Hommage à Jacques Bouveresse (L 1961)
Par Christiane Chauviré (L 1965)
« Une voix insolite, un parler-vrai en philosophie qui avait la saveur de l’authenticité. »
Jacques Bouveresse était une figure incontournable du monde de la philosophie. Auteur de l'ouvrage culte Le Mythe de l’intériorité, influencé par Frege, Wittgenstein, et Musil, Jacques Bouveresse défend une position rationaliste, œuvrant pour une éthique de l’écriture et une certaine modestie intellectuelle. Le philosophe s'est éteint le 9 mai 2021.
Christiane Chauviré (L 1965), philosophe et ancienne élève de Jacques Bouveresse à l'ENS, rend hommage à ce penseur d'exception et à celui qui l'aura inspirée tout au long de sa carrière.
Jacques Bouveresse © Louis Monier / Bridgeman Images
Mince et jeune, il couvrait le tableau noir de noms et de formules logiques, d’une écriture méticuleuse, remarquable, calligraphique. C’était le cacique de l’agrégation de philosophie de l’année d’avant. Nous avions 20 ans, nous allions devenir, deux ans après, la « génération 68 », nous suivions les cours de Jacques Bouveresse, ancien élève de l’ENS, qui nous initiait à la philosophie analytique et à la logique, toutes choses nouvelles pour nous, et passionnantes (1). Ses propos nous paraissaient exotiques par rapport à ceux de nos maîtres de cette époque Derrida, Deleuze, Althusser et Foucault. Ce que nous ne savions pas, c’est qu’il allait devenir dans les années 2000 le philosophe français le plus important, auteur d’une œuvre majeure. Quel a été le parcours original de ce philosophe qui préférait nous parler de Frege, Wittgenstein, et Musil plutôt que de la triade vedette de cette période, Marx, Nietzsche et Freud ? Comme Julien Sorel dans Le Rouge et le noir, Bouveresse venait du Séminaire de Besançon.
Dans le concert bien orchestré de la philosophie ambiante, Bouveresse fit entendre, dès le milieu des années 1960, une voix insolite, un parler-vrai en philosophie qui avait la saveur de l’authenticité. Déjà, il faisait exception, se demandant, après Russell, si le roi d’Angleterre savait que Walter Scott était l’auteur de Waverley, ou même savait que Scott était Scott, et cela nous changeait des espaces infinis de Pascal, du ciel étoilé de Kant, ou du rire de Bergson. Nous apprenions que notre tradition philosophique européenne était dite continentale, comme le breakfast servi chez nous. Après son cours, où l’assistance était essentiellement féminine, il nous emmenait boire un verre au café sans cesser de discuter avec nous pendant des heures. Ses manières étaient simples et il avait un certain humour. Un ami me disait que dans Bouveresse il y avait un tiers de Renan, un tiers de Benda et un tiers de Nizan.
Devenu professeur à la Sorbonne, et doté d’un rude bon sens franc-comtois, Bouveresse ne s’en laisse pas conter par les modes structuralistes, puis postmodernes. Son système de référence est « très peu français » : il va le chercher, non seulement chez les Anglo-Américains comme Russell et Quine, ou en Autriche, avec Wittgenstein, le Cercle de Vienne (dont les chefs de file, Schlick et Carnap, sont allemands), Kraus et Musil. Après avoir achevé Le Mythe de l’intériorité, ouvrage culte qui introduit en France Wittgenstein, lequel restera sa référence constante, il se laisse tenter par la polémique contre la philosophie continentale de cette époque, puis contre les impostures intellectuelles, déployant une éthique de l’écriture qui, un peu austère, évite toute emphase et toute rhétorique. Message intransigeant, délivré dans une prose sans narcissisme.
Il excelle alors à tirer de Musil, sous la forme romanesque, une philosophie profonde et cohérente, et qui partage quelques airs de famille avec Wittgenstein. Ainsi qu’à trouver chez Kraus quelques invectives contre la presse de guerre qui s’appliqueraient de nos jours aux médias journalistiques et télévisuels. La théorie des probabilités que Bouveresse extrait de Musil impressionne certains spécialistes de cette science qui ne s’attendaient pas à trouver cela chez l’auteur d’Un homme sans qualités ! En général, d’ailleurs, Bouveresse lit et explique les livres que personne ne lit dans l’intellocratie parisienne pendant les années1970-1980.Ces livres incarnent une façon de philosopher radicalement autre, sans jargon ni pathos, exigeante avant tout sur le chapitre de la clarté. Il est maître dans l’ordre de pousser jusqu’au bout l’exactitude dans l’analyse des concepts.
