Entretien avec Pauline Guinard
De « L’Afrique » à la « Géographie des émotions »
Pauline Guinard, directrice du département de Géographie de l'ENS , est maître de conférences en géographie et co-organisatrice de deux séminaires scientifiques "Afriques. Approche transdisciplinaire des pratiques artistiques" et "Géographie des émotions : tentative d'épuisement émotionnel d'un lieu parisien".
Parlez-nous de l’origine du séminaire « Afriques. Approche transdisciplinaire des pratiques artistiques ».
La création de ce séminaire de recherche est née de la rencontre d’enseignants-chercheurs et de chercheurs de différentes disciplines (géographie, histoire, lettres, sciences politiques) travaillant sur des terrains et des sujets en lien avec l’Afrique au sein de l’EUR Translitterae. Lors de nos premiers échanges, nous nous sommes rendu compte que nous ne partagions pas seulement un intérêt pour le continent africain mais également pour les questions artistiques.
Le séminaire « Afriques. Approche transdisciplinaire des pratiques artistiques » a donc été créé en vue de mieux connaître et faire connaître nos travaux sur l’art en Afrique, envisagé à la fois comme objet et méthode d’enquête.
"J'ai cherché à comprendre dans quelle mesure l’art pouvait agir sur la dimension publique des espaces, que ce soit en favorisant ou, au contraire, en limitant la rencontre des publics dans leur diversité et l’épanouissement du débat public en ville."
Vos recherches portent principalement sur l’art et la ville, notamment en Afrique du Sud.
Depuis ma thèse de doctorat réalisée en géographie urbaine à Johannesburg, je m’intéresse en effet aux relations entre art et espace, et plus particulièrement entre art et espaces publics. Dans un contexte marqué par les héritages de l’apartheid, notamment en termes de ségrégation socio-spatiale, ainsi que par des processus de privatisation et de sécurisation des espaces, j’ai cherché à comprendre dans quelle mesure l’art – au-delà des discours consensuels et acritiques qui font de l’art dans les espaces publics une solution à tous les maux urbains – pouvait agir sur la dimension publique des espaces, que ce soit en favorisant ou, au contraire, en limitant la rencontre des publics dans leur diversité et l’épanouissement du débat public en ville. Plus largement, il s’agissait de montrer qu’il était pertinent de s’intéresser à ces questions à partir d’une ville dite du Sud comme Johannesburg dans laquelle les questions artistiques sont souvent négligées (du moins en géographie), et plus encore qu’étudier l’art et les espaces publics là-bas permettait de mieux comprendre à partir et au-delà de ce cas les effets de l’art sur les espaces urbains.
"Les artistes – à Johannesburg comme ailleurs – n’en deviennent pas moins aujourd’hui des acteurs à part entière de la fabrique de la ville."
L’art est-il plus présent dans les villes au contexte politique et social « difficiles » ?
Je ne pense pas que l’art soit nécessairement plus présent dans les villes dites « difficiles » (terme qu’il s’agirait d’ailleurs d’interroger et de déconstruire) mais on lui demande sans doute plus de choses ! Ces différentes fonctions attribuées à l’art selon les espaces dans lequel il se déploie est d’ailleurs valable à toutes les échelles : l’art dans les espaces centraux a ainsi bien souvent une valeur esthétique, symbolique voire politique (pensons par exemple aux Deux Plateaux, plus connus sous le nom des colonnes de Daniel Buren dans la cour d'honneur du Palais-Royal à Paris), alors que dans les espaces périphériques l’art acquiert souvent une valeur plus sociale. Dans ces espaces, l’art et les artistes se voient en effet de plus en plus déléguer par les acteurs urbains des prérogatives qui incombaient jusqu’à lors la puissance publique (animation, cohésion sociale, etc.). Quelles que soient les fonctions et les missions qui leur sont accordées, les artistes – à Johannesburg comme ailleurs – n’en deviennent pas moins aujourd’hui des acteurs à part entière de la fabrique de la ville.
"...dans le système capitaliste, l’art en acquérant une valeur économique (et pas uniquement esthétique, politique ou sociale) serait de plus en plus au service de la mise en scène et de la mise en vente de la ville."
