Damien Baigl
Professeur à l’UPMC et responsable d’une équipe de recherche au département de Chimie de l’ENS
Damien Baigl est Professeur à l’UPMC et responsable d’une équipe de recherche au département de Chimie de l’ENS.
Vous êtes professeur à l’UPMC et vous dirigez une équipe au sein du pôle « Microfluidique » dans l’unité mixte de recherche P.A.S.T.E.U.R. (CNRS/ENS/UPMC) au département de Chimie de l’ENS. Quel a été votre parcours ?
J’ai eu un parcours un peu sinueux puisque j’ai commencé par rater le concours d’entrée à l’ENS ! J’ai ensuite suivi une formation d’ingénieur en génie chimique à Nancy avant de passer l’agrégation de physique, dans une option appelée « génie des procédés physico-chimiques », option curieuse puisqu’elle n’a existé que 3 ou 4 ans... J’ai ensuite fait une thèse en physique de la matière molle au Collège de France, dans le laboratoire dirigé par Pierre-Gilles de Gennes, sous la direction d’une femme exceptionnelle, Claudine Williams. C’est elle qui m’a permis d’intégrer ce prestigieux laboratoire alors que mon pedigree n’y était pas vraiment adapté ! Suite à cette thèse, je suis parti à l’Université de Kyoto faire un post-doc en biophysique sur l’ADN. En 2005, j’ai eu un poste de maitre de conférences à l’ENS au sein du département de Chimie. Cinq ans plus tard, j’ai été nommé à l’IUF (Institut Universitaire de France) et je suis devenu professeur à l’UPMC. Suite à l’obtention de plusieurs bourses dont une Starting Grant de l’ERC (European Research council), j’ai créé l’équipe actuelle au sein du département de Chimie. Je suis d’abord passé par des laboratoires de physique où j’étais considéré comme chimiste et quand je suis arrivé au département de Chimie, on m’a pris pour un physicien ! Finalement, je crois que j’aime bien cette ambigüité (sourire).
Y’a-t-il une rencontre ou la découverte d’un domaine en particulier qui a été déterminante dans votre choix professionnel ?
Oui, il y a eu des rencontres déterminantes. Tout d’abord avec Claudine Williams qui m’a offert un sujet de thèse en or dans un laboratoire hors du commun. Ensuite, il y a eu des rencontres, au Japon et à l’ENS, avec des gens qui m’ont immédiatement fait confiance et qui m’ont accordé une très grande liberté d’action. Au Japon, c’est le professeur Yoshikawa et à l’ENS, il s’agit de Christian Amatore, Yong Chen et Ludovic Jullien. En ce qui concerne la recherche, je n’ai pas véritablement de sujet de prédilection. De nature curieuse, j’aime avant tout l’exploration. Je me suis rapidement rendu compte que je n’étais pas doué pour faire des calculs, comprendre des phénomènes complexes ni faire des montages expérimentaux très élaborés. Et puis, je n’aime pas trop les ordinateurs. Alors, j’ai décidé de faire des expériences simples en prenant pari sur l’originalité. Ici, dans notre équipe, plutôt que d’essayer de faire mieux que ce que font d’autres laboratoires en France ou à l’étranger, on tâche de faire des choses différentes, en explorant des pistes variées, parfois saugrenues. On s’attaque souvent à des sujets nouveaux pour nous, avec la naïveté et l’excitation des débutants. On navigue ainsi beaucoup entre des thématiques très différentes qui vont de l’expression des gènes jusqu’à la microfluidique, en passant par l’étude des protéines ou des membranes. J’aime bien l’aspect « artisanal » de notre travail. On tâche de débusquer des solutions simples, souvent imparfaites, mais on essaie qu’elles soient toujours innovantes.
Quelle est votre principal domaine de recherche ?
Disons que c’est autour de la manipulation et du contrôle de la matière molle, qui peut être de la matière biologique comme de l’ADN, des protéines ou des membranes, mais qui peut aussi être de la matière synthétique comme des molécules ou des polymères que l’on fabrique, ou bien des liquides et leurs interfaces, que l’on contrôle grâce à la microfluidique.
Comment peut-on définir la microfluidique ?
Ce n’est pas vraiment une discipline, mais plutôt un terme qui désigne tout ce qui a trait à la manipulation et à l’analyse de fluides à des dimensions micrométriques (plus petites qu’un millimètre).
