« Faire un pas de côté hors de notre espèce, se mettre en mouvement et en quête »
Entretien avec Anne Simon, responsable de PhilOfr–Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine
Ancienne élève de l’ENS (1989), spécialiste de lettres et de philosophie (XXe-XXIe siècles), directrice de recherche au CNRS et responsable de PhilOfr–Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (République des Savoirs), Anne Simon est l’une des initiatrices de la zoopoétique, des études littéraires attentives au vivant et à l’animalité, fondées sur un socle pluridisciplinaire.
Animée par une réflexion globale sur le vivant, la chercheuse nous raconte comme son parcours de recherches l’a conduit à se concentrer sur le thème de l’arche, « une forme en mouvement qui porte un collectif et ses valeurs ».
Depuis mars 2022, vous êtes la nouvelle responsable de PhilOfr - Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS. Que représentent pour vous ces nouvelles fonctions ?
Anne Simon : En tant que littéraire-philosophe (à moins que ce ne soit le contraire) qui aime me tenir sur les seuils et, comme Proust, trébucher entre deux espaces-temps ou douter de mes positionnements, il était très signifiant de faire partie de cette équipe à mon arrivée à la République des savoirs.
Le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine a été créé en 2002 par un collectif autour d’Alain Badiou et Yves Duroux, mais sa responsabilité en a été assurée depuis 2004 par Frédéric Worms qui lui a imprimé sa marque. Ce dernier souhaitait passer le relais du fait de ses nouvelles fonctions à la direction de l’ENS, et je suis très heureuse qu’il me l’ait confié, connaissant ma collaboration de longue date avec certains autres collègues statutaires, comme Perrine Simon-Nahum ou Dominique Combe, et Jean-Marc Mouillie travaillant par ailleurs selon des orientations – le corps et l’écologie du soin – qui croisent les miennes. Pour ces derniers, comme pour les membres en doctorat ou en association, ce passage de relais a été l’occasion de faire le point lors d’une première rencontre annuelle PhilOfr, autour notamment de la création d’un carnet de veille et de recherche, à laquelle ont activement participé les doctorants Yangjie Zhao, Anthony Dekhil et Yann Goupil. Voilà comment le CIEPFC (de façon légendaire difficilement prononçable !) est devenu PhilOfr, où l’on entend le « .fr » dynamique d’une philosophie en réseau et en relation, qui ne cesse d’agrandir le cercle des aires culturelles lui permettant de nourrir sa réflexion, mais aussi d’une pensée créative, en train de se faire, en lien avec ces savoirs et pratiques que sont les sciences, la politique et les arts.
Il est très important de relever que le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine est tourné de façon internationale vers une philosophie « française » envisagée non comme un bloc, mais comme une tradition de pensée plurielle et une incitation à l’étude. Comme le suggère Frédéric Worms, les questionnements vers lesquels nous sommes menés tiennent moins à une communauté de principes, parfois très opposés, qu’à une communauté de problèmes vitaux, réflexifs, artistiques et politiques. Cette philosophie n’est bien sûr pas « française » au sens d’une identité nationale, sauf à la penser dans le déséquilibre et l’interrogation ! Nous sommes très attentifs à la façon dont la philosophie française est enseignée dans les institutions étrangères, à ses revitalisations ou réorientations dans d’autres sphères culturelles, aux transferts induits par les traductions, tout comme par les bibliothèques en toutes langues des philosophes. En outre, de Bergson à Élisabeth de Fontenay, cette philosophie s’est souvent nourrie d’un dehors très intime, si je peux oser cet oxymore : la philosophie française débat – et se débat – aussi avec la littérature, et je pense à Beauvoir, à Bachelard, à Sartre qui ne cesse de « trafiquer » Proust… C’est pourquoi PhilOfr, en collaboration avec Littératures, Philosophie et Morale, est désormais engagé dans l’édition des œuvres complètes de Michel Serres, lui-même immense lecteur – Jean-Charles Darmon vient de publier un de ses inédits sur La Fontaine.
Pourquoi avoir orienté vos recherches sur la « zoopoétique » et pouvez-vous nous définir en quelques mots ce champ de recherche ?
