignant et des attentes à leur égard ? «L’évolution des attentes institutionnelles envers les enseignant∙es, qui commence dès les années 1980, s’explique par plusieurs facteurs  comme, par exemple, la démocratisation scolaire et l’apparition d’un public d’élèves plus hétérogènes, l’importance prise par de nouveaux acteur∙rices dans les établissements (parents, collectivités locales, …), l’introduction du numérique ou encore la multiplication des finalités éducatives : instruction mais aussi éducation, épanouissement des jeunes, citoyenneté, préparation au marché de l’emploi ».

 

L’injonction à l’engagement

Dans cette réforme, la doctorante constate que l’engagement est devenu un critère central dans la détermination et l’évaluation de la valeur professionnelle des professeurs. D’ailleurs, pour cela, elle utilise dans ses travaux deux expressions empruntées respectivement à Danilo Martucelli et à Jean-Pierre Durand : « injonction à la participation » et « implication contrainte » . « Les attentes de l’institution de l’Éducation nationale à l’égard des enseignant∙es mettent en avant un idéal du « bon prof » ou de la « bonne prof » engagé∙e sur son lieu de travail, selon une définition qui va au-delà du cœur de métier traditionnel, à savoir l’activité pédagogique d’enseignement. La version de l’engagement enseignant qui s’est imposée – et il peut y en avoir d’autres ! – comprend, plus spécifiquement, deux dimensions : la mise en œuvre de projets pédagogiques et de partenariats d’une part ; la prise d’initiatives et l’exercice de responsabilités au sein de l’établissement d’autre part. »

Dans cette évaluation de l’engagement, qu’en est-il de la place donnée à l’investissement auprès des élèves autour de la transmission des savoirs ? « De fait, il n’est pas directement inclus dans cette définition de l’engagement : il devient un « service minimum » que tou∙tes les enseignant∙es doivent assurer. »  

Dans son travail de terrain, la chercheuse observe que cette « injonction » à l’engagement a des impacts forts et directs sur le travail des enseignants. Au niveau individuel d’abord, « la prise en compte de cet engagement pour mesurer la valeur professionnelle d’un∙e enseignant∙e influence la vitesse avec laquelle il∙elle avancera dans la carrière. Par exemple, des inégalités liées au genre, à travers l’articulation vie professionnelle-vie familiale, peuvent tout à fait découler de cette injonction ». Les conséquences se ressentent également sur le plan collectif, sur les conditions de travail et son organisation : « augmentation du temps de travail ou du temps de présence dans l’établissement, au-delà des heures d’enseignement stricto sensu. » Et il en va de même sur les relations professionnelles : « segmentation accrue entre les enseignant∙es en fonction de leur degré d’engagement ou de leur conception du métier ; conflits liés à la répartition des primes censées récompenser financièrement l’engagement ; marginalisation d’autres formes d’engagement, notamment l’engagement syndical… »

Pour l’instant, l’appréciation de cet engagement ne semble pas avoir été étudiée dans le face-à-face pédagogique professeurs/élèves. Mais la chercheuse se montre perplexe sur les effets réels de cette façon, pour les enseignants, d'être engagés dans leur travail sur les résultats des élèves et, plus généralement, leurs apprentissages : « On peut douter que le fait qu’un∙e enseignant∙e monte des partenariats avec des entreprises ou ait la responsabilité des relations internationales au sein de son établissement (ce qui correspond à des exemples d’engagement mis en avant par l’institution), ait des retombées tangibles sur les apprentissages des élèves. L’investissement d’un∙e professeur∙e dans sa classe, au plus près des élèves, a, lui, des effets bénéfiques.»

L’autre question que pose ce « glissement » d’un métier dédié à la transmission des savoirs vers une polyvalence professionnelle, est sa répercussion sur le mode de recrutement, d’autant que « les épreuves des concours de recrutement s’adaptent, parfois avec un décalage, aux évolutions des textes réglementaires qui encadrent le métier enseignant ». Ainsi par exemple « le CAPES, a été revisité – avec la création d’une épreuve de mise en situation professionnelle – pour intégrer une logique « compétence » aux côtés de la logique « qualification » disciplinaire qui prévalait jusqu’alors. » Et il en va de même pour les formations au sein des Inspé (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) qui s’appuient sur le nouveau référentiel de compétences ainsi que sur la nouvelle grille évaluative des professeurs.

Après avoir mis une touche finale à ces recherches et obtenu sa thèse, Léa Palet entretient le projet d’enseigner en lycée.

 

À propos de Léa Palet

Après une classe préparatoire en lettres et sciences sociales, Léa Palet intègre l’Ecole normale supérieure de Cachan, au sein du département de sciences sociales. Parallèlement elle obtient un master en études urbaines à Sciences Po Paris puis passe l’agrégation de Sciences économiques et sociales. En 2016, Léa Palet a entamé un doctorat en sociologie, sous la direction de Jérôme Deauvieau, professeur de sociologie et chercheur au Centre Maurice Halbwachs.