Agrégée de lettres classiques et doctorante à l'université de Bordeaux, elle assura un enseignement de latin dans le cadre de son monitorat au département des sciences de l'Antiquité, entre 2016 et 2019. En plus de ses études en lettres classiques, de sa pratique régulière du piano, Claire Guillot participait à l'excellence athlétique. Licenciée de la Fédération française d’athlétisme (FFA) et de la Fédération Française Handisport non-voyante, la jeune femme était aussi titulaire du record de France de saut en longueur à la chaux et du lancer de poids.
Hommages à Claire Guillot (A/L, 2011)
Entre cécité et lumière
Claire Guillot a été l'une des premières élèves non-voyantes à intégrer l'ENS, ouvrant la voie à de futurs étudiants et étudiantes, porteurs comme elle d'un handicap.
Beaucoup s'en souviennent, le journal Libération l'avait mise en une de sa célèbre dernière page, "Portraits".
Elle s'est éteinte le 13 novembre 2021, à l’âge de 30 ans. Ses camarades et ses professeurs lui rendent hommage et témoignent ici de ce qu'elle fut pour eux.
« La voilà donc normalienne : ce n’était que justice. »
Georges Barrère et Françoise FeugeasProfesseurs de latin et de lettres au Lycée Pothier d’Orléans
Claire Guillot est arrivée en septembre 2008 en Hypokhâgne au Lycée Pothier : c’était la première fois qu’on avait une étudiante aveugle. Bien décidés à tout faire pour l’accueillir de notre mieux, l’aider au maximum de nos possibilités, nous entrions, quoi qu’il en soit, en plein inconnu, un peu désarmés devant les difficultés matérielles et techniques qu’il allait falloir affronter : Claire et sa famille nous ont bien vite prouvé que nous allions surmonter tous les obstacles. Et il y en avait !! Comment faire pour qu’elle puisse consulter un dictionnaire de latin ou de grec dont il n’existe pas de version en braille ? Comment lui faire parvenir les exercices écrits et les textes pour que son ordinateur les retranscrive en braille ? Comment lui donner le temps nécessaire pour des exercices durant six heures ou huit heures ? Comment lui permettre de lire une carte ?
Autant sa première année de Khâgne, après une année d’hypokhâgne tout à fait encourageante, enthousiasmante, s’avéra plus éprouvante, autant Claire parvint, grâce à un labeur acharné, à impressionner ses professeurs. Elle se montrait particulièrement habile dans des textes complexes à mettre des termes éloignés les uns des autres en rapport, parvenant ainsi à des traductions complètes, précises et parfois bien supérieures à celles de ses condisciples voyants. Que dire de son caractère ? Dure avec elle-même, exigeante, entourée d’une petite garde rapprochée d’amis la conduisant jusqu’à la gare, jusqu’au réfectoire et à l’internat, elle ne manquait pas d’humour, capable d’auto-ironie et accordant une confiance pleine et entière à toutes celles et à tous ceux qu’elle en jugeait dignes. Beaucoup d’entre nous furent surpris d’apprendre qu’elle était également une athlète complète, où, là aussi, ses qualités individuelles lui permettaient de relever les défis.
Fûmes-nous surpris en juin 2011 de son succès au concours de l’ENS Ulm ? Nullement. Une fois l’admissibilité acquise, nous étions sûrs, pour l’avoir éprouvé nous-mêmes, que le jury serait impressionné par la qualité et la maîtrise de ses prestations. La voilà donc normalienne : ce n’était que justice. Sa joie ne fut pas