Des abus sexuels et des murs du silence
La société à l’épreuve des « affaires de mœurs » - Entretien à plusieurs voix avec le philosophe Marc Crépon.
Mali Alinejad Zanjani, Zona ZariĆ, Micol Bez, Maria Bacilio et Ginevra Martina Vénier, cinq doctorantes en philosophie questionnent Marc Crépon, philosophe et professeur à l’ENS-PSL, sur les thèmes abordés dans son dernier ouvrage : Ces temps-ci - La société à l’épreuve des «affaires de mœurs» (Ed Payot et Rivages).
Un dialogue où il est question de violences, d’humiliations, de silences et de domination masculine.
Mali Alinejad Zanjani : Vous avez consacré de nombreuses études à la définition de la violence et à ses formes. Comment définiriez-vous ce concept en des termes généraux ? À quelles formes de violence auxquelles aviez-vous réfléchi avant d’écrire « Ces temps-ci » ? Quelles sont leurs spécificités ?
Marc Crépon : Ce qui a retenu mon attention depuis des années, c’est l’ensemble des discours qui se sont aventurés dans une justification de la violence, quelles que soient les « bonnes raisons » qu’ils lui trouvaient. Pour éviter le piège de ces excuses ou cautions, la méthode a consisté à opposer une analyse de la violence à partir de ses effets à toute explication par ses causes. Ces effets, communs à toutes ses manifestations, sont, pour l’essentiel, au nombre de deux. Le premier est la ruine de la confiance minimale qui sous-tend le tissu de relations, dont est faite toute existence : relation à notre corps tout d’abord, aux autres ensuite, à l’espace et au temps que nous partageons avec eux. Le second est la réification qui réduit celui qui subit une violence, quelle qu’elle soit, à cet état de chose, sur laquelle une force s’applique, dans le déni de sa singularité propre. Jusqu’à présent, c’est essentiellement en réfléchissant à des formes de violence collectives (guerre, meurtre de masse, génocide, ségrégation raciale) que, dans des livres comme L’épreuve de la haine, je m’étais attardé.
Mali : Quelles sont les spécificités de ces violences par rapport aux autres formes ? Faut-il penser toutes ces violences séparément ou les articuler entre elles, les penser comme un tout ?
M. C. : Ces deux critères se retrouvent dans les violences sexuelles que je n’avais jusqu’alors évoquées que de façon très allusive. En achevant mon livre précédent, Inhumaines conditions, combattre l’intolérable, je savais qu’un chapitre manquait qui leur aurait été consacré. Ce chapitre est devenu un livre. La confiance que ruinent les abus sexuels est multiple et elle varie selon les circonstances. Mais au moins deux spécificités les distinguent. La première tient au corps. Un corps violé est un corps volé qu’il faut souvent un temps infini pour retrouver et réapprendre à aimer. Tous les témoignages, les récits que j’ai pu lire convergent pour dire la honte qui en résulte, enfermant les victimes de ces agressions dans les murs du silence. Ainsi est-ce autant le corps que la parole qui sont dérobés. Il est toujours important de faire des distinctions. Reste que, dans leur large majorité, les violences sexuelles ne peuvent être séparées des différentes manifestations de la domination masculine, qui aura longtemps prospéré sur ce double dérobement.
Mali : Parmi les formes de violence sexuelle qui mettent à l’épreuve la société et qui donnent la mesure de la gravité du silence qui mène à ce que vous appelez un « consentement meurtrier » figure l’inceste. Quelle est la relation entre le rapport de domination qui caractérise l’inceste et le mécanisme structurant l’ordre social ?
M. C. : La violence à caractère incestueux qui est très largement commise par les hommes de la famille (les pères, les oncles, les grand -frères et grand -pères) représente une extension monstrueuse de la domination patriarcale. Elle consiste pour ces hommes à étendre leur pouvoir de domination à la libre disposition du corps d’un ou de plusieurs enfants ou jeunes adolescents de la famille. Ce qui importe alors, c’est de souligner enfin, mieux que la société n’a su le reconnaître jusqu’alors, que cette extension, aussi répandue soit-elle, est criminelle.
Zona ZariĆ : Qu’est-ce que l’étendue de l’inceste, partout dans le monde, nous dit de la famille ?
