«Donner à la poésie un espace pour l’oralité et la performance»
Rencontre avec Hélène Aji et Iegor Groudiev autour du cycle « Poetry reading[s] »
Organisé dans le cadre du séminaire de Littérature américaine de l'ENS, en collaboration avec la Bibliothèque Ulm Lettres et SHS, le cycle de lectures de poésie contemporaine « Poetry reading[s] » propose de découvrir et d'écouter des poétesses et des poètes américains de notre temps.
Échange croisé avec Hélène Aji (professeure de littérature américaine à l’ENS) et Iegor Groudiev (directeur des Bibliothèques de l'ENS-PSL) autour d’un cycle qui met en lumière une écriture poétique « engagée dans son temps » laissant entendre « les voix tues qui composent le chant général de l’humanité » .
Comment vous est venue l’idée d’une initiative commune autour d’un nouveau cycle de « lectures de poésie américaine contemporaine » (Cycle « Poetry reading[s] ») ?
Iegor Groudiev : Au sein de la bibliothèque Lettres nous sommes toujours ouverts aux propositions de coopérations et de valorisations qui émanent des enseignants chercheurs de l’École. L’idée de coupler le séminaire animé par Hélène Aji avec des rencontres et des lectures par les poètes invités a été initiée dès 2021-2022 par deux lectures avec Barrett Watten, Carla Harryman et Alice Notley. C’est pour nous une façon de faire rayonner leur voix au-delà du cercle académique, de redonner à la poésie un espace pour l’oralité et la performance, et quel lieu serait plus approprié pour ce faire qu’une bibliothèque ?
Hélène Aji : Il n’y a pas de meilleur lieu qu’une bibliothèque, mais de surcroît la salle historique de la bibliothèque des lettres est un lieu magique. Voir s’incarner des textes hyper contemporains, parfois surprenants et exigeants émotionnellement et intellectuellement, comme tout dernièrement avec Vanessa Place, est pour moi une récompense inestimable. Ces sont des moments, quand ils sont partagés avec mes élèves, mes collègues et un public qui vient ou revient à l’école pour écouter de la poésie, qui donnent sens à mon action et à mes recherches.
Pourquoi les bibliothèques doivent-elles être des lieux ouverts ? Est-ce que vous voyez les bibliothèques comme un levier d’ouverture sociale et un instrument politique de l’institution ?
Iegor Groudiev : Traditionnellement la bibliothèque Lettres de l’ENS est un instrument au service de sa communauté : les élèves, les étudiants, les enseignants-chercheurs, les Archicubes, … Cependant l’École a vocation à rayonner au-delà de cette communauté, notamment via les événements culturels qu’elle organise et la bibliothèque doit prendre sa pleine part de ce rayonnement et participer à l’ouverture de l’École vers de nouveaux publics. Les bibliothèques sont aujourd’hui largement ouvertes aux membres de la communauté PSL, leur richesse, leur prestige et leur attractivité en font sans aucun doute un instrument politique fort.
Hélène Aji : La bibliothèque de l’École a, pour moi, cela de particulier que les livres y sont en accès libre—on peut y travailler de manière pointue sur un sujet précis, mais aussi y flâner et y rêver. L’ouverture à un plus grand nombre est un facteur de rayonnement intellectuel et c’est aussi un geste de partage d’une expérience de la lecture quasiment métaphysique. Alors que ma spécialité porte sur les XXe et XXIe siècles, j’aime penser que les textes des poètes que nous invitons résonnent avec ceux des grands in-quarto du passé. La lecture à voix haute dans la bibliothèque permet alors un rapport à la culture dépoussiéré, réénergisé, au présent.
Avec ce nouveau cycle il y a une volonté « d’offrir de la poésie aux gens ». Même s’il y a souvent l’idée que la poésie est quelque fois « réservée » ou définie pour et par une élite, pourrions-nous dire qu’aujourd’hui la poésie s’est « démocratisée », notamment grâce aux nombreux sites de poésie sur le web, et sa présence dans les réseaux sociaux ?
