ERC Advanced Grant 2023 : trois chercheurs et une chercheuse de l’ENS-PSL lauréats de la prestigieuse bourse
Félicitations aux quatre scientifiques
Le 11 avril dernier, le Conseil européen de la recherche (ERC) publiait la liste des 255 lauréats de l’ERC Advanced Grant 2023. Cette bourse permet à des scientifiques, reconnus dans leur domaine aux niveaux national et international, de mener des projets novateurs à haut risque qui ouvrent de nouvelles voies dans leur discipline ou dans d’autres domaines.
Parmi eux, 4 chercheurs et chercheuses bénéficient du soutien de cette ERC : Emmanuel Dupoux, directeur d'études au Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique du département d'études cognitives de l'ENS, Gabriel Peyré, directeur de recherche au département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL, François Recanati et Isidora Stojanovic, respectivement chercheurs à l’Institut Jean Nicod, au département d'études cognitives de l'ENS.
Gabriel Peyré, Mathématicien
Directeur de recherche CNRS au département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL
« Les mathématiques constituent le langage naturel pour décrire une multitude de phénomènes, non seulement en physique, mais aussi de plus en plus en biologie. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans les mathématiques ?
Après une thèse en mathématiques appliquées au traitement d'images, j'ai intégré le CNRS en tant que chargé de recherche en mathématiques, avant d'évoluer vers un poste de directeur de recherche en informatique, tout en restant affecté dans un laboratoire de mathématiques.
Je suis particulièrement passionné par la recherche à l'interface entre les mathématiques et l'informatique. Les mathématiques me permettent de modéliser des problèmes complexes, et j'accorde une grande importance à l'implémentation pratique de ces modèles à travers le développement d'algorithmes efficaces et certifiés. Actuellement, je me consacre à des problématiques en génomique, pour lesquelles je développe des outils théoriques et numériques basés sur la théorie du transport optimal.
Vous avez obtenu une ERC Advanced Grant pour votre projet Wasserstein FLOW Learning for multi-Omics (WOLF). En quoi consiste-t-il exactement ?
Le profilage moléculaire à cellule unique offre la possibilité de cartographier le développement cellulaire avec un niveau de détail sans précédent. En réalisant des profilages successifs, il est possible de suivre de vastes ensembles de cellules évoluant dans le temps.
Le projet WOLF vise à développer de nouvelles méthodes dérivées de la théorie du transport optimal pour relier ces différents profilages, permettant ainsi de reconstruire des trajectoires cellulaires très précises. Ces trajectoires traitent les cellules comme des particules évoluant dans un « espace omique1 ». Ces résultats nous aideront à caractériser les voies moléculaires impliquées dans le développement et à mieux comprendre les mécanismes du cancer.
Que va vous permettre l’obtention de cette ERC Advanced Grant ?
Cette bourse ERC me permettra de mener des recherches risquées à l'interface entre les mathématiques appliquées et la génomique. L'objectif est de développer de nouveaux modèles mathématiques adaptés à l'analyse de données volumineuses. Ce projet comprend également un important volet de développement logiciel en open source, puisque ces méthodes seront intégrées à des bibliothèques de deep learning.
Un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche et plus précisément dans les mathématiques ?
Les mathématiques constituent le langage naturel pour décrire une multitude de phénomènes, non seulement en physique, mais aussi de plus en plus en biologie. Ce qui est remarquable, c'est que ces applications, comme en génomique, sont également une source inépuisable de questions mathématiques très profondes. Il en résulte un échange bidirectionnel extrêmement enrichissant. Par ailleurs, la possibilité de réaliser des expérimentations numériques joue un rôle crucial, tant pour développer des intuitions sur la théorie que pour concrétiser les progrès méthodologiques réalisés.
