De nouvelles réponses à l’une des quêtes les plus actives de l’astrophysique moderne

Mieux comprendre les trous noirs et la naissance des étoiles grâce à une structure cosmique reproduite pour la première fois en laboratoire

Créé le
25 octobre 2022
Une équipe de chercheurs de l’ENS-PSL a réussi pour la première fois à modéliser en laboratoire un disque d’accrétion. Jusqu’ici mal comprise, cette structure astrophysique, formée par de la matière en orbite autour d'un objet céleste, intéresse de près les scientifiques depuis plus de 80 ans. Cet incroyable dispositif ex-situ, inédit, pose les jalons d’une meilleure connaissance des trous noirs et de la formation des étoiles.
 
Christophe Gissinger, maître de conférence au Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS), nous éclaire sur les mécanismes et les enjeux d’une telle découverte scientifique, qui fait l’objet d’un article paru dans la prestigieuse revue Physical Review Letters.
Christophe Gissinger, maître de conférence au Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS)
Christophe Gissinger, maître de conférence au Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS)

Reproduire pour la première fois en laboratoire un phénomène astrophysique essentiel dans le fonctionnement des trous noirs et la naissance des étoiles ? Tel est l’exploit scientifique de Christophe Gissinger et de son équipe, qui ont réussi à recréer ex-situ un disque d'accrétion tel qu’observé dans l’espace.
Cette structure cosmique encore mal connue, a été observée pour la première fois en 1941 par Gerard Kuiper. Celui qui sera considéré plus tard comme le père de l’astronomie moderne remarque que le transfert de masse entre deux étoiles binaires en contact forme, parfois, un « anneau » qui capte la matière. Cet « anneau », appelé disque d’accrétion, fascine depuis les astrophysiciens du monde entier.

Vue d’artiste d'un système stellaire binaire composé d'une étoile de la séquence principale (en jaune à droite) et d'un trou noir. Le disque d'accrétion et les jets de radiations électromagnétiques sont représentés en bleu. © ESA/Hubble, CC BY 4.0 - Wikimedia
Vue d’artiste d'un système stellaire binaire composé d'une étoile de la séquence principale (en jaune à droite) et d'un trou noir. Le disque d'accrétion et les jets de radiations électromagnétiques sont représentés en bleu© ESA/Hubble,CC BY 4.0-Wikimedia

Recréer un phénomène astrophysique en laboratoire pour mieux le comprendre

En tournant en orbite, les couches de ce disque, composé de gaz et de matière, « frottent » les unes contre les autres et transforment l’énergie mécanique en chaleur : c’est l’effet de viscosité. « En perdant son moment cinétique, la matière en orbite tombe progressivement en spirale vers l'objet central, et émet un rayonnement dû au chauffage », détaille Christophe Gissinger. « Les taux d'accrétion, observés lorsqu’un astre capture de la matière sous l’effet de la gravitation, sont si importants qu'ils impliquent nécessairement un mécanisme très efficace -  encore inconnu - pour cette redistribution du moment cinétique dans le disque. »
Difficile pour les scientifiques, dans ces conditions, de comprendre précisément les mécanismes de formation d’une étoile lorsqu’elle agglomère de la matière autour d’elle. « C'est ce qui fait de ce problème l'une des quêtes les plus actives de l'astrophysique moderne », souligne Christophe Gissinger.

La nouvelle expérience, développée par des chercheurs du Laboratoire de Physique de l’École normale supérieure de Paris (LPENS), vise à obtenir une configuration similaire à l'état final d'un disque d'accrétion.
Pour ce faire, les scientifiques ont mis en rotation dans un disque mince un métal liquide, un alliage à base de gallium (1), par la combinaison de courants électriques dirigés de l'intérieur vers l’extérieur du disque, et d'un champ magnétique vertical engendré par des bobines. La force électromagnétique correspondante, appelée force de Lorentz, joue alors le rôle de la gravitation, permettant de générer un profil de rotation, appelée rotation képlérienne (2), similaire à celle des disques astrophysiques : la vitesse décroît à une vitesse proportionnelle à la racine carrée de la distance au centre.. « Nous avons ainsi obtenu le tout premier modèle de laboratoire d'un disque d'accrétion turbulent (3) en rotation képlérienne et soumis à un champ magnétique », se réjouit Christophe Gissinger.

Le gaz chaud et la poussière s'écoulent vers l'intérieur autour d'une étoile nouvellement formée pour créer un disque d’accrétion. Image  Geoffroy Lesur.

Le gaz chaud et la poussière s'écoulent vers l'intérieur autour d'une étoile nouvellement formée pour créer un disque d’accrétion. La nouvelle expérience de laboratoire décrite ici recrée ce processus d'accrétion dans un écoulement turbulent. Un disque annulaire de hauteur h, délimité par des électrodes (jaune), contient un métal liquide. L'interaction d'un champ magnétique vertical (bleu) et d'un courant radial injecté dans l'électrode met le métal liquide en mouvement. L’écoulement qui en résulte produit un transfert de moment cinétique vers l'extérieur du disque - équivalent à une accrétion de masse vers l'intérieur. Image © Geoffroy Lesur.