Les savants du 17ème siècle étudiaient déjà les propriétés particulières des liquides à petite dimension. La microfluidique existe donc depuis bien longtemps, mais le mot "microfluidique" n’est apparu qu’au début des années 1990. Notre quotidien, qui regorge de systèmes miniaturisés, est aussi très microfluidique. On peut citer par exemple les tests de grossesse dans lesquels quelques microlitres d’urine sont transportés et analysés de manière intégrée. Curieusement, la microfluidique n’est arrivée dans les laboratoires qu’assez tard, au cours des années 2000. C’est en fait la découverte d’un procédé de fabrication, appelé photolithographie molle, qui a tout changé. D’un coup, n’importe quel laboratoire a pu fabriquer son dispositif microfluidique comme il le souhaitait. Biologistes, chimistes et physiciens se sont alors emparés de cet outil pour réinventer leur discipline. De notre côté, après avoir utilisé la microfluidique pour étudier la biologie, nous essayons maintenant de la dompter grâce à de la lumière.
Justement vous avez obtenu en 2012 une bourse du Programme Émergence(s) de la Ville de Paris pour piloter la microfluidique avec de la lumière. Pouvez-nous en dire plus ?
Grâce à ce financement, j’aimerais développer des « laboratoires sur puce » pilotables par la lumière, afin de manipuler des systèmes chimiques ou biologiques en très petites quantités, avec la lumière comme principal actuateur.
Pourquoi ? Car la microfluidique fonctionne très bien, c’est très puissant, cela permet de manipuler des quantités très petites de liquides, d’étudier des systèmes biologiques avec une meilleure résolution, de faire des analyses plus précises et à plus haut débit ou bien de découvrir de nouveaux phénomènes physiques.
En fait, il y a un problème qu’on a un peu tendance à négliger. C’est que, si un dispositif microfluidique est assez facile à fabriquer, il est souvent très difficile à contrôler. Du coup, il faut déployer tout un arsenal pour y arriver : des pompes, des tuyaux, des ordinateurs, des étudiants... Dans le meilleur des cas, on y arrive, mais le dispositif devient tellement encombré que, même miniaturisé à l’extrême, il n’est plus du tout portable. L’objectif est donc de développer une méthode nouvelle, simple et précise, pour piloter les systèmes microfluidiques sans les encombrer. On a choisi la lumière car c’est un stimulus qui peut être très précis, non invasif et qui pourrait permettre d’avoir des systèmes plus portables et flexibles. Pour y arriver, notre stratégie est de contrôler optiquement les énergies de surfaces au moyen de tensio-actifs photosensibles. Comme, à petite échelle, les forces de surface dominent facilement les forces volumiques, on arrive alors à provoquer, avec un éclairement très simple (une LED, par exemple), des effets assez spectaculaires. Par exemple, on vient de montrer que l’on peut contrôler le mélange au sein de ces dispositifs microfluidiques. Pourquoi est-ce intéressant ? Car lorsqu’on est à petite dimension, si deux liquides circulent l’un contre l’autre, en général ils ne se mélangent pas spontanément. Et bien nous arrivons à présent à déclencher ce mélange grâce à une petite loupiotte, ce que personne n’avait réussi jusque-là. On est aussi capable de manipuler des gouttes, de les combiner, et de faire des réactions chimiques à l’intérieur, sans avoir besoin de récipients, de pompes, ou d’électrodes. Juste la lumière comme source d’énergie. Nos tensio-actifs photosensibles sont donc une solution chimique à un problème de physique !
Comment vous est venue cette idée d’utiliser la lumière ?
C’est arrivé un peu par hasard. Un jour, j’étais en train d’observer des molécules d’ADN, avec un microscope. La lumière émise par les molécules étant très faible, un peu comme lorsqu’on regarde les étoiles par une belle nuit d’été, j’étais dans le noir complet, et je m’abimais les yeux à essayer de savoir si mes molécules étaient compactes ou non. Soudain, quelqu’un rentre dans la pièce et allume la lumière. La réaction immédiate c’est une réaction d’énervement : « Mon expérience est fichue ! »Et puis, quelques minutes ont passé et je me suis dit que si je pouvais contrôler la compaction de l’ADN par la lumière, ce serait quand même sympa ! Ensuite il a fallu réfléchir, chercher ce qui avait déjà été fait. Il y a eu tout un cheminement, du travail, des essais, des erreurs. Finalement, deux ans après cette petite mésaventure, on réussissait pour la première fois non seulement à contrôler la compaction de l’ADN par la lumière, mais aussi son expression génétique. Et puis après, quand j’ai eu mon premier dispositif microfluidique entre les mains, alors que tout le monde y greffait des tubes et des pompes, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir envie de le mettre sous une lampe pour voir ce qui se passerait.
Voilà, en recherche, les choses sont comme ça. C’est un mélange d’imprévu, d’envies et d’aventure.
Est ce que l’on peut imaginer que cette technique de guidage lumineux puisse s’opérer sur des particules de fluides plus grandes ?