Donnez-nous un exemple où l’art et la ville se confondent.
Dans son célèbre ouvrage, La production de l’espace (1974), Henri Lefebvre distingue la ville comme œuvre et la ville comme produit : la première serait caractérisée par son unicité, son historicité et son esthétique (à l’image de Venise citée en exemple), et la seconde par le fait que l’art et la ville elle-même seraient devenus à l’heure du capitalisme un produit, certes social mais aussi de consommation. Si l’on suit l’analyse lefebvrienne, la ville dans la période contemporaine ne peut donc plus être une œuvre d’art. Plus encore, dans le système capitaliste, l’art en acquérant une valeur économique (et pas uniquement esthétique, politique ou sociale) serait de plus en plus au service de la mise en scène et de la mise en vente de la ville. L’idée de ville culturelle et créative s’inscrit d’ailleurs dans cette logique dans laquelle l’art, les artistes, et plus largement la culture, se doivent de rendre les villes attractives et compétitives dans un contexte de concurrence interurbaine exacerbée. La multiplication des musées de renom dans toutes les villes du monde est symptomatique de cette tendance.
Un autre thème de vos recherches porte sur la « Géographie des émotions ». Qu’entend-on par cette désignation ?
En travaillant et en vivant à Johannesburg, je me suis aperçue qu’il était impossible de comprendre le fonctionnement de cette ville sans prendre en compte la peur des citadins, qui conduit de fait certains d’entre eux, et plus encore certaines d’entre elles, à éviter – autant que faire se peut – des espaces (le centre-ville) et des temps (la nuit) urbains. Pourtant, cette question de la part des émotions dans les pratiques et les représentations des espaces est souvent absente de la littérature en géographie, en particulier française, alors qu’elle est abordée dans d’autres sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, anthropologie, etc.). La création du séminaire « Géographie des émotions » avec Bénédicte Tratnjek en 2015 visait ainsi à éclairer ce point obscur de la géographie et à ouvrir des pistes de réflexion à la fois épistémologique, théorique et méthodologique.
"Je m’apprête à réaliser un terrain à Valparaíso au Chili sur la nostalgie citadine."
Quelle prochaine ville serait un espace « d’émotions » à étudier ?
En 2020, avec Jean-Baptiste Lanne, nous nous sommes lancer le défi de proposer une tentative d’épuisement émotionnel d’un lieu parisien, à savoir le parc Montsouris (à proximité du campus de l’ENS à Jourdan).
Outre Paris, qui est par ailleurs aujourd’hui un terrain d’études privilégié pour analyser les traductions spatiales de la colère sociale qui s’exprime en réaction aux réformes en cours (retraites, Loi de programme pluriannuelle de la recherche, etc.), je m’apprête à réaliser un terrain à Valparaíso (Chili) sur la nostalgie citadine. Cette mission s’inscrit dans le cadre d’un projet interdisciplinaire (sociologie, anthropologie, géographie) et comparatif (Chili, Mexique, Afrique du Sud), porté par Colin Clément et financé par le gouvernement chilien, qui s’intéresse au rôle de la nostalgie dans les villes néolibérales. Il s’agit ainsi de se demander en quoi la vitesse et la profondeur des changements urbains induits par la néolibéralisation génèrent de la nostalgie en ville, et quelles sont les traductions spatiales de cette nostalgie que peuvent ressentir les citadins vis-à-vis d’espaces qui n’existent plus ou qui ne leur sont plus accessibles.
Quelqu’un a dit « Faire de la géographie, c’est d’abord une façon de regarder le monde », êtes-vous d’accord avec cette définition ?
Par ses méthodes et notamment son rapport au terrain, la géographie est proche d’autres sciences humaines et sociales, à l’image de l’anthropologie ou de la sociologie. Elle s’en distingue toutefois par l’attention qu’elle porte aux espaces et aux rapports que les sociétés entretiennent avec ces derniers. En ce sens, la géographie peut en effet être appréhendée comme une manière de voir le monde. Pour moi, elle est également une façon d’être au monde, de s’y engager et d’être (é)mu par lui.