 

Un véritable défi scientifique

L’équipe de Christophe Gissinger n’est pas la première à avoir eu l’idée de reproduire un disque d’accrétion en laboratoire pour mieux l’étudier. Mais cette « mécanique » complexe aux variables incertaines, n’avait jamais réussi à être recréée ex-situ.  
Les principaux obstacles ? D’une part l’état de turbulence, très chaotique et désordonné, du fluide, et d'autre part le fait qu'en moyenne la rotation de la matière suit une loi de rotation képlérienne. « Les modèles numériques ne peuvent pas reproduire le haut niveau de turbulence, et aucun dispositif expérimental n'avait pu jusqu'à présent reproduire la rotation képlérienne », précise Christophe Gissinger. Les précédentes modélisations se limitaient donc à des écoulements turbulents, dont la vitesse de rotation était radicalement différente de celle des disques, ou à des écoulements qui ne présentent pas d’état turbulent.

« Quant à nous, nous voulions un écoulement aussi turbulent que possible », insiste Christophe Gissinger. Une condition nécessitant l'injection d'un courant électrique très élevé de quelques milliers d'ampères. En comparaison, une machine à laver requiert pour fonctionner une intensité électrique de 32 ampères. Ce courant électrique ne peut être maintenu qu'avec un refroidissement efficace du dispositif expérimental, « forcément difficile à mettre en œuvre ».

« C'est la nouveauté de notre expérience », explique Christophe Gissinger, « grâce à la présence de la force magnétique imitant la gravité, il est possible de reproduire un écoulement exactement képlérien, tout en générant un très haut niveau de turbulence, permettant de faire des prédictions quantitatives. »

Recréer ce qui a été prédit, jamais observé

L'utilisation d'une force de Lorentz (4), c’est-à-dire électromagnétique, pour entraîner l'écoulement, plutôt que par la mise en rotation la cuve comme dans les expériences précédentes, modifie également la façon dont le moment cinétique est transporté dans le disque.  

Dans les dispositifs antérieurs, où la paroi tourne, la rotation est communiquée au fluide par la viscosité, et le transport du moment cinétique devient un phénomène de diffusion moléculaire près de cette paroi. « Avec notre dispositif, le moment cinétique est redistribué uniquement par les fluctuations turbulentes, sans aucune contribution de la viscosité moléculaire ou des couches limites près des parois », détaille Christophe Gissinger. « Il s'agit donc de la première observation de ce qui est communément appelé le régime ultime, pour lequel la viscosité ne joue plus aucun rôle. Cette prédiction, vieille de 60 ans, n'avait jamais été observée jusqu'à présent, alors que l'on pense que la plupart des objets astrophysiques - sans réelles parois délimitées - se trouvent dans ce régime. »

Ce résultat, très attendu par les scientifiques, donne une nouvelle contrainte quantitative quant à la quantité de moment cinétique transportée par les écoulements képlériens. « Or, on sait déjà que le transport de moment cinétique dans un disque est directement lié à la quantité de matière qui tombe sur l’objet central », précise Christophe Gissinger. Ce nouveau dispositif de laboratoire fournit donc de précieuses nouvelles prédictions sur les taux d'accrétion observés autour des trous noirs. Cette passerelle, plus que symbolique entre physique théorique et expérimentale, devrait permettre de mieux comprendre les mécanismes de formation des étoiles et la dynamique de l’écoulement autour des trous noirs.

Une discipline aux multiples champs de recherche

Une belle avancée pour l’astrophysique, mais aussi pour Christophe Gissinger et son équipe, des chercheurs et des chercheuses qui n’en sont pas à leur première modélisation en laboratoire : « notre équipe a par exemple été impliquée il y a quelques années dans la génération d'un champ magnétique par un écoulement de métal liquide entièrement turbulent, comme cela se produit dans le noyau de fer liquide de la Terre. » Au quotidien, leurs recherches portent sur la magnétohydrodynamique, une branche de la physique consacrée à l'étude des mouvements des fluides conducteurs électrique en présence de champs magnétiques, et qui aboutissent à des non-linéarités particulièrement complexes.
Ces travaux leur permettent d’étudier des phénomènes très variés : « 99% de la matière visible de l'univers est constituée de plasma (5), et l'omniprésence des champs magnétiques en particulier, rend l'étude de la magnétohydrodynamique essentielle », justifie Christophe Gissinger.

Si quelques-unes de ses expériences ont une motivation plus industrielle, comme l'optimisation des pompes électromagnétiques impliquées dans le refroidissement de certaines centrales nucléaires, le chercheur est principalement tourné vers les applications astrophysiques : disques d’accrétion, océans des lunes de Jupiter, ou encore mouvement des étoiles, qui impliquent l'interaction entre champs magnétiques et fluides en rotation.

« Comprendre l’émergence du désordre à partir de l’ordre »

Un domaine de recherche qui l’enthousiasme et comble son attirance pour la physique non linéaire : « si une grande partie de mes études s'est limitée à des phénomènes simples et bien compris comme la thermodynamique à l'équilibre, les écoulements non turbulents, la réponse linéaire à une excitation… c'est l'absence de proportionnalité entre causes et effets dans certaines lois fondamentales de la physique qui est à l'origine de la complexité phénoménale de la nature », estime Christophe Gissinger. « La physique non linéaire nous permet de comprendre l'émergence de ce désordre à partir de l’ordre, par exemple l'apparition de la turbulence dans un fluide », ajoute le scientifique. Un « énorme défi » au quotidien, dont la complexité est loin de le décourager. « Bien au contraire », affirme-t-il, en citant le physicien Horace Lamb : « Au paradis, il y a deux sujets sur lesquels j'espère être éclairé. L'un est l'électrodynamique quantique, l'autre la turbulence. Et pour le premier, je suis plutôt optimiste ».
Pour ce passionné, la recherche en physique non linéaire est avant tout « une véritable aventure », qui commence par « l’identification d’une question fondamentale, pour ensuite trouver la meilleure façon d’y répondre ». Une étape « très stimulante » selon lui : « il faut faire preuve d'ingéniosité et mobiliser toutes ses connaissances scientifiques dans un but bien précis ». Plus concrètement, cette étape conduit à envisager de nouveaux outils numériques ou expérimentaux, à rechercher de nouvelles collaborations, mais aussi à s'informer sur de nouveaux domaines de recherche. « Dans certains cas, il n’est pas rare de dévier de la question initiale pour aller vers de nouvelles problématiques, encore plus intéressantes », sourit Christophe Gissinger. « Une exploration d'un nouveau territoire vierge très stimulante ».

« En ne recherchant que l'évidence, la science se tarit »

Chercheur enthousiaste, le scientifique l’est aussi dans son rôle d’enseignant à l’École normale : « au-delà du plaisir indéniable de côtoyer des étudiants qui comptent parmi les meilleurs au monde, être maître de conférences à l’ENS est aussi un levier unique pour développer ma propre recherche : une bonne partie de mes sujets d’étude et de mes connaissances proviennent de réflexions menées dans le cadre de mes cours. »

Christophe Gissinger admet également « avoir la chance que ces brillants étudiants » viennent faire leur thèse dans son laboratoire. Il cite en exemple Marlone Vernet, premier auteur de cet article sur les disques d’accrétion et « tout simplement l'un des jeunes chercheurs les plus brillants avec lesquels [il ait] travaillé ».

Soucieux d’encourager celles et ceux qui souhaitent s’orienter vers la recherche, le scientifique leur conseille avant tout de se laisser guider par « leur motivation profonde et les questions qui leur semblent fondamentales, sans se soucier des applications à court terme, de l'augmentation de sa production scientifique ou de l’aspect sexy ou non du problème étudié ». Un état d’esprit exigeant une certaine discipline, car « s'appliquer à résoudre des problèmes fructueux conduit presque certainement à des résultats publiables, et travailler sur des sujets à la mode est toujours plus facile », admet volontiers Christophe Gissinger. « Mais il ne faut jamais oublier qu'en ne recherchant que l'évidence, la science se tarit », ajoute-t-il pour conclure.

 


Lexique

(1)    Le gallium est un métal mou de couleur argentée, dont l’aspect est proche de celui de l’aluminium. Il est liquide au-dessus de + 29°C et fond donc dans la main. Source : Institut UTINAM, CNRS.

(2)    Une courbe de rotation képlérienne est un tracé de la vitesse de rotation en fonction de la distance au centre d'un système astronomique qui obéit aux lois de Kepler. Si la plupart de la masse du système est concentrée au centre, comme dans le système solaire, alors la vitesse de tout corps en orbite, comme une planète, est inversement proportionnelle à la racine carrée de sa distance au centre. Le fait que les galaxies spirales ne présentent pas une telle courbe de rotation indique que la distribution globale de leur masse est différente de la distribution de la matière que l'on peut voir. Il s'agit d'une preuve importante de l'existence de grandes quantités de matière noire dans l'Univers.

(3)    En dynamique des fluides, l’écoulement turbulent est caractérisé par le mouvement irrégulier des particules (on peut dire chaotique) du fluide, de manière aléatoire. Dans un écoulement turbulent, la vitesse du fluide en un point subit continuellement des changements d’amplitude et de direction. Source : thermal-engineering.org

(4)    La force de Lorentz fut théorisée par le physicien néerlandais Hendrik Antoon Lorentz (1853-1928) et décrit la principale manifestation de l'interaction électromagnétique. La force de Lorentz, appliquée dans diverses situations, induit l'ensemble des interactions électriques et magnétiques observées. Source : École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EFPL)

(5)    En physique, le plasma est l'un des quatre principaux états de la matière, tout comme l'état solide, l'état liquide ou l'état gazeux. Il est constitué d'un mélange de particules neutres, d'ions positifs (atomes ou molécules ayant perdu un ou plusieurs électrons) et d'électrons négatifs. Un plasma est électriquement neutre et ses particules interagissent les unes avec les autres. Source : futura-sciences.com