Anne Simon : Mon interrogation première sur le sensible chez Proust m’a ensuite conduite à travailler sur l’organique et les représentations du corps interne en littérature, avec Hugues Marchal. À titre personnel, j’ai notamment exploré les ambivalences des expositions de cadavres plastinés, les enjeux de la revitalisation de l’haruspice antique en littérature ou les représentations de l’utérin chez les romancières des années 1990-2000. J’ai aussi développé cette approche d’un point de vue plus sociologique, avec Christine Détrez : dans À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, nous nous sommes interrogées sur les avancées ou au contraire les reconductions des normes chez les romancières des années 1990, et dans les best-sellers scientifiques grand public.
Corps humains, corps animaux… La zoopoétique, que j’ai initié au tournant des années 2000, m’occupe de plus en plus. Ce sont des études littéraires attentives au vivant et à l’animalité, fondées sur un socle pluridisciplinaire allant de l’histoire à l’éthologie, en passant par le droit, la biologie, la mythologie, l’éthique et bien sûr la philosophie – pour ne citer que quelques disciplines. Ce dialogue permet aux études de lettres de prendre l’air, en cernant ce qui ailleurs que dans leur champ fait débat ou verrou, mais aussi d’alimenter une réflexion globale sur le vivant qui prenne en compte la création, l’art et l’imaginaire comme puissances de complexité, de contestation ou de désir – et non simplement comme des médiums « représentant » le monde. La zoopoétique consiste à étudier l’animalité tout comme les entrelacs des éléments et des vivants au sein des motifs, des lexiques et des styles (j’y tiens, car une syntaxe en dit parfois plus long qu’un vocabulaire) des écrivains et écrivaines. Mais il y a plus. Poïein en grec, qu’on entend dans « poétique », renvoie à un faire diversifié : les œuvres montrent que les animaux mêmes, par leurs mouvements, leurs allures, leurs parures, leurs traces, leurs modes d’être intenses ou au contraire absentés, inscrivent leur vie à même le monde, et par là nous la rendent lisible. Je pense aux œuvres d’Hermann Melville, de Maurice Genevoix ou de Jean-Christophe Bailly, qui font de Moby Dick, du Cerf Rouge ou d’un chevreuil entraperçu dans les phares d’une voiture des « êtres de fuite » (c’est une expression qui caractérise Albertine chez Proust !) ; il y a aussi ces « idées-galops » de la chatte qui, chez Béatrix Beck, surimpriment sans reste désir et mise en mouvement, représentation et action. Si nous parvenons à entrevoir ces autres façons de faire et de sentir, c’est que nous sommes nous-mêmes traversés par l’animalité : nous sommes des primates, des mammifères (certes très particuliers), des êtres indissociablement biologiques et symboliques, qui métabolisent en outre d’autres vivants pour vivre – des infra-animaux minuscules et monstrueux aux grosses bêtes qui nous ressemblent et nous troublent tant… Nul besoin donc de « nous mettre à leur place » ou « dans leur tête » pour avoir accès à eux, l’écriture ou la parole littéraires nous permettant, par leur puissance de projection, d’empathie et d’invention, de changer de point de vue et d’opérer des déplacements – d’où mon intérêt pour l’anthropologie perspectiviste d’un Viveiros de Castro. Que cet accès à leur altérité se fasse de façon tangentielle et imparfaite n’est pas une tare, au contraire : qui a dit que la saisie sans reste est ce que la pensée ou la vie requièrent ? Faire un pas de côté hors de notre espèce, se mettre en mouvement et en quête, respirer autrement via une syntaxe inédite, bref, comme le philosophe ou l’animal selon Deleuze, se sentir « un être aux aguets », rejoint ce qui fonde l’animalité : le zôion (1) de la zoopoétique renvoie à l’animation, entendue comme mouvement et souffle vitaux. Et qu’est-ce qu’une phrase ou une parole, qu’est-ce que le geste d’un acteur ou d’une actrice, sinon une animation indissociablement sensible et idéelle ?
Enfin, la zoopoétique me permet de relier le langage à la vie, et donc à la mort et à la temporalisation : ce pourquoi une interrogation sur l’histoire des mots, sur les étymologies, sur la longue durée, permet de dépasser certaines impasses contemporaines. La nature n’est pas ce qui est opposé à la culture, y compris dans notre contrées, peuplées de courants et de populations minoritaires mais actifs depuis des siècles : l’étymologie de « nature » – nascor en latin – la relie à ce qui naît. Elle reste pour moi une puissance d’engendrement et d’exaltation ; de même, la physis grecque renvoie, comme le disait si bien Paul Ricœur, au jaillissement et au dynamisme.
