Étudier les liens entre méthodes d’enseignement de la lecture et inégalités scolaires
Par Jérôme Deauvieau, sociologue
Les inégalités sociales de performances en lecture sont déjà très marquées à la fin de l’année de CP en France. Ce constat s’explique-t-il par les méthodes d’enseignement de la lecture mises en œuvre dans les classes ?
Une grande enquête statistique, réalisée dans le cadre d’une collaboration entre une équipe de recherche de l’ENS et la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’éducation nationale (DEPP), permet de répondre à cette question.
Jérôme Deauvieau, professeur de sociologie à l’École normale supérieure (ENS-PSL) et responsable scientifique de la recherche, expose ici les principaux résultats de cette enquête et revient sur ce qu’ils nous disent du fonctionnement du système éducatif français.
Étudier les liens entre méthodes d’enseignement de la lecture et inégalités scolaires
Par Jérôme Deauvieau
Cette enquête sur les effets des pratiques d’enseignement de la lecture en France s’inscrit dans un programme de recherche global qui vise à comprendre les mécanismes de construction des inégalités sociales dans les apprentissages scolaires. Les inégalités de performances en lecture et en mathématiques sont en France très marquées dès l’école primaire. Rendre compte au plan général de la fabrique des inégalités scolaires passe donc prioritairement par une compréhension fine de leur genèse dès les premières années de scolarisation. Plusieurs thèses, en cours de réalisation ou à venir, s’inscrivent dans cette perspective, du côté de l’étude des inégalités en lecture (Paul Gioia), en mathématiques (Raphaël Glaser, Syalie Liu), ou encore de la compréhension du rapport au savoir des professeurs des écoles (Olivier Soualah).
Une enquête statistique inédite
Il manquait en France une enquête statistique de grande envergure permettant de proposer une description de la variabilité des méthodes d’enseignement de la lecture actuellement en usage dans les classes et de mesurer leurs effets sur les apprentissages des élèves des différents milieux sociaux. La mise en place récente des évaluations nationales des performances des élèves rendait envisageable une telle entreprise. Et la création en 2018 du Conseil scientifique de l’éducation nationale, dont je suis membre, fournissait un cadre de travail très stimulant pour concrétiser ce projet. Avec mon doctorant Paul Gioia, qui finalise actuellement une thèse sur la genèse des inégalités sociales à l’entrée dans l’écrit, nous nous sommes donc lancés fin 2020 dans cette aventure scientifique.
L’enquête Formalect est basée sur deux éléments distincts. Tout d’abord un questionnaire envoyé à l’ensemble des professeurs des écoles ayant en charge une classe de CP dans 17 département français. L’enjeu décisif ici était d’élaborer des questions pertinentes qui permettaient de bien saisir les variations dans les pratiques d’enseignement de la lecture. Nous nous sommes pour cela appuyés sur les centaines d’heures d’observation en classe réalisées par Paul Gioia dans le cadre de sa thèse. La mobilisation de ce matériau qualitatif s’est révélée essentielle en amont de l’enquête quantitative pour la construction du questionnaire et en aval pour l’analyse des résultats statistiques obtenus.
Une fois les réponses des enseignants au questionnaire collectées, il s’est agi de les coupler aux évaluations de leurs élèves à l’entrée au CP, mi-CP et à l’entrée au CE1. L’opération s’est déroulée dans les locaux de la DEPP (Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance), avec l’aide des statisticiennes et statisticiens en charge de la gestion des évaluations nationales. Cela a nécessité un travail délicat et minutieux pour mener à bien cet appariement entre ces deux sources de données tout en garantissant l’anonymat des professeurs comme des élèves concernés.
Nous avons obtenu à l’issue de ces deux opérations une base de données statistique décrivant les pratiques de plus de 9000 enseignantes et enseignants au CP durant l’année 2020-2021 et les résultats aux évaluations nationales de leurs près de 140 000 élèves. La taille de cet échantillon est considérable : il représente près de 20 % de l’ensemble des enseignantes et enseignants au CP. Ces données statistiques massives permettent de proposer un panorama général des pratiques d’enseignements de la lecture en France tout en étudiant de manière fine les effets des méthodes d’enseignement de la lecture employées sur les résultats des élèves selon leurs caractéristiques sociales et scolaires.