Iegor Groudiev : L’idée de la poésie comme l’apanage d’une élite me semble une vision française ou tout le moins européenne. Je ne crois pas que cette vision soit celle des États-Unis, bien au contraire. Cela me semble ressortir au fait qu’on y ressent moins une rupture entre « langue savante » et « langage courant » et que la dimension d’oralité y est plus importante. La poésie est avant tout déclamée, « performée » avant d’être éditée et imprimée. Le fait qu’Amanda Gorman soit conviée à la cérémonie d’investiture du président des États-Unis est en ce sens significatif : la poésie a une place dans les grands événements de la Nation, elle peut être porteuse d’une signification politique et produite par une jeune poétesse issue des minorités. De fait la « démocratisation » de la poésie me semble être un mouvement d’inspiration américaine et sans doute un des effets bénéfiques de la mondialisation culturelle.
Hélène Aji : La poésie états-unienne naît d’un élan démocratique puissant et d’un parti pris national de la dissension. Elle est dès le XIXe siècle un outil de communication qui lie entre eux les individus. Elle leur donne en partage une langue vernaculaire qui diverge de l’anglais britannique et véhicule un discours d’émancipation impérieux. Même si certains poètes peuvent sembler hermétiques ou bizarres (que penser du poème « The Raven » d’Edgar Allan Poe ?), ils travaillent continument vers une vision du monde alternative, décomplexée, assoiffée de transcendance et, pour utiliser le terme de Louis Zukofsky, poète central du mouvement objectiviste, avide de « sincérité ». Avant Amanda Gorman, c’est Robert Frost, je crois, qui fut le premier poète invité à composer un poème pour l’inauguration d’un président américain en janvier 1961 : il s’agissait de John F. Kennedy, le plus jeune président dans l’histoire de la Jeune République et le premier issu d’une « minorité » (irlandaise et catholique). Empêché de lire son poème rédigé pour l’occasion à cause du soleil de cette belle journée d’hiver, il récita « The Gift Outright », poème du don, mais aussi poème de l’appropriation de la terre américaine par les colons et appel à « être possédés » par la terre plutôt que la posséder.
Votre cycle propose des rencontres avec des poètes américains contemporains. Selon vous qu’est-ce qui définit la poésie contemporaine américaine ?
Hélène Aji : Voilà une question que je me pose tous les jours et à laquelle j’aurais une constellation de réponses, à l’image de la constellation de poèmes que nous proposera Michael Heller lorsqu’il viendra lire pour nous le 30 mai prochain. Depuis que je suis arrivée à l’ENS, j’essaie dans mes séminaires de montrer la diversité de cette poésie et d’élucider les raisons pour lesquelles elle m’intéresse autant. S’il fallait choisir un seul mot comme dénominateur commun, ce serait peut-être celui d’expérience. Toute la poésie américaine contemporaine n’entre pas dans le champ de l’expérimentation poétique, mais celle des poètes que je souhaite inviter est résolument exploratoire, en quête de formes autres pour s’adresser autrement à l’Autre.
Comment avez-vous choisi les poètes invités ? Il y a-t-il une dynamique commune sur des questionnements contemporains et des affirmations identiques, plus précisément sur un engagement politique et éthique ?
Hélène Aji : On pourrait commencer par écrire « les poètes invitées » car jusqu’à présent le féminin l’emporte sur le masculin ! C’est vraiment l’engagement humaniste pluriel et le dialogue avec les « sujets chauds » de nos sociétés qui motive les sollicitations aux poètes, dès lors que cet engagement se manifeste par une interrogation radicale sur les modes discursifs du poétique. Qui parle et d’où ça parle dans le poème ? Les poètes viennent lire dans la bibliothèque après avoir répondu à quelques questions sur la décision d’écrire dans un petit entretien que je mène avec eux, et surtout après avoir dialogué en séminaire avec des élèves qui ont lu leurs poèmes et se sont interrogés sur l’intention qui s’y manifeste. Notre prochaine complice est Rae Armantrout en avril… Rae est connue pour son travail dans la mouvance L=A=N=G=U=A=G=E, passionnée par la matérialité du texte poétique et la puissance de suggestion idéologique de la syntaxe.