Pouvez-vous nous parler de votre recherche actuelle autour de la thématique de « l’arche » ?
Anne Simon : Les situations écologiques actuelles (formule que je préfère à celui de « crise », ponctuelle, dont le singulier écrase les abyssales différences selon les conditions sociales, culturelles et géographiques) me conduisent à explorer une forme et un objet très particuliers, qui est aussi avant tout un récit d’une antiquité époustouflante : l’arche des vivants bringuebalée sur les eaux du déluge, telle qu’elle se dévoile à nous dans le récit mésopotamien d’Utanapishti dans L’Épopée de Gilgamesh, dans l’épisode de Noé dans la Bible ou dans le mythe grec de Deucalion et Pyrrha. Ces récits sont d’une puissance inouïe, ils ont traversé des millénaires (avec un « trou » fantastique pour le récit d’Utanapishti, redécouvert en 1871 par le britannique George Smith !).
Mon propos est double. Il consiste à tenter de saisir ce dont il est question avec cette arche, une forme en mouvement qui porte un collectif et ses valeurs : « bateau » dans L’Épopée de Gilgamesh, c’est dans la Bible et ses innombrables commentaires une « caisse » précaire et fragile, un lieu d’épouvante et de survie pour des animaux et une famille dotée d’un patriarche qui n’a pas su sauver l’ensemble des vivants ; mais elle contient aussi… un livre de sagesse ! Vous le sentez, l’arche est un véritable OFNI : un Objet Flottant Non Identifiable, qui porte tantôt la vie tantôt la mort (notamment quand un navire esclavagiste s’appelle « L’arche de Noé (2) », c’est un espace-temps – et un lieu de langage – qui traverse les imaginaires, et qui doit être orienté vers son ouverture et ses possibles… Deuxième aspect de mon travail, je tente de cerner comment ces grands récits fondateurs sont remobilisés ou revitalisés dans la littérature et la philosophie des XXe-XXIe siècles, à l’heure de la Sixième Extinction de très nombreuses espèces, qui est en réalité une Éradication (les mots importent !). Je mets toujours en rapport cette catastrophe écologique avec une autre disparition, elle aussi provoquée par certains humains, celle de la diversité des langues parlées dans le monde, dont la moitié sont actuellement en danger, et 90% d’entre elles menacées de silence d’ici la fin du siècle (3). À l’heure de la disette des sons et des corps animaux comme humains, vous comprenez l’importance vitale des récits et poèmes issus de traditions orales, où je retrouve une abondance de vies et de voix dont je me sens la passeuse à la fois éblouie et terrifiée.
« L’arche » vous permet donc de relier zoopoétique, politique et éthique ?
Anne Simon : Jacques Derrida m’a offert le terme « zoopoétique » en l’employant à propos de Kafka dans un sens différent du mien, mais qui m’a merveilleusement nourrie. Surtout – pour revenir à cette diversité et cette altérité qui m’importent tant –, il critique la notion d’« Animal », ce terme trop englobant qui oppose toutes les bêtes à une seule espèce, l’Humain… Derrida dès lors « appelle Noé au secours pour n’oublier personne sur l’arche (4) » de la philosophie et de la politique. De son côté, Merleau-Ponty voit dans la Terre « la racine de notre histoire. De même que l’arche de Noé portait tout ce qui pouvait rester de vivant et de possible, de même la Terre peut être considérée comme porteuse de tout le possible (5) . »
Vous l’aurez compris, la zoopoétique est une zoopoéthique, qui tente de donner droit de cité aux autres vivants – plantes, minéraux et éléments compris, tant ils sont inséparables des animaux, au sein desquels j'inclus les humains. D’où toute une interrogation de ma part, dans Une bête entre les lignes, non seulement sur « le vif » – la vivacité – des bêtes mais aussi sur le fait que nous les mettons « à vif ». En témoignent les romans sur l’élevage industriel, un genre très important aujourd’hui, ou les récits montrant comment nous embarquons les animaux et leurs milieux dans nos guerres ou nos bétonnages – je vous renvoie à Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, à Un chien mort après lui de Jean Rolin ou à Freshkills de Lucie Taïeb. On comprend que Marguerite Duras tente, dans Écrire, d’opérer « un déplacement » de la littérature, pour rendre compte d’une mort réputée sans importance : celle d’une mouche… Albert Cohen déjà le faisait pour le moustique, en forme de question métaphysique ! Avec l’arche, vous le voyez, je tente de mettre en relation l’histoire – qui est un récit donnant forme et durée au collectif –, les histoires – ces narrations, ces pièces ou ces poèmes porteurs d’ambivalence, qui touchent à ce qu’il y a de plus archaïque en nous –, et l’éthique. C’était une des pistes développées dans le séminaire Approches poétiques, pratiques et politiques de l’arche et de la catastrophe, mené avec deux ATER en doctorat, Marine Fauché et Anthony Dekhil, au sein du Centre de formation sur l’environnement et la société. Le CERES a en effet pour mission de proposer des enseignements pluridisciplinaires sur l’écologie, et accorde une place très importante aux apports de la recherche sur les imaginaires : nous allons donc y développer un axe en humanités écologiques, en concertation étroit avec l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, qui rendra visibles et accessibles toutes les activités qui sont développées en ce sens au sein de l’ENS-PSL, et bien sûr organiser de nombreux événements.