Les catégories de méthodes d’enseignement
Les méthodes d’enseignement de la lecture pratiquées aujourd’hui en France se divisent en deux grandes catégories. La première correspond à l’emploi d’une méthode phonique synthétique stricte, souvent appelée en France « méthode syllabique ». L’enseignement de la lecture est centré dès le début de l’année sur l’apprentissage dit synthétique des correspondances entre les lettres et les sons (ce qu’on appelle le code des correspondances graphèmes-phonèmes*), autrement dit un enseignement progressif et ordonné des graphèmes* que les élèves apprennent à oraliser. Aucune mémorisation globale des mots ni activité de reconnaissance d’un mot par le contexte de la phrase ou un dessin ne sont proposées aux élèves. Les textes lus en classe sont toujours entièrement décodables par les élèves. Cette approche de l’enseignement de la lecture est à l’heure actuelle très minoritaire en France : nous l’estimons aujourd’hui à moins de 5 % des classes.
La seconde catégorie renvoie à la mise en œuvre d’une méthode phonique mixte. Les élèves découvrent de manière plus ou moins systématique le code des correspondances graphèmes-phonèmes*, tout en mémorisant globalement un certain nombre de mots et en en devinant d’autres par diverses stratégies d’inférence contextuelle ou sémantique. Les élèves doivent alors deviner ces mots ou groupes de mots à partir du contexte en utilisant divers indices. Ces derniers peuvent être imagés, comme par exemple des dessins isolés ou illustrant le texte dans son ensemble. Il peut également s’agir de mots décodables qui précèdent le mot inconnu à identifier. Par exemple, il est écrit : « je vais manger une pomme », et l’élève est invité à deviner « pomme » car il y a le verbe « manger » avant ou parce qu’un dessin représente un enfant mangeant une pomme.
Phonème : Le phonème est la plus petite unité de segmentation d’une chaîne sonore. Il en existe 36 en français. Le mot « art », par exemple, en compte deux : [a] et [ʁ]. Graphème : Un graphème est une lettre ou un ensemble de lettre transcrivant un phonème. Il en existe plus de 130 en français, si bien qu’un phonème peut en moyenne être représenté par environ quatre graphèmes. Le phonème [o], par exemple, peut être représenté par les cinq graphèmes suivants : « o » (« domino »), « ô » (hôtel), « au » (« hauteur »), « eau » (« chapeau »), et « a » (« football »). Code des correspondances graphèmes-phonèmes : les systèmes d’écriture alphabétique transcrivent et représentent le langage parlé au niveau de ses plus petits composants sonores, les phonèmes. Le code des correspondances graphèmes-phonèmes correspond à l’ensemble des associations graphèmes-phonèmes d’un système alphabétique donné. |
Les résultats des modèles statistiques indiquent sans ambiguïté que les élèves des classes à méthode synthétique stricte obtiennent en moyenne des scores plus élevés en vitesse de lecture (la fluence) et en compréhension de texte que les élèves des classes à méthode mixte. Cette différence d’efficacité entre les deux méthodes est repérable dès le mois de janvier en CP et toujours visible en septembre de l’année de CE1. Cette efficacité différentielle des méthodes d’enseignement de la lecture n’est pas uniforme : elle varie selon le niveau scolaire des élèves à l’entrée au CP et selon le contexte social des écoles.
Ainsi, plus le niveau scolaire des élèves est faible à l’entrée au CP, plus le différentiel d’efficacité entre les méthodes d’enseignement de la lecture est fort. La méthode synthétique stricte, plus efficace en moyenne pour tous les élèves, l’est donc plus encore pour ces élèves qui arrivent au CP avec des fragilités scolaires. Le lien entre efficacité des méthodes et indice de position sociale de l’école (IPS) suit la même logique. Plus l’IPS de l’école est faible, autrement dit plus l’école a un recrutement social populaire, plus l’écart d’efficacité en faveur de la méthode synthétique stricte est important.
