Emmanuèle Cunningham-Sabot

Directrice du département de Géographie de l’ENS

Créé le
Novembre 2013

Depuis 2013, elle est la nouvelle Directrice du département de Géographie de l’ENS.

Portrait d'Emmanuèle Cunningham-Sabot

Quel est votre parcours, pourquoi avez-vous choisi ce domaine de recherche et pourquoi la géographie ?

Je suis rattachée à la discipline "Aménagement et urbanisme". J’ai toujours été également qualifiée en « Géographie », mais un poste ne peut être rattaché qu’à une seule discipline. Lorsque je suis devenue Professeure des universités, on m’a demandé dans quelle discipline je voulais être, j’ai choisi celle-ci.
En "aménagement urbanisme" nous nous occupons aussi d’espace comme les géographes, mais avec l’entrée aménagement, développement de la ville ou des espaces. Il y a bien toujours une dimension spatiale mais très liée à l’action sur le terrain, aux choix d’aménagement mis en place par les acteurs, avec toujours la part réflexive théorique qui l’accompagne. Cette double entrée qui allie une réflexion sur l’espace et sur "le faire", une réflexion liée aux acteurs et à la gouvernance, me paraît très intéressante. Selon moi, la géographie est également diverse et variée mais peut-être un peu moins tournée du côté de l’action.
Après une classe préparatoire en sciences économiques, je suis allée progressivement et naturellement vers l’aménagement et l’urbanisme. A l’époque cette jeune discipline commençait tout juste à se créer. Après la classe prépa, j’ai poursuivi en sciences économiques, avec comme spécialité les transports, le rapport à l’espace m’intéressait, mais j’avais envie de voir autre chose. La géographie demandait alors des prérequis en géographie physique, et j’ai découvert cette filière Aménagement urbanisme, qui recrutait des géographes, des économistes et des sociologues.
Et finalement, j’ai fait une thèse de doctorat en Géographie, et Aménagement, Urbanisme, sous la direction du Professeur A. Vant (à l’époque à l’Université de Lyon), et du Professeur I.B. Thompson (Université de Glasgow). J’ai comparé les politiques de développement économique de trois villes industrielles : Saint-Étienne, Glasgow et Motherwell. Il ne s’agit pas d’une analyse historique, mais de s’intéresser aux stratégies mises en œuvre pour essayer de s’en sortir : y étaient analysés de manière critique les acteurs du développement économique, les requalifications d’espaces industriels associées au marketing territorial. Ou : comment une ville peut se réinventer. 

Comment voyez-vous les évolutions futures de votre discipline ?

Il y a une telle diversité dans l’aménagement et l’urbanisme que c’est à la fois une richesse et une fragilité. On a du mal à faire reconnaitre le diplôme, ne serait-ce que d’urbaniste. Chacun y vient avec ses valises et ses bagages et du coup apporte un large champ de compétences. Il est assez difficile de nous cerner, de poser des bornes précises autour de notre domaine de recherche ou d’action, le développement et l’aménagement de la ville et des espaces. Notre section du CNU (Comité national des universités) est assez petite en comparaison des effectifs importants de la géographie, et comprend des membres d’origines disciplinaires variées, venus la rejoindre. La diversité est notre richesse, mais c’est là toute la difficulté : nous faire reconnaître dans cette diversité. Personnellement, du fait de mon cursus et de mes nombreux séjours en universités anglo-saxonnes, où les frontières disciplinaires sont plus laches, je ne m’accroche pas à une discipline.

Par exemple, comment ce spectre "plus largement lié à l’action" se traduit-il concrètement au sein d’un projet ?

Si vous souhaitez imaginer et construire un bâtiment spécifique ou bien un projet urbain plus étendu, il faut non seulement le penser, mais aussi, penser son insertion dans la ville, en adéquation avec le reste du territoire. Du coup, vous allez être amené à réfléchir en commun avec des sociologues qui vont établir un diagnostic sociologique du quartier, avec des économistes, des décideurs politiques, des architectes, etc.
L’aménageur ou l’urbaniste fait dialoguer chacun et essaye de mettre en musique tout le monde, il se retrouve au carrefour de la sociologie, de l’économie, de l’architecture, des sciences de l’ingénieur, du droit des sols, de la réglementation, avec les juristes, et bien sûr la géographie…
Alors le côté novateur de ce métier explique que cette section n’ait été créée que récemment au CNU.

Qui peut décider de faire appel à vous ?

Les collectivités territoriales, les cabinets d’urbanisme, d’architecte, tous les acteurs qui interviennent à toutes les échelles de l’aménagement des territoires.

Quel message souhaiteriez-vous faire passer aux jeunes chercheurs qui s’intéressent à ces questions ?

Tout d’abord que cette discipline est passionnante : elle permet à la fois d’avoir des débats théoriques, une réflexion de chercheur, tout en étant sur le terrain avec les acteurs dont je vous parlais à l’instant. Nous pouvons jouer sur ces deux aspects : théoriques, mais qui permettent de s’ancrer fortement dans la réalité. Pour entrer dans le vif du sujet, actuellement, le développement des villes est toujours envisagé dans un seul et même paradigme de croissance, le PIB doit croître, les villes aussi, etc. Alors que pour des questions démographiques et économiques nous nous rendons compte que certaines villes sont en décroissance. Bien sûr, toutes ne sont pas dans ce cas de figure, mais envisager qu’une ville puisse décroître remet tout en question.
Les aménageurs, urbanistes et hommes politiques ont à l’esprit une ville qui s’agrandit, s’accroît. Un architecte, par exemple, a appris à construire et non pas à déconstruire.
Mais face au déclin démographique, à la crise économique, au réchauffement climatique, pour citer quelques nombreux défis qui nous attendent, que faire dans les villes avec moins d’habitants  ? Comment réaménager ces espaces  ? Quels modèles peut-on envisager  ?
Quand on change de paradigme, la mallette à outils reste à inventer, comment imaginer la ville de demain, qui ne sera plus nécessairement en croissance, tout en essayant de garder une certaine qualité de vie  ?