Dans nos travaux, la lumière agit en fait à l’échelle des molécules. Puis il y a toute une cascade de phénomènes d’amplification qui peuvent conduire à des effets macroscopiques. Par exemple, on peut déplacer dans un faisceau lumineux des gouttes que l’on voit à l’œil nu, alors qu’il s’agit au départ d’un infime mouvement moléculaire déclenché par la lumière.
Dans le passage du microscopique au macroscopique, il y a des choses que l’on peut faire, et d’autres non. Comme on agit sur des énergies de surface, on a besoin d’objets relativement petits pour que cela fonctionne. Bien sûr, si le système microfluidique piloté par la lumière est utilisé pour une analyse médicale, alors l’effet pourra être bénéfique à l’échelle du patient tout entier, ce qui sera un résultat très macroscopique ! En revanche, on ne domptera jamais la Seine avec une lampe de poche...
Pouvez-vous nous donner un exemple concret d’application ?
Non, je n’en donnerai pas tant que nous n’aurons pas amené une de nos découvertes jusqu’à une application concrète de grande ampleur. En France, il y a une certaine pression exercée sur les scientifiques quand ils parlent de leur recherche. On leur demande pratiquement toujours quelle en est l’application. Pourtant, pour le boson de Higgs, les medias acceptaient très bien d’écouter l’aventure de cette découverte extraordinaire. Malheureusement, lorsqu’ils interrogent un chimiste sur son travail, ils leurs demandent toujours si cela sert à quelque chose, si cela sent mauvais ou bien si c’est dangereux...Eh bien, je revendique le droit au boson. Mes bosons à moi, c’est la manipulation de l’ADN, le contrôle de l’expression génétique, la reconstitution de protéines membranaires ou bien le pilotage de la microfluidique. Mes bosons sont bien modestes par rapport au Higgs, mais ils me motivent et constituent à mon sens de jolis défis à relever. Et si, un jour, un de mes petits bosons est transformé en une application concrète et utile, alors, oui, j’en serais heureux.
D’où vient cette attirance pour l’ADN ?
J’ai eu plusieurs coups de foudre lors de mon séjour au Japon. L’ADN a été l’un d’eux. J’ai essayé de l’abandonner plusieurs fois mais il m’a toujours rattrapé. C’est donc assez fusionnel entre l’ADN et moi ! L’ADN c’est une molécule fascinante. Elle est immense mais compactable, un peu rigide mais pas trop, elle s’ouvre et se referme, elle code la vie, c’est fabuleux.
Quand je suis arrivé au Japon, ma première expérience a été de mettre une solution d’ADN sous un microscope. C’était une manipulation très classique pour le laboratoire, mais c’était une première pour moi. Et lorsque j’ai vu ces molécules de la vie se dandiner sous mes yeux, danser comme cela en toute liberté, j’en ai été très profondément ému. Cette observation, finalement assez banale, reste pour moi un souvenir inoubliable.
Comme je vous l’ai dit, depuis, ça n’a jamais rompu entre lui et moi. On continue donc toujours à travailler avec l’ADN. On contrôle sa conformation par tout un tas de stimuli, on régule son expression génétique in vitro par la lumière, on l’attache à des protéines pour réguler leur activité ou bien on s’en sert pour échafauder des nanostructures métalliques de formes inédites.
Au sein de votre laboratoire, vous êtes à la tête d’une équipe de chercheurs pluridisciplinaires ? Comment s’organise votre recherche ?
Nous constituons une équipe très soudée. Nous sommes d’origines diverses (Chine, Inde, Danemark, Ukraine, Allemagne, Portugal, Grèce, France) avec des formations initiales en chimie, physique ou biologie.
Nous sommes tous des expérimentateurs ayant envie d’explorer des sujets très variés. Comment cela fonctionne ? On identifie des frontières, on s’en approche et puis on détermine ensemble les directions à prendre. Je propose vaguement la chorégraphie mais ce sont les membres de l’équipe qui doivent faire les triple axels ! Je motive mes troupes, j’encourage l’expression de leurs désirs mais je me permets aussi de les freiner, et cela dans deux cas précis : lorsque je trouve cela trop classique, parce que l’originalité est pour moi indispensable, ou si je pense que c’est trop périlleux. L’idée est de proposer des directions de recherche innovantes mais qui reposent sur des solutions techniques relativement simples ou accessibles.
N’étant pas visionnaire, je pense qu’il serait dangereux de se projeter trop loin. Alors, je préfère faire de nombreux petits pas dans l’inconnu plutôt que de grands bonds inconscients en avant.
Enfin, j’accorde une importance vitale à la résolution des petits soucis techniques du quotidien. Lorsque l’on fait de la recherche expérimentale, un problème de tuyauterie peut être bien plus handicapant et difficile à résoudre qu’une équation retorse.