Comment cet engagement se traduit-il dans les procédés stylistiques et linguistiques ?
Hélène Aji : Il est véritablement impossible de répondre à cette question en quelques lignes, mais un premier signe du désir de libération et de prise de conscience des conditions individuelles et collectives est l’abandon des formes fixes de la poésie et l’invention délibérée et calculée de formes diverses en adéquation avec leurs objets, liées à eux de manière intrinsèque de sorte que toute distinction entre forme et fond devient caduque. Les poètes conceptuels vont jusqu’à travailler des textes trouvés à la manière de la célèbre « Fontaine » de Marcel Duchamp, de sorte que la définition même du poétique devient précaire—comme nos vies, suis-je tentée de dire, à l’ère de la bombe atomique, des pandémies et des dérèglements climatiques.
Pensez-vous que la poésie contemporaine ait une « mission » et un pouvoir ? Et que les poètes soient des poètes « de la responsabilité » ?
Iegor Groudiev : Il appartient sans doute à chaque artiste de définir la mission qu’il se donne : plus ou moins engagée dans son temps, tournée vers le monde ou réflexive de sa propre pratique. Cependant que chaque poète conçoive sa mission de manière particulière n’enlève rien à mon sens au pouvoir qu’a toujours eu le verbe poétique. J’en veux pour preuve les efforts indignes qu’ont toujours déployés les régimes absolutistes pour faire taire les poètes et l’attachement sans mesure des peuples opprimés pour ceux qui, comme Anna Akhmatova ou Pablo Neruda, portaient pour eux une voix singulière.
Hélène Aji : La responsabilité poétique n’est pas exclusive à la poésie contemporaine. Il me semble que le moteur de l’écriture poétique est l’instauration d’un canal privilégié pour rencontrer les autres et, dans certains cas, donner une voix aux silencieux. La poésie contemporaine américaine thématise fortement cette fonction du poète. C’est ce que le poète Jerome Rothenberg appelle « othering », ou ce qu’entend Vanessa Place quand elle se définit comme « a mouthpiece » : les poètes s’oublient et s’absentent du texte pour laisser parler à travers eux les voix tues qui composent le « chant général » de l’humanité, celui, pour reprendre l’exemple de Iegor, que porte Pablo Neruda.
Enfin, quels conseils donneriez-vous aux jeunes pour leur faire découvrir et aimer la poésie contemporaine ?
Iegor Groudiev : Il peut y avoir quelque chose d’intimidant à entrer dans l’univers d’un poète contemporain dans un monde régi par le récit, de l’univers romanesque à celui des séries. Pour aimer la poésie il faut accepter que celle-ci commence avec le jeu sur la langue quel qu’en soit l’origine : dans les graffitis de la rue, les chansons et le flow du rap, pour ensuite entrer dans l’univers poétique d’un auteur. Un de mes vers favoris est « Though I know that evening's empire has returned into sand » et ce n’est pas le vers d’un poète … même s’il est lauréat du prix Nobel.
Hélène Aji : Les jeunes ont déjà découvert la poésie bien avant d’arriver dans un séminaire de poésie : il y a non pas de la poésie, mais du poétique partout—dès que le langage devient l’objet d’une interrogation sur la transitivité des communications, on entre dans le poétique, mais moins sur le mode du plaisir esthétique que sur celui de l’inquiétude existentielle. Si l’on parle d’amour et qu’on est incompris, ce n’est pas la souffrance psychologique qui est poétique, mais l’impuissance face aux limitations de l’expression verbale qui déclenche une relation poétique au langage. Je ne suis pas sûre d’aimer la poésie, ni de pouvoir la faire aimer aux autres, mais j’espère montrer combien elle est nécessaire, la source intarissable d’une énergie vitale indispensable à notre survie. C’est « l’utilité du poétique » telle que la pense Michel Butor que d’accompagner nos errances.