Devenu professeur au Collège de France, il persiste à enseigner ses auteurs autrichiens favoris, Brentano et Boltzmann, ou bien des scientifiques comme Hertz, à qui Wittgenstein doit beaucoup dans le Tractatus logico-philosophicus. Il me reste en mémoire un cours sur « Le vert phénoménal chez Brentano », extrêmement technique. Président de la Société Cavaillès, il s’attache à perpétuer la mémoire de ce grand résistant fusillé, qui avait d’abord été normalien et caïman spécialiste de philosophie des sciences et de logique.
Ses dernières années le voient se consacrer de plus en plus à la littérature et à une trilogie sur Wittgenstein et la musique. Il a en route plusieurs ouvrages qui restent inachevés car il s’éteint le 9 mai 2021.
Christiane Chauviré
Ancienne élève de l’ENS (Sèvres) - L, Promotion 1965
Professeur Emérite à Paris 1 (Philosophie)
Ancienne élève de Jacques Bouveresse
(1) Voir le numéro de Critique sur Jacques Bouveresse, « Parcours d’un combattant » et dans celui-ci l’article d’Anne Lewis-Loubignac, « La première classe » (n° 567-568, 1994)
À propos de Jacques BouveresseInfluencé par Ludwig Wittgenstein, le cercle de Vienne et la philosophie analytique, Jacques Bouveresse défend une position rationaliste dont le prolongement éthique est la modestie intellectuelle. C’est dans cet esprit que Bouveresse a étudié les œuvres de Wittgenstein, Robert Musil et Karl Kraus. Ses domaines d’étude comprennent la philosophie de la connaissance, des sciences, des mathématiques, de la logique et du langage, et la philosophie de la culture. Jacques Bouveresse entre en 1961 à l'École normale supérieure. En 1965, il est reçu premier à l'agrégation de philosophie. Il devient rapidement un spécialiste du positivisme logique et se voit confier le chapitre correspondant dans l'Histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet, dont il est un des plus jeunes contributeurs. Dès ses premiers travaux, il construit son chemin intellectuel en marge des grandes modes philosophiques, s'inscrivant ainsi dans la lignée de la philosophie des sciences de Jean Cavaillès, Georges Canguilhem ou Jean-Toussaint Desanti. En 1989, Jacques Bouveresse préside avec Jacques Derrida la Commission de Philosophie et d'Épistémologie destinée à faire un état des lieux de l'enseignement de ces matières. Élu en 1995 au Collège de France, il intitule sa chaire « Philosophie du langage et de la connaissance». Il restera ensuite professeur honoraire de cette institution de 2010 à son décès.
Carrière
Quelques livres de Jacques Bouveresse
À propos de Christiane ChauviréChristiane Chauviré intègre en 1965 l'École normale supérieure de jeunes filles où elle suit les cours de Claude Imbert et de Jules Vuillemin et, à l'ENS Ulm, les cours de Jacques Bouveresse. Après avoir obtenu l'agrégation de philosophie, elle soutient à l'université Paris I une thèse de troisième cycle sur Il Saggiatore de Galilée (1975), puis une thèse d'État sur Charles Sanders Peirce (1988), et enfin se spécialise en études wittgensteiniennes.
Après avoir enseigné aux universités de Franche-Comté et de Nantes, elle rejoint en 1995 à l'université Paris I, où elle anime avec Sandra Laugier le séminaire « Mental et Social » pendant quinze ans, poursuivi à partir de 2010 par un séminaire avec Sandra Laugier, Bruno Ambroise et Pierre Fasula sur des thèmes qui se rattachent à Wittgenstein. Elle est la créatrice d'EXeCo (aujourd'hui composante de l'UMR "Institut de recherches juridique et philosophique de la Sorbonne") et fondé la composante « philosophie contemporaine » du Master de philosophie de Paris I. Christiane Chauviré défend une philosophie de l'esprit et du langage d'inspiration wittgensteinienne. Elle travaille par ailleurs à partir de 2011 sur l'ancrage pragmatiste de la seconde philosophie de Wittgenstein. Elle a collaboré à la revue Critique pendant quarante ans.
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