Quel conseil donneriez-vous à de jeunes chercheurs ?
Je suis expérimentateur, alors je m’adresserai aux étudiants les plus désireux de mettre la main à la pâte. Faire des expériences est un travail difficile, risqué, exigeant, mais c’est aussi une activité merveilleuse, propice aux surprises, à la joie inégalable d’un résultat attendu ou pas, et au plaisir de travailler en équipe.
Certains étudiants qui ont toujours été très brillants scolairement et qui ont tout réussi peuvent être totalement désarçonnés devant une expérience qui ne marche pas. C’est en fait une situation normale et une étape nécessaire à l’expérimentateur. Il y a un moment où il faut accepter d’être dépassé par son sujet, d’accepter l’expérience qui ne marche pas, de respecter le défi qu’elle représente.
Je leur dirai aussi d’être exigeants et d’avoir des désirs. Mais pour cela, il faut travailler et se donner les moyens de réussir. La notion de travail est très importante. C’est une notion qui a tendance à devenir un peu péjorative. On a tendance à valoriser les gens qui sont doués, les talents, les personnes qui réussissent avec facilité. En ce qui me concerne, si je n’avais pas assez travaillé, j’aurai été bien trop incompétent pour réussir quoi que ce soit. Lorsque je vais à l’étranger, je suis toujours épaté de voir l’énergie que des jeunes d’autres pays peuvent mettre à se former. Aujourd’hui, pour être un bon scientifique, il faut avant tout être un travailleur acharné. Il faut aussi avoir conscience de faire partie de cette aventure humaine extraordinaire qui est la bataille pour le progrès de la connaissance. Quand on lit la biographie de Pierre-Gilles de Gennes et son passage à l’ENS, on sent que pour la bande d’étudiants à laquelle il appartenait, découvrir la physique moderne représentait une sacré aventure !
Quel regard portez-vous sur le monde de la recherche en France ?
Le système français offre des avantages et des inconvénients. Un des inconvénients est que le niveau de recrutement est de plus en plus élevé pour n’aboutir en général qu’à des postes non environnés (ndlr : poste non accompagné de locaux, de personnels, de moyens de recherche). D’autre part, nous sommes dans la situation paradoxale où le système français, à travers ses modes de financement, favorise la mutualisation des moyens et les collaborations alors que, dans le même temps, il évalue les chercheurs à titre de plus en plus individuel. Mais la France offre aussi des choses très précieuses, comme du temps pour travailler et une grande liberté académique, la possibilité de choisir la recherche que l’on a envie de faire, à un degré que l’on ne retrouve probablement nulle part ailleurs. Il faut donc en profiter pour faire des sujets risqués et originaux. Et il y a aussi du personnel technique et administratif qui entoure les chercheurs, et c’est vraiment une force. La deuxième chose à souligner est que les étudiants français sont très bien formés, avant et pendant la thèse. Lorsqu’il arrive en thèse, un étudiant français est souvent bien maladroit et peu mature, au sens où il a eu peu d’occasions de pratiquer, mais il possède en général un solide et vaste bagage culturel, ce qui est un atout très précieux pour l’exploration scientifique. De plus, la formation doctorale en France est excellente. Certains pays voient dans le doctorant un exécutant bon marché. En France, l’étudiant doit prendre possession de son sujet, relever des défis, imaginer des solutions, même si cela doit prendre du temps. C’est très formateur. Le gain de maturité pendant la thèse est inouï. Si j’étais persuasif, je ne pourrais donc que recommander aux étudiants de faire une thèse en France et aux entreprises françaises de les embaucher. Avant et après la thèse, il faut bien sûr que les étudiants, s’ils le peuvent, aillent à l’étranger. Enfin, malgré des moyens limités et des locaux parfois vétustes, il y a en France une vraie solidarité entre chercheurs. Les gens partagent facilement leurs instruments, sans avoir besoin de passer par des processus rigides ou des collaborations formelles. Non seulement on y gagne du temps et des amitiés, mais c’est souvent un moyen de faire germer des idées.
Qu’aimez-vous faire de votre temps libre ?
Comme je ne suis doué en rien, je fais beaucoup de choses ! J’aime bien faire la cuisine, lire, écrire, tricoter, dessiner, ramasser des champignons, m’occuper des fleurs de mon balcon. Mais comme j’essaie quand même de faire les choses bien, je suis finalement une sorte de dilettante engagé.
Et puis, il y a une activité qui m’est essentielle : les promenades dans Paris avec mon chien ! Non seulement j’aime partager ces instants simples avec mon fidèle et gros toutou, mais c’est aussi au cours de ces ballades quotidiennes, matinales ou nocturnes, que viennent la plupart des idées pour mon travail.