L’éthique littéraire mobilisée par l’arche ne doit pas être confondue avec le moralisme mièvre des œuvres à message univoque (que je distingue de la littérature engagée, qui va toujours au-delà de son propos quand elle est réussie, et qui porte son propos précisément parce qu’elle va au-delà de lui) : elle est exigeante, et assume l’imperfection à laquelle nous mène la complexité du réel. Si Bambi doit devenir un totem, alors qu’il le soit à partir du roman de Felix Salten, violemment poétique, sanglant, et discrètement politique (6), ou à partir de L’Almanach d’un Comté des sables d’Aldo Leopold, qui montre qu’une montagne meurt si les cerfs prolifèrent, du fait de l’éradication de leurs prédateurs naturels. C’est pour mener une réflexion sur la complexité de ces situations et examiner comment la littérature s’en empare que PhilOfr et Littérature, Philosophie et Morale monteront un atelier sur les bestiaires. Avec notamment Déborah Lévy-Bertherat, nous étudierons pour commencer la figure du loup. Je travaille en effet sur ce sujet avec la Cie Shanju et l’éthologue-biologiste Jean-Marc Landry, autour d’une pièce de théâtre qui s’appuie sur un terrain (pistage et affuts, dialogues avec les éleveurs et éleveuses, avec les activistes…) dans le Marchairuz, en Suisse. En zoopoétique, rien de plus exaltant que le lien entre la recherche de terrain et la recherche-création ! J’accompagne aussi la Cie du Singe debout depuis plusieurs années, avec notamment une « conférence dérapante » grand public de la zoopoétique, sur des scènes diversifiées, comme le théâtre de la Reine Blanche à Paris.
Vos recherches ont débuté par Proust, comment expliquez-vous ce cheminement de recherches vers les études animales littéraires ?
Anne Simon : J’ai effectivement travaillé pour commencer sur les relations entre philosophie et littérature à partir du cas de Proust, pour montrer que la philosophie dans son œuvre était une philosophie narrative, indissociable de l’ancrage dans un corps situé, politique et sensible. Le narrateur va jusqu’à nous mener dans les méandres de son sommeil, pour nous donner accès à « la profondeur devenue translucide [de ses] viscères mystérieusement éclairés (7)». J’ai aussi étudié avec passion les « trafics » entre littérature et pensée, à partir des appropriations ou des tentatives (ratées !) de détachement de nombreux penseurs fascinés par Proust, qu’il s’agisse de Ricœur, de Foucault, ou de bien d’autres (8). Il s’agissait aussi de montrer que des affects ou des rapports au monde comme la jalousie, les perspectives d’un paysage, la profondeur sensible, les vitesses, ou les femmes-atlas qui incarnent des vies possibles et une temporalité feuilletée, sont devenus grâce à lui des concepts philosophiques, chez des penseurs comme Merleau-Ponty, Sartre ou Deleuze.
