Covid-19, vers une nouvelle reconnaissance du travail salarié ?

Par Claude Didry, sociologue du travail

Dans cet article documenté, le sociologue du travail Claude Didry esquisse une analyse de l'impact de la crise sanitaire actuelle sur le monde professionnel. Décortiquant les premières données disponibles, il s'intéresse particulièrement aux effets du confinement sur le salariat et interroge le rôle des syndicats pour affronter un futur encore incertain.

Covid-19, vers une nouvelle reconnaissance du travail salarié ?

Claude Didry, directeur de recherche au CNRS, est membre du Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS et ENS-PSL).

 

La pandémie du Covid-19 s’est traduite, en France, par une expérience inédite de réduction des libertés – le confinement – à travers un encadrement strict de la circulation des résidents autour de leur domicile (principal ou secondaire). Il s’en est suivi une profonde remise en cause de l’activité économique, visant à maintenir les secteurs « indispensables » pour soutenir ce confinement. Comment le monde du travail a-t-il affronté cette crise ? Si le confinement a bouleversé l’organisation du travail, il a conforté la centralité du salariat en confirmant la permanence de ce fait social que constitue l’emploi stable dans la société française. Les initiatives syndicales indiquent aujourd’hui le besoin d’une reconnaissance du travail salarié, face à une succession de réformes ayant érodé les voies d’expression des salariés et de leurs représentants et soumis les services publics à une austérité permanente.  

 

Le salariat comme base institutionnelle du confinement

On manque naturellement de recul à l’égard d’un événement aussi marquant que le confinement de près de deux mois que nous venons de vivre. Avant toute chose, les données disponibles font apparaître le caractère essentiel du salariat, pour une population active comptant 80 % de salariés et 70 % d’actifs en CDI ou statut de la fonction publique, dans l’organisation du confinement. En effet, le salariat a permis de garantir la permanence – relative – des revenus pour cette population, à travers trois grands dispositifs : le télétravail, le chômage partiel, le congé maladie. Au 31 mars, selon la DARES (ministère du Travail), un quart des salariés français était principalement en télétravail, un quart en chômage partiel (1) et un quart en congé maladie (y compris gardes d’enfants liée à la fermeture des écoles) ou non (prise de congés payés), le quart restant continuant à travailler sur site. Cette situation, analysée en profondeur par l’enquête Trepid (TRavail sous Épidémie) menée auprès de 34000 répondants par des statisticiens du ministère syndiqués à la CGT, se traduit par d’importants contrastes entre catégories socioprofessionnelles (graphique 1 ci-dessous).

Graphique 1 : situation principale des répondant-e-s
Tableau extrait de Le monde du travail en confinement : une enquête inédite, Montreuil, UGICT CGT, mai 2020

 

Dans ce cadre fondamental du salariat, le travail confiné creuse les inégalités entre catégories socioprofessionnelles. Les catégories ouvrier/employé sont en première ligne pour le travail en « présentiel », avec la question des risques rencontrés par des personnels au contact du public et une faiblesse – du moins initialement – des dispositifs de protection. On retrouve les mêmes catégories pour le « chômage partiel », affectant des salaires déjà plus faibles que ceux des autres catégories d’une perte de 20 % par heure ou jour chômé.

À l’inverse, pour le télétravail, les cadres supérieurs sont surreprésentés avec, donc, un maintien du salaire. La possibilité de confinement loin des centres urbains qu’offre la propriété d’une résidence secondaire peut également renforcer l’attrait du télétravail, plébiscité selon le cabinet Malakoff Humanis, notamment depuis décembre 2019 à partir de la grève contre la réforme des retraites. La diffusion de l’activité professionnelle dans l’espace privé conduit cependant à une détresse psychologique accrue pour nombre de salariés, à quoi il faut ajouter le surmenage des parents ayant à prendre en charge la présence continue d’enfants privés d’école.

Si la « réussite » du confinement repose sur la stabilité du salariat,
en s’accompagnant parfois d’une poursuite de l’activité sous la forme du télétravail,
les emplois précaires ont été très fortement touchés par la crise.