Est-ce une remise en question de votre métier ?

Oui et non, oui les outils sont à chercher, à inventer ; et non, l’aménageur et l’urbaniste, plus que jamais a son mot à dire à la fois en termes de reflexions et d’actions. Il faut faire le deuil d’une certaine croissance sans être dans le déni, c’est plus difficile pour les acteurs politiques.
Nous sommes contraints à une réflexion nouvelle pour inventer de nouveaux outils et sortir du paradigme unique de la croissance, surtout à un moment où l’Europe est démographiquement vieillissante, même si la France reste relativement épargnée aujourd’hui.


Comment concevez-vous le rôle du chercheur au sein de la société  ?

C’est le rôle du poil à gratter, ou de l’accoucheur, porter la prise de conscience que les problématiques changent et évoluent, montrer que les choses ne sont pas figées. Sur le terrain des villes en décroissance, le chercheur à vraiment un rôle à jouer auprès du politique, avec les acteurs qui sont impliqués et ceux qui en subissent les effets, ou au contraire participent, les habitants.

Quelle image aviez-vous de l’ENS avant d’y travailler  ?

Mon père était professeur de latin donc j’en ai beaucoup entendu parler à la maison, j’en ai une image de prestige, d’élite. Après, en tant que nouvelle arrivée, je découvre un vocabulaire très codifié, je savoure tout cela, je suis curieuse de ce qui est nouveau, j’aime découvrir. Je découvre aussi les aspects administratifs dans le cadre de mon poste, et là, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. La direction du département est aussi une pleine mise en situation avec ces nouveautés.

Vous êtes à l’origine de Glasgow’s turnaround, un film documentaire réalisé dans le cadre de votre travail de recherche, pouvez-nous en dire un peu plus sur cet aspect de votre approche  ?

Ce documentaire a été achevé en 2010, il dure 19 minutes et a été tourné en HDV. Il a été fait avec des entretiens auprès d’acteurs institutionnels, d’hommes politiques, et universitaires. Il s’agissait d’une analyse critique de la décroissance à l’échelle globale de la ville de Glasgow avec une présentation des politiques urbaines, économiques et démographiques mises en place.
Le film conclut sur un succès relatif et fragile des politiques mises en œuvre et sur la persistance voire l’aggravation de la polarisation socio-spatiale dans la ville.

En plus d’un travail de recherche classique, il me paraissait intéressant, dans le cadre d’une ANR Jeunes Chercheuses et Jeunes Chercheurs, d’explorer de nouveaux outils. Et l’outil change complètement la pratique de recherche, cela a été vraiment très étonnant. Face à la caméra, certains interlocuteurs se sont avérés très détendus alors que d’autres avaient peur. Les acteurs institutionnels n’étaient pas forcément les plus à l’aise comparativement aux habitants qui appréciaient le fait que leur parole soit prise en compte, la caméra leur donnait une tribune. Nous avons beaucoup filmé et nous nous sommes retrouvés avec trente heures de rushes. Le montage à été très long et assez difficile.
J’ai récemment participé à l’écriture d’un nouveau film documentaire, il est en fin de montage. Consacré à une petite île des Hébrides extérieures du nord-ouest de l’Écosse, le film devrait sortir prochainement.

Ce deuxième film a été envisagé et produit d’une façon complétement différente. Nous souhaitions un financement plus large, afin de professionnaliser le tournage et le montage par exemple. Mais cela veut dire une approche grand public. Ce n’est pas un film pour des chercheurs mais pour la télévision, il faut raconter une histoire. Nous avons donc déposé un dossier de demande d’aide à l’écriture auprès de la région Bretagne, trouvé ensuite un producteur qui a porté le projet auprès du CNC, etc. Dans ce cas, il faut que le film soit entièrement écrit avant le tournage. Ce qui est différent d’une recherche exploratoire.

Ce projet documentaire a été baptisé L’île en cadeau. Un temps, joyau économique des Hébrides, cette île a maintenant du mal à retenir ses jeunes. Les activités se meurent, le déclin semble inéluctable. Il faut savoir qu’en Écosse le système de propriété est assez médiéval, les terres et dans ce cas précis, toute l’île appartient à un LandLord. Or, ce LandLord a décidé de faire cadeau de l’île à la communauté des habitants. À ce moment très particulier de leur histoire, comment les insulaires reçoivent-ils ce cadeau ? Ce don peut-il renverser le cours des choses ? Nous avons interrogé ce Landlord très avant-gardiste et les insulaires, qui n’aiment pas toujours parler aux médias. Actuellement en cours de montage, le film devrait être prêt en février 2014, j’aimerais bien le présenter en avant première à l’École, mais il ne s’agit pas d’un film de recherche, et j’en suis cette fois-ci seulement co-auteure.
En fait, ce type de travail est mal reconnu dans le monde universitaire, les critères d’évaluation des chercheurs devraient évoluer, pourtant nous jouons pleinement notre rôle de chercheur avec cette approche de sensibilisation. Je trouve cela d’autant plus dommage que de plus en plus de jeunes chercheurs tentent l’aventure avec ce nouvel outil,...
Je serais partante pour développer cela à l’ENS !

Portrait d'Emmanuèle Cunningham-Sabot