En réalité, les deux recherches se sont entrecroisées, et je n’ai jamais quitté Proust, dans la mesure où il conjoint des aspects extrêmement divers de la zoopoétique. Son œuvre peut être assimilée à une ménagerie, un jardin d’acclimatation, une volière ou un aquarium – sans compter une allusion férocement critique et satirique aux « expositions ethnographiques » de son époque, ces « zoos humains » de triste mémoire. Dans la lignée de Balzac, mais de façon beaucoup plus caustique, il se présente ainsi comme un « botaniste moral » et un « amateur d’ichtyologie humaine », qui se demande si l’aquarium social ne va pas exploser, dans lequel « une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld (9) » ! Dès le début de la Recherche, le narrateur est lui-même la proie de métamorphoses animales, qui le font remonter dans une proto-temporalité antérieure à l’apparition même de l’espèce humaine – c’est ce que font aussi l’hérédité, l’ivresse, la jouissance, la vieillesse ou l’agonie… Proust est devenu une icône nationale, qu’on a tendance à béatifier : c’est le plus grand mal qu’on puisse lui faire, et c’est pourquoi, avec Yangjie Zhao, nous avons monté une journée d’étude sur Proust et le (mauvais) genre, un très vieux terme français qui est loin de se résumer au gender anglo-saxon. Proust est un immense auteur politique, et cela intéresse aussi la zoopoétique. En effet, si l’humain ressemble à un « homme-oiseau » ou un « homme-insecte », en revanche Proust ne s’intéresse pas, comme le font Colette ou Pergaud à la même époque, à ce que Dominique Lestel nomme « les communautés hybrides humain-animal (10) ». Complètement amoral sur le sujet, voire sadique dans le réel (avec les rats, toute une histoire (11) !), il ne fait jamais frotti-frotta avec l’animal, et anthropomorphise très rarement les nombreuses bêtes qui traversent son œuvre, leur laissant une souveraine altérité. Je ne cherche moi-même jamais dans les capacités des bêtes du proto-humain, ce qui reviendrait à prendre ce dernier comme étalon de mesure. La démarche distancée de Proust est donc aussi intéressante pour la zoopoétique que la complicité, la quête ou la confrontation humanimales.
Quels conseils donneriez-vous à celui ou celle qui souhaite se diriger vers la recherche et l’enseignement, en particulier en littérature ?
Anne Simon : La première question à se poser, et je vais parler comme dans les années 70, c’est celle de son désir et de son intuition : ce sont des carburants d’une force phénoménale, qui permettent de contrer de très nombreux obstacles, et de s’engager souvent corps et âme sur plusieurs années.
Faire une thèse en études littéraires est extrêmement prenant : un sujet, y compris le plus « formel », touche souvent à notre inconscient le plus archaïque, à nos failles, voire influe sur nos vies en retardant certains projets, ou en les rendant d’une complexité difficile à vivre – c’est une femme qui a donné naissance à deux enfants pendant sa thèse qui vous parle ! Si vous savez à l’avance ce que vous voulez montrer, alors ne faites pas une thèse en études littéraires : seule la recherche et la rédaction, qui doit être inventive et amener des découvertes ou des redirections, vous permettront de valider votre intuition, qui va être ébranlée, en vous emmenant dans des zones grises…
Il faut bien sûr porter aussi, sans complexe, son attention aux moyens financiers qui permettront de faire la thèse dans des conditions décentes, sur ce qu’on souhaite faire ensuite, et tenir compte des débouchés, bref du réel. Mais au plus profond, c’est l’intensité qui prime, la joie de découvrir – y compris sur des sujets historiquement et affectivement éprouvants. Et cette joie porte non pas sur des thèmes, mais sur le langage, ce langage que nous utilisons tous les jours, qui nous fait défaut ou nous violente, qui nous lie ou nous oppose, qui nous permet de « faire histoire », et qui nous vient du fond des temps, avec ses lettres en forme de serpent, de singe ou de taureau, en forme de maison, de porte ou de vagues, en forme d’œil, de bouche ou de main…
Sans ce langage-monde, pas de droit, pas de politique, pas de commun. Ce pourquoi, on gagnera à intégrer, quand c’est possible, l’enseignement « en extérieur » : par des terrains, mais aussi dans les jardins quand il y en a, même si c’est pratiquement bien moins simple que cela en a l’air ! Ce dehors, pour les étudiantes et étudiants, devrait aussi consister à s’interroger sur le type de séjours académiques qu’ils souhaitent privilégier. Je pense qu’il est crucial aujourd’hui de se tourner vers des destinations qui ne soient pas les plus « attendues » : les Relations Internationales de l’ENS proposent de très nombreux partenariats, y compris en lien avec le programme Suds.
C’est une grande responsabilité que de travailler sur et à partir de la littérature : le langage créatif, porté à son point de figuralité et de complexité le plus extrême, ouvre les mondes, pour le meilleur et pour le pire. C’est aussi une grande responsabilité de s’en faire le passeur ou la passeuse, par l’écriture, l’enseignement ou la diffusion de la recherche ; mais c’est une chance inouïe, qui rime avec démocratie.