Le différentiel d’efficacité entre méthodes d’enseignement de la lecture devient alors très important pour ces élèves scolarisés dans des écoles populaires et dont le niveau scolaire est fragile à l’entrée au CP. Si ces élèves apprennent avec une méthode phonique mixte en début d’année, ils liront en moyenne 12 mots par minute en janvier de l’année de CP, ce qui les place selon la DEPP dans le groupe des élèves dit « fragiles ». S’ils apprennent avec une méthode synthétique stricte, ils liront alors en moyenne 18 mots par minute, un niveau en vitesse de lecture satisfaisant à ce stade de l’année.
Or, la méthode phonique synthétique est à l’heure actuelle très rarement mise en œuvre dans les classes en France. L’école est porteuse d’exigences qu’elle ne donne pas par elle-même les moyens de satisfaire : telle est bien la clef de voute de la compréhension des inégalités sociales d’apprentissages en lecture. Énoncée au plan général par Pierre Bourdieu dès le milieu des années 1960, cette thèse trouve ici une illustration frappante. Une politique de lutte efficace contre les inégalités dans les premiers apprentissages scolaires doit donc avant tout être centrée sur une amélioration sensible de l’efficacité de l’action pédagogique. L’enjeu est décisif, en termes d’amélioration des résultats du système éducatif français, mais aussi de justice sociale : trop d’élèves, très souvent issus des milieux populaires, sont aujourd’hui en grande difficulté en lecture à l’issue de l’année de CP.
Quels prolongements ?
Nous allons continuer à travailler sur les données de l’enquête Formalect, notamment dans le cadre d’une collaboration avec Nina Guyon, enseignante-chercheuse au département d’économie de l’ENS et plusieurs collègues du CSEN (Conseil scientifique de l'éducation nationale). Nous cherchons par exemple à comprendre qui sont ces enseignants qui adoptent des pratiques minoritaires efficaces : est-ce d’abord un effet de certaines caractéristiques socio-démographiques ? Ou bien plutôt de certaines formations spécifiques ? Ces questions sont importantes pour la recherche, mais également en termes de définition des politiques publiques. Elles permettent en effet de réfléchir aux leviers pertinents susceptibles d’améliorer l’efficacité pédagogique des enseignants en matière d’apprentissage de la lecture.
Au plan plus général, les résultats de cette enquête soulignent l’intérêt d’une perspective de recherche qui vise à mieux comprendre les mécanismes de construction des inégalités sociales dans les apprentissages scolaires. Une telle approche implique, démarche peu usuelle en sciences sociales, de s’intéresser de près à la matérialité des pratiques enseignantes tout autant qu’aux enjeux cognitifs d’apprentissages. Elle gagne également à multiplier les échelles d’analyse, de l’observation fine en classe et dans les familles des pratiques d’enseignement et d’apprentissage jusqu’à la réalisation de grandes enquêtes statistiques appuyées sur les données de la statistique publique. La mise en place du programme IDEE, coordonné par Marc Gurgand, ouvre à cet égard des perspectives de recherche inédites. Nous espérons prochainement pouvoir ré-éditer le même type d’enquête pour mieux comprendre les effets des pratiques d’enseignement en mathématiques au CP, domaine où les inégalités sociales d’apprentissage sont également très précoces.
Il reste beaucoup à découvrir de ce qui se passe dans le secret de la classe, notamment dans l’enseignement primaire. L’éventail réel des pratiques enseignantes est de fait un champ largement ouvert à l’enquête sociologique. Une telle investigation gagne à interroger les effets des pratiques d’enseignement qui s’attachent à maintenir avec les publics populaires un fort niveau d’ambition intellectuelle. Donc à décrire et soumettre à l’épreuve empirique les potentialités démocratisantes de cette fameuse « pédagogie rationnelle » que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron appelaient de leurs vœux il y a maintenant plus d’un demi-siècle.