1. Les approches omiques associent des technologies de chimie analytique, de biochimie et de biologie moléculaire aux sciences des données afin de mieux comprendre le fonctionnement des systèmes biologiques. Les recherches conduites dans ce domaine couvrent l’ensemble des omiques (génomique, transcriptomique, protéomique et métabolomique) et permettent d’explorer dans sa globalité la complexité du vivant, des microorganismes à l’Homme. Source : paris-centre.cnrs.fr
François Recanati
Membre de l'Institut Jean Nicod, département d’études cognitives de l’ENS-PSL et professeur au Collège de France
« J’explore la façon dont nous nous représentons l’identité numérique des objets ou individus qui peuplent notre univers mental. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément en philosophie du langage ?
Mon parcours ? Il a commencé au siècle dernier, j’étais étudiant de philosophie dans les années soixante-dix, enrôlé dans une des sectes d’alors : j’étais lacanien ! J’ai radicalement changé d’orientation en découvrant la philosophie analytique, à laquelle j’ai consacré ma carrière de chercheur. Comme vous le savez peut-être, la philosophie du langage est au cœur de la philosophie analytique, la façon qu’ont les philosophes analytiques d’aborder les phénomènes logico-linguistiques les rapproche des linguistes, ce qui fait que j’ai rapidement été considéré, en France, comme un linguiste. Tout en continuant à me sentir fondamentalement philosophe, j’ai changé d’affiliation au CNRS, passant de la section Philosophie à la section Sciences du langage.
Vous avez obtenu l’ERC Advanced Grant pour votre projet Mental Files: New Foundations. En quoi consiste-t-il exactement ?
C’est mon deuxième ERC Advanced Grant. Le premier (Context, Content and Compositionality, 2009-2013) portait sur des questions d’ordre linguistique. Le nouveau projet relève des sciences cognitives. Il est né de la convergence de recherches variées en philosophie analytique, en linguistique, en psychologie de la perception, et en psychologie du développement. Il s’agit d’explorer la façon dont nous nous représentons l’identité numérique des objets ou individus qui peuplent notre univers mental. J’ai déjà consacré deux livres à ces questions, Mental Files et Mental Files in Flux, les deux chez Oxford University Press, mais le projet ERC va permettre de passer à la vitesse supérieure.
Que représente pour vous l’obtention de cette ERC et que va-t-elle vous permettre ?
Le programme articulé dans mes deux livres sur les dossiers mentaux a inspiré des recherches fécondes dans plusieurs disciplines, mais un débat de fond s’est ouvert concernant l’interprétation même de la notion de dossier mental. Beaucoup ont rejeté le « modèle indexical » proposé dans les deux livres en question, au nom de considérations ayant trait à la dynamique cognitive, un thème auquel mon cours du Collège de France sera d’ailleurs consacré l’année prochaine. L’ERC va, je l’espère, permettre d’arbitrer ce débat, voire de refonder la théorie des dossiers mentaux à travers l’élaboration d’un nouveau modèle.
Isidora Stojanovic
Directrice de recherche CNRS à l’Institut Jean Nicod, département d'études cognitives de l'ENS-PSL.
Isidora Stojanovic travaille à l'interface de la philosophie du langage, de la sémantique et de la pragmatique. Après l’obtention d’un doctorat en sciences cognitives à l’École polytechnique en 2002, puis un doctorat en philosophie à l’Université de Stanford en 2007, elle rejoint l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), titulaire d’une habilitation à diriger des recherches (HDR). Puis, de 2004 à 2015, Isidora Stojanovic est chargée de recherche à l’Institut Jean Nicod, à Paris. En parallèle, de 2012 à 2014, elle est également chercheuse à l’Université Pompeu Fabra, à Barcelone. Depuis 2015, elle est directrice de recherche CNRS à l’Institut Jean Nicod, au département d'études cognitives de l'ENS.
Les recherches actuelles d’Isidora Stojanovic visent à explorer la variété des mécanismes linguistiques qui sous-tendent le discours évaluatif. Une partie de ses travaux concerne la classification des adjectifs et vise à proposer une batterie de critères linguistiques qui distinguent la subjectivité de l'évaluativité.