Si la « réussite » du confinement repose sur la stabilité du salariat, en s’accompagnant parfois d’une poursuite de l’activité sous la forme du télétravail, les emplois précaires ont été très fortement touchés par la crise. Il faut au préalable distinguer intermittence et précarité : la prolongation de leurs droits au chômage pour les intermittents, privés durablement d’emplois par l’arrêt des activités culturelles « présentielles », traduit le souci de préserver le secteur de la culture (2). En revanche, les contrats précaires (CDD, intérim) jouent ici leur rôle classique d’amortisseurs – on parle actuellement d’une destruction de 453 000 emplois (3). Avec la remise en cause de ces emplois précaires, c’est aussi une porte d’entrée dans le monde du travail qui se ferme pour les plus jeunes, ce que confirme le non renouvellement de nombreuses périodes d’essai. Enfin, le confinement a eu des effets beaucoup plus directs sur la vie des travailleurs indépendants (autour de 10 % de la population active), pour qui l’inactivité se traduit par une absence de revenus. Dans ce cadre, les indemnisations forfaitaires de 1500 euros annoncées dès le 17 mars par le ministre de l’économie et des finances, Bruno Lemaire, n’ont que légèrement atténué les difficultés créées par cette situation. Tant dans le cas des salariés précaires, que dans celui des indépendants, le confinement s’est révélé difficilement supportable, avec le besoin de s’en sortir coûte que coûte, comme dans le cas de ces livreurs de plateformes régnant sans partage sur les rues désertées.

 

Les syndicats, une force pour affronter l’incertitude du lendemain ?

La reconnaissance d’un « état d’urgence sanitaire » par la loi du 23 mars 2020 prolongé jusqu’au 11 juillet, confère au gouvernement la capacité de prendre des mesures restrictives à l’égard des libertés publiques. Dans le domaine du travail, l’activité gouvernementale qui s’est manifestée par un volume impressionnant de règles dérogatoires répond à première vue au souci d’élargir les marges de manœuvre des employeurs au risque de les étourdir (4), tout en les incitant à éviter le recours au licenciement. Ces derniers peuvent aujourd’hui recourir plus facilement au télétravail, au chômage partiel, ou imposer aux salariés le dépôt de jours de congés payés, de RTT. Dans les secteurs décrétés « indispensables », il est devenu possible d’augmenter la durée hebdomadaire du travail, en diminuant la durée minimale de repos entre deux périodes travaillées, ou en imposant le travail dominical. Ces marges de manœuvre élargies jusqu’au mois de décembre 2020 répondent aux incertitudes qu’affrontent les entreprises, prises selon Geoffroy Roux de Bézieux (5), entre sous-activité et besoin de préserver les compétences comme dans l’aéronautique, et suractivité obligeant à répondre à des besoins urgents dans le domaine de la santé notamment.

À l’impression que la politique de crise suivie par le Gouvernement a visé principalement un accroissement des marges de manœuvre des entreprises (« les premiers de cordée »), s’est ajoutée celle d’une impréparation de la crise dont ont témoigné le manque de masques, de tests et de lits en réanimation. Ainsi, il a fallu compter sur la conscience professionnelle des personnels hospitaliers pour prendre en charge, jusqu’à l’épuisement, des patients contagieux sans toujours disposer des équipements de protection nécessaires. Dans les secteurs « indispensables », cet engagement plus ou moins contraint par la précarité s’est accompagné, pour les salariés, de la crainte d’être contaminés. Une enquête réalisée à la demande de la CFDT montre notamment que 87 % des salariés estimaient être soumis à des risques de contamination sur leur lieu de travail, en s’interrogeant sur leur droit de retrait.

Face à cette situation d’angoisse partagée par la société, les institutions représentatives du personnel ont été consultées pour l’organisation des activités en période de confinement, puis de déconfinement, mais leur capacité à porter la parole des salariés a été fortement érodée par les ordonnances de 2017. En effet, actant un « grand désarmement » des salariés et de leurs représentants (6), celles-ci ont notamment supprimé le comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), pour ne laisser subsister, dans le conseil social et économique – instance unique – qu’une commission de santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) pour les seules entreprises de plus de 300 salariés. Cette situation explique en partie la multiplication d’actions en justice engagées par des organisations syndicales, en réponse au constat du dénuement des salariés face au danger de contamination. En avril 2020, les décisions du tribunal judiciaire de Lille dans le cas du personnel d’un EHPAD porté par l’Union Locale CGT, de celui d’un Carrefour Market portée par le syndicat CFDT, et, plus encore, la décision du tribunal de Nanterre dans l’affaire Amazon à la demande du syndicat SUD (confirmée par la cour d’appel de Versailles), ont connu un important retentissement (7). La signature d’un accord entre Amazon et ses syndicats, le 15 mai, doit beaucoup au poids de ces décisions judiciaires. La reprise de l’activité ouvre une nouvelle phase, en posant à une échelle plus large la question de la sécurité sanitaire, ce dont témoigne la décision du 7 mai rendue par le tribunal du Havre à la suite d’une action engagée par des membres CGT du CSE de l’usine Renault de Sandouville.