M. C.: Nous voulons croire - et nous avons raison de le faire - que les liens familiaux entre les enfants et les parents, les frères et sœurs, les petits-enfants et leurs grands-parents, l’attachement qui en résulte, sont essentiels pour nous construire et nous permettre de nous projeter dans l’avenir. C’est pourquoi nos sociétés idéalisent la famille. Ce que l’étendue de l’inceste révèle, c’est la « pervertibilité » structurelle de ces liens d’amour. Dès lors qu’ils sortent de leur ordre (qui exclue la sexualité), ils détruisent la vie de l’enfant au lieu de l’aider à grandir. Si le fléau de l’inceste est resté si longtemps une question « tabou », c’est qu’il perturbe considérablement cette idéalisation.
Zona : Comment comprendre la place des mères dans les murs du silence ?
M. C. : Entre celles qui préfèrent fermer les yeux, celles qui opposent à l’enfant le déni de leur incrédulité et celles qui vivent dans la terreur, la place est variable. Il faut donc se garder de généraliser, même si, dans de nombreux cas, ce silence est encore un effet de la domination masculine, telle qu’elle prend en otage tous les membres de la famille. Pour autant, ce silence est terrible. Il redouble le sentiment d’abandon des victimes. L’incorporation de la violence incestueuse cumule dans la responsabilité écrasante et proprement monstrueuse qu’elle fait peser sur les épaules de l’enfant : celle de taire, notamment à la mère, l’abus qu’il subit pour préserver « l’unité », « l’harmonie », « l’honneur », etc., de la famille, alors même qu’ils n’ont plus lieu d’être.
Zona : Quelles sont les limites du concept de consentement, lorsqu’il est brandi pour justifier telle ou telle violence sexuelle ?
M. C. : La question du « consentement » est complexe — et il ne serait sans doute pas inutile de la déconstruire, en se demandant ce que le verbe « consentir » recouvre encore de « domination masculine ». Qui consent ? À quoi ? Je me contenterai ici d’une réponse ferme, quant à l’inceste et la pédophilie ? Concernant les enfants et les jeunes adolescents, la notion de consentement n’a pas de sens. Un enfant n’a pas le pouvoir de dire « oui » ou « non », lorsqu’il subit l’assaut d’un adulte, quoi que celui-ci en dise ultérieurement pour se justifier. Le supposé « consentement » est, trop souvent encore, l’alibi des prédateurs, lorsqu’ils finissent par devoir rendre des comptes.
Micol Bez : Dans la première page de Lolita, le narrateur opère une sorte de baptême, c’est lui qui donne à Lolita son nom : « my Sin, my Soul ». Pourrions-nous réfléchir à la question du nom, à cet aspect de la violence sexuelle qui touche à la constitution du sujet, quand elle frappe sa victime dans les années les plus cruciales pour la constitution de son identité ? Ce que la violence atteint, n’est-ce pas alors la possibilité même de l’émergence du sujet, sa venue au monde, à plus forte raison quand elle vient de ceux qui sont chargés de l’éduquer, de le protéger — ceux qui ont précisément le pouvoir de donner le nom ? Comment penser donc cette violence qui constitue le sujet si intimement ? Comment la « victime » peut-elle trouver des ressources pour résister à son propre nom, au nom propre et à la perte d’identité que la violence entraîne ? En d’autres termes, est-il seulement possible de déplacer l’origine et l’autorité du nom ?
M. C. : Être appelé par son prénom ou par un surnom constitue une expérience qui participe de la construction mouvementée de l’identité. La tendresse, l’affection, la douceur, mais aussi la brutalité, la véhémence désignent la diversité des tons que recouvre, dans l’enfance, l’expérience de l’appel. Quel que soit ce ton, attendu, désiré ou redouté, il ne fait pas du nom un objet de défiance et de détestation. Il n’en va pas de même dans l’expérience que vous décrivez très justement. Elle renvoie à l’une des dimensions les plus destructrices de l’inceste qui concerne les ruses de l’affection. Le nom lui-même alors, susurré, murmuré, intimé est porteur de mensonge. L’enfant, pris en otage de son appel, ne sait plus qui il est, où il est, dès lors que le nom lui-même, son nom, porté par les pulsions de l’adulte, incarne la réification… Comment se réapproprier son nom usurpé, son identité abimée, son corps violé, sa vie… ? Voilà les défis - et ils sont considérables - auxquels le confronte la mémoire de son agression répétée !
Micol : Quel regard réservons-nous aux prédateurs ? Quelles ruptures hâtives, quels dialogues impossibles et nécessaires, quels soins perturbants ? Est-ce que la société, afin de soigner, doit apprendre à écouter même les prédateurs ?