Isidora Stojanovic étudie également la façon dont la valence - c'est-à -dire la puissance d'attraction ou de répulsion qu'un individu éprouve à l'égard d'un objet ou d'une situation - des jugements évaluatifs peut dépendre du contexte. La chercheuse explore aussi la sémantique et la pragmatique de la signification expressive, comme lorsque nous utilisons des péjoratifs. Source
Une ERC Advanced Grant pour mieux comprendre les asymétries linguistiques : pourquoi exprimons-nous les aspects négatifs plus souvent que les aspects positifs et comment le faisons-nous ?
Récemment, Isidora Stojanovic a obtenu une ERC Advanced Grant pour son projet Valence asymmetries: the positive, the negative, the good and the bad in language, mind and morality.
Celui-ci analysera ce que l'on appelle les asymétries du langage, de la pensée et de la moralité, qui expliquent, par exemple, pourquoi nous avons tendance à blâmer les autres pour les dommages causés par leurs actions plutôt qu'à les féliciter pour les avantages qu'ils apportent.
Son projet de recherche vise à examiner le rôle fondamental des asymétries de valence, au-delà des émotions, pour étudier comment elles affectent les jugements de valeur et le langage pour les exprimer. Il a pour objectif de démontrer que ces asymétries ne sont pas nécessairement irrationnelles et qu'elles sont le résultat d'un élément clé de notre architecture cognitive et linguistique. Source
Emmanuel Dupoux
Directeur des études à l'EHESS et directeur de l'équipe Cognitive Machine Learning au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, département d’études cognitives de l’ENS-PSL
Ancien normalien, Emmanuel Dupoux a effectué sa thèse en psychologie cognitive à l’EHESS. Il poursuit ensuite avec un post-doctorat à l’Université d’Arizona, à Tucson, aux États–Unis jusqu’en 1990. De retour en France, il devient ingénieur-chercheur France Télécom et chargé de recherche au CNRS pendant 6 ans. Puis, il intègre l’EHESS en tant que maître de conférence jusqu’en 2001, avant de devenir directeur des études, poste qu’il occupe toujours aujourd’hui. Emmanuel Dupoux est également directeur de l'équipe Cognitive Machine Learning au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique du département d’études cognitives de l’ENS-PSL.
La recherche d’Emmanuel Dupoux s'intéresse aux représentations et processus mentaux qui permettent au nouveau-né, partant d'un état non spécifique, de se spécialiser pour une langue et une culture particulières, en fonction de son environnement. Ces travaux sont menés à l'aide des techniques classiques de la psycholinguistique adulte auxquelles s'ajoutent l'étude du nouveau-né des représentations corticales du langage et des outils de modélisation issus de l'apprentissage machine. Source
Une ERC Advanced Grant pour percer les secrets de l’apprentissage des nourrissons
Comment les nourrissons parviennent-ils à apprendre aussi efficacement ? C’est ce qu’Emmanuel Dupoux et son équipe vont tenter de comprendre avec leur projet Why do infants learn language so fast? A reverse engineering approach (InfantSimulator), pour lequel le chercheur a récemment obtenu une ERC Advanced Grant 2023.
Pour cela, les scientifiques vont construire un simulateur de nourrisson qui traitera des données linguistiques réalistes et produira les résultats observés chez les enfants. Outre l'apprentissage statistique, Emmanuel Dupoux et son équipe supposent que les nourrissons bénéficient de trois mécanismes qui accélèrent leur apprentissage : le tractus vocal, la mémoire épisodique et les capacités d'apprentissage évoluées. La recherche d’Emmanuel Dupoux vise à mesurer l'efficacité de chacun de ces trois mécanismes et leur contribution à l'accélération de l'apprentissage chez les bébés. Source