L’anomie économique révélée par l’incapacité de disposer en quantité suffisante
de masques, de tests et de respirateurs, rappelle le besoin de prendre en compte
la parole des salariés dans la reconstruction industrielle du pays.

Au-delà de cette revendication immédiate de sécurité sanitaire, l’anomie économique révélée par l’incapacité de disposer en quantité suffisante de masques, de tests et de respirateurs, rappelle le besoin de prendre en compte la parole des salariés dans la reconstruction industrielle du pays. La position du PDG de Sanofi en matière de vaccin contre le Covid-19 montre jusqu’où peut aller un ancien groupe public, qui a supprimé une grande partie de ses activités de recherche et de production sur le territoire national, la dernière restructuration remontant à 2019.

Dans les secteurs de la santé, déjà traversés par une grave crise, les malades du Covid-19 n’ont pu être accueillis qu’au prix d’une moindre prise en charge des autres pathologies en poussant les personnels soignants au bord de l’épuisement. Ici, la reconnaissance du travail ne peut pas durablement se ramener aux salves d’applaudissement quotidiennes et appelle une revalorisation des grilles de la fonction publique hospitalière.

Au-delà de l’« agir communicationnel » dans des institutions représentatives privées aujourd’hui de capacité décisionnelle sur l’avenir de l’entreprise, c’est une « lutte pour la reconnaissance » du travail qui se noue dans la crise pandémique, en articulant sur des bases nouvelles engagement dans le travail, carrières salariales et cohérence d’une organisation aujourd’hui sans relation avec la satisfaction des besoins du pays. Il s’agit, en fin de compte, de retrouver ces groupes professionnels démocratiques dont le sociologue Émile Durkheim, au début du XXe siècle, faisait la base d’une société républicaine.

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(1) L’activité partielle a pris de l’ampleur ensuite, puisqu’en avril, 8,6 millions de salariés français ont été réellement placés au chômage partiel, selon Le Monde daté du 20/05/2020.

 (2) « Beaucoup ne pourront pas faire leurs heures. Je veux qu'on s'engage à ce qu'artistes et techniciens intermittents soient prolongés jusqu'à fin août 2021 » (E. Macron, cité dans Coronavirus : intermittents, aide aux séries annulées… les annonces de Macron pour la culture, Le Parisien, 06/05/2020).

(3) Au premier trimestre 2020, l’emploi salarié privé chute de 2,3 % (estimation flash), INSEE Informations rapides, n°2020-118, 7 mai 2020.

(4) « Pendant que la médecine combat la maladie, la loi, des ordonnances, des décrets et arrêtés, des instructions ministérielles, questions-réponses et autres communiqués officiels, publiés à un rythme fiévreux, luttent contre la désolation économique et sociale répandue par le virus. Le droit social est naturellement en première ligne. Mais l’abondance de ces règles dérogatoires peut donner le vertige à des employeurs déjà sidérés. » précise le professeur Patrick Morvan dans son analyse des ordonnances et de la volumineuse matière normative produite lors du confinement, voir Patrick Morvan, Covid-19 : synthèse des mesures sociales au 3 avril 2020, JCP La Semaine Juridique-Édition sociale, n°14, 7 avril 2020, p. 1-18.

(5) Geoffroy Roux de Bézieux et Laurent Berger, il faut inventer de nouvelles solutions, Aujourd’hui en France, 17/05/2020.

(6) Isabelle Meyrat, Droit du travail et droits des travailleurs : le grand désarmement, Le Droit Ouvrier, 2018, p. 207.

(7) Sur ces décisions judiciaires, voir le commentaire de Claire Gallon, De Lille à Nanterre en passant par Versailles, les points cardinaux du droit à la sécurité en temps d’épidémie, Le Droit Ouvrier, mai 2020, p. 305-348.

 

À propos de Claude Didry

Claude Didry, directeur de recherche au CNRS, est membre du CMH Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS et ENS-PSL). Ses recherches portent sur le travail, les relations professionnelles et les dynamiques du droit du travail.
Il a notamment publié Naissance de la convention collective, débats juridiques et luttes sociales en France au début du 20e siècle (Editions de l’EHESS, 2002) et L’institution du travail, droit et salariat dans l’histoire (Editions de la Dispute, 2016).