Notes
(1) Voir Francis Wolff, « L’animal et le dieu : deux modèles pour l’homme. Remarques pouvant servir à comprendre l’invention de l’animal », in Gilbert Romeyer-Dherbey dir., L’Animal dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 1997, p. 157-180.
(2) Voir Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, « Anthropocène », 2019.
(3) Selon L’Atlas des langues en danger dans le monde (Christophe Moseley dir., Unesco).
(4) Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, éd. Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 2006 p. 57.
(5) Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, éd. Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1994, p. 111.
(6) Felix Salten, Bambi. L’histoire d’une vie dans les bois, traduit de l’allemand par Nicolas Waquet, préface de Maxime Rovere, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2016.
(7) Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », III, 1988, p. 157.
(8) Voir Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes, Paris, Hermann, 2016.
(9) À la recherche du temps perdu, II, éd. cit., p. 42.
(10) Dominique Lestel, L’Animal singulier, Paris, Seuil, 2004.
(11) Cf. mon chapitre sur « La ménagerie de Proust », dans La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Paris, Classiques Garnier, 2018.
« Un parcours à la fois classique et buissonnier »
Entrée à l’ENS en 1989 en candidate libre, Anne Simon prépare en même temps, à l’université Paris-Diderot, une Maîtrise (Master 1) sur Cyrano de Bergerac, « un philosophe du dix-septième siècle exaltant, guidée par Georges Benrekassa qui avait un don extraordinaire pour nous replonger dans le contexte idéologique des siècles passés. » Au début des années 1990, à l’époque de la première guerre du Golfe, Anne Simon travaille l’Agrégation de Lettres modernes en résidant à Alexandrie. Elle part l’année suivante dans le Sichuan, en Chine, pendant huit mois, avant de revenir en Égypte, cette fois à Port-Saïd. « Ce sont des expériences fondatrices : il n’y avait pas internet, d’où un sentiment plus fort d’extranéité, et elles m’ont à jamais donné le goût de connaître les autres cultures, les autres usages ; j’en ai retiré la certitude que les échanges fructueux passent par les amitiés nouées, mais aussi qu’on apprend beaucoup, et en ce cas souvent en tant que femme, de l’adversité. J’aime beaucoup ce terme ambivalent, que je tiens du philosophe Maurice Merleau-Ponty : l’adversité n’est ni frontale, ni totalement négative…»
Elle prépare ensuite son DEA (Master 2) sur le regard chez Proust, avec Julia Kristeva, puis, toujours sur le même auteur et le rapport au sensible, mais cette fois à la Sorbonne, elle s’engage dans une thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié, « un directeur qui était non seulement immensément érudit, mais aussi très drôle et caustique ».
Après avoir organisé, son tout premier colloque, avec Nicolas Castin, sur Merleau-Ponty et le littéraire, Anne Simon entre au CNRS, en 2001, grâce à un projet portant sur le corps, l’animalité et le sauvage en littérature. Durant dix ans, elle travaille au sein de l’unité Thalim, puis au sein du Centre de recherches sur les arts et le langage, à l’EHESS, unité à laquelle elle reste associée.
Depuis octobre 2021, la chercheuse est affectée à la République des savoirs à l’ENS, « une unité de recherche pluridisciplinaire et transséculaire qui pour ces raisons mêmes était pour moi très attractive, et pas seulement pour les croisements qu’elle opère entre littérature et philosophie.»
Ses principales publications
- Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021
- La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Paris, Classiques Garnier, 2018
- Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes, Paris, Hermann, 2016
- avec Christine Détrez, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Seuil, 2006
- Proust ou le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans À la recherche du temps perdu, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; 3e rééd., Honoré Champion, 2018.
- avec Yangjie Zhao, Proust et le (mauvais) genre, journée d’étude ENS-ED 540, podcast en préparation.
- avec Davide Vago, Marisa Verna et Ilaria Vidotto, Proust politique. De l’Europe du Goncourt 1919 à l’Europe de 2019, Quaderni Proustiani, 2020
- avec Gisèle Sapiro et Vered Karti Shemtov, « Visions of the future », Dibur Literary Journal, Stanford University, 2018
- avec Julien Roumette et Alain Schaffner, Romain Gary, une voix dans le siècle, Paris, Honoré Champion, 2018.