M. C. : Il y a quelque chose de terrible dans l’histoire de l’inceste et des agressions sexuelles, en général. On ne peut s’empêcher d’avoir l’impression que, des décennies durant, la société s’est plus préoccupée de protéger les prédateurs des poursuites qui leur demanderaient de rendre des comptes, tant elle aura fait peser un soupçon principiel sur la parole des victimes, à commencer par celle des femmes et des enfants, en leur demandant toujours davantage de preuves. Il était temps donc que s’impose un regard sans concession qui appelle les choses par leur nom. Un viol est un viol, l’inceste est un crime, la pédophilie n’a pas d’excuse — et il est indigne de se réfugier derrière l’alibi d’un hypothétique consentement pour tenter de nier la gravité des faits. Hors de cette reconnaissance principielle, il n’y a pas de dialogue possible et le processus du soin, comme celui de l’écoute restent problématiques. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de la répression nécessaire, il importe comme toujours d’accroître et d’organiser des mesures de prévention et de soin qui s’adressent directement aux agresseurs avérés ou potentiels, pour peu qu’ils se laissent identifier.
Micol : Que vous inspire la notion de « victime » ? Quelles en sont les limites ?
M. C. : Je comprends les réserves, que j’entends dans votre question. Il aura fallu tant de temps pour que les victimes d’agressions sexuelles soient reconnues comme des victimes et leur agression comme un crime que l’usage de la notion représente, comme c’est souvent le cas, une conquête qui participe du recul du seuil de tolérance. On ne doit pas avoir peur du mot, et je suis toujours heurté par les stratégies, un peu suspectes, de son évitement. Mais vous avez raison de vouloir en marquer les limites. Autant le terme est nécessaire pour signifier la réalité du tort subi, autant il est important de souligner les voies de dégagement qui permettent d’échapper à l’enfermement dans son statut : la protestation collective, l’action militante, la création, qui sont autant de façon de redonner à la singularité blessée un autre avenir.
Maria Bacilio : Était-il nécessaire pour nourrir votre réflexion de lire les livres de Gabriel Matzneff, à commencer par ceux dans lesquels il décrit de façon détaillée ses « aventures sexuelles » avec des enfants et des adolescents ? Lire « À la source » la violence subie par l’enfant ou dans le cas présent, l’adolescente qu’était Vanessa Springora, ne fait-il pas tomber le lecteur dans le piège d’en finir avec le mystère de l’intimité de l’enfant, une deuxième fois ?
M.C. : J’ai lu effectivement, avec difficulté, La prunelle de mes yeux, le volume de son Journal, dans lequel Gabriel Matzneff raconte la relation qu’il a eue avec Vanessa Springora, en même temps que je lisais le récit qu’elle-même a écrit de l’emprise de l’écrivain sur sa vie. Je voulais comprendre la stratégie, les ruses, la rhétorique de la prédation. Mais vous avez raison. En lisant ce livre, dont l’écriture même est un incroyable viol de l’intimité, j’ai été heurté, presque à chaque page, par la façon dont sa publication même redoublait la violence faite à l’enfant qui avait cru vivre avec l’écrivain les mystères d’un amour exceptionnel, avant de découvrir qu’il s’agissait de tout autre chose … Pour autant, aussi insupportable que soit le procédé, je ne crois pas que nous devrions nous interdire de lire ces Journaux, ni nous livrer à une censure sauvage, sauf à vouloir tronquer notre relation à la littérature de cette « expérience du mal » qu’il lui arrive de porter.
Maria : Vous parlez à maintes reprises de l’importance des réseaux sociaux, car c’est eux qui ont permis aux victimes de briser le silence autour des agressions sexuelles de toutes sortes grâce à la création de différents mouvements qui se sont multipliés partout dans le monde, au premier rang desquels le mouvement #Metoo. Mais vous nous alertez aussi des dangers de ces réseaux, car ils sont également les vecteurs de lynchages médiatiques. Quelle forme devrait prendre le juste milieu entre une publication qui permet de renverser le rapport de force et le respect des principes de présomption d’innocence et de procès équitable ?
M.C. : C’est une question extrêmement difficile. D’un côté, il est nécessaire que la parole se libère pour que la honte et la peur changent de camp et qu’ainsi, comme vous le dites si bien, les rapports de force soient renversés. Mais d’un autre côté, il n’est jamais bon que la société, impatientée par les lenteurs de l’appareil judiciaire, se fasse justice elle-même. On ne saurait exclure le caractère destructeur de rumeurs virales sans fondements. Les réseaux sociaux sont une arme redoutable, dont n’importe qui peut faire l’instrument d’une vengeance personnelle. D’une façon générale — et cela vaut pour toutes les formes de violence — je dirai que la justesse d’une cause, comme l’est celle dont nous parlons, ne doit jamais conduire à abdiquer une vigilance critique, dont la première règle est de se méfier d’un jugement expéditif et prémédité. Il est juste que les agressions soient dénoncées, condamnées et réprimées. Mais peut-être devrions-nous aussi nous souvenir que les sociétés se sont toujours montrées particulièrement enclines à faire de la sexualité des uns ou des autres l’objet privilégié d’une mise au pilori.
Ginevra Martina Vénier : Parce qu’il touche, entre autres les milieux de la culture (ceux de la littérature, du cinéma, de la musique, du théâtre), le nouveau regard que la société porte sur les violences sexuelles risque de donner droit à de nouvelles formes de censure qui concerneraient non seulement les œuvres du passé, mais menaceraient à terme également la liberté de création. Comment s’en protéger ?
M. C. : Sur cette question, ma réponse est très claire. Je suis opposé à toute forme de censure. Une société ne gagne jamais rien à laisser une minorité de censeurs décider ce qu’elle peut lire, entendre, voir et enseigner. C’est faire injure à l’esprit critique des lecteurs, des spectateurs et des auditeurs que vouloir soustraire à leur jugement des œuvres susceptibles de heurter leur sensibilité à telle forme de violence déterminée. Quant à la création, rien de ce qui est humain ne lui est étranger, même le mal. Son pouvoir d’exploration et de métamorphose est sans limite. Vouloir qu’aucune des pulsions destructrices et des perversions qui nous habitent potentiellement n’en soient l’objet, c’est demander à la création de se cantonner dans une perception tronquée de l’Humanité. Il importe donc de résister à toute expurgation des bibliothèques, des cinémathèques, des musées.
Ginevra : Ces mouvements de libération de la parole s’accompagnent parfois d’une grande violence dans leur méthode et dans leur expression. N’est-ce pas un risque quand la société se fait justice elle-même, au nom d’une position morale qui devrait pourtant l’exclure ?
M. C. : Vous avez raison de souligner que la libération de la parole s’accompagne d’expressions et de manifestations publiques, dont la radicalité assumée revendique le droit à la colère et à sa véhémence. Ce n’est que justice. Cette violence se veut à la mesure des souffrances, des humiliations qui ont été si longtemps passées sous silence. Elle est vécue comme une condition nécessaire pour que soit rendu visible ce que la société refusait de voir jusqu’à présent. Pour autant, je ne crois pas que la dénonciation légitime des agressions sexuelles gagne quoi que ce soit à céder aux fastes spectaculaires de la violence et à leur mise en scène. Je considère également que certains principes sont intangibles, comme ce respect de la dignité humaine qui exclue tout lynchage. Aucune vie, même la plus coupable, ne mérite d’être jetée aux orties. Aucune voix d’être réduite au silence par la virulence des réseaux, avant d’avoir été entendue.
Ginevra : Comment se protéger des offensives de la "cancel culture" ?
M. C. : La "cancel culture" m’inquiète, et j’avoue avoir du mal à en comprendre la logique. La meilleure façon de rendre une violence visible et insupportable n’est certainement pas de l’effacer de l’histoire et de la culture, comme s’il fallait jeter un voile pudique sur le passé. C’est vrai, les œuvres du passé sont remplies des traces de plus d’une domination, coloniale, patriarcale, etc. Ni le racisme, ni le sexisme n’en sont absents. Mais ce n’est certainement pas en prétendant les rayer de la mémoire, avec grandiloquence, qu’on fera reculer la violence, dont elles sont le miroir. Par contre, je trouve légitime et nécessaire de les soumettre à un regard et un jugement critiques (qu’elles contribuent à exercer) en mettant en évidence ce qui, en elles et d’elles, nous est devenu intolérable. Tout est affaire d’éducation.
Ces temps-ci - La société à l'épreuve des "affaires de mœurs" (Payot et Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », octobre 2020) Les « affaires de mœurs », comme celles qui touchent au harcèlement et à la pédophilie, déplacent le seuil de tolérance pour ces mêmes souffrances et ces mêmes humiliations. Il était grand temps que la honte change de camp. Les responsables des violations ne se sentent plus protégés par le silence de la société, de sa complaisance ou de son indifférence. Mais jusqu’où doit s’étendre leur mise en accusation ? Quelle est la part de l’hypocrisie d’une société qui s’achète une vertu rétrospective ? Ces « affaires » constituent une épreuve pour la société, non seulement parce qu’elles la mettent en face de son silence passé, mais parce qu’elles l’exposent, en guise d’expiation, à un empiètement de la vertu sur les libertés fondamentales, à commencer par celles de l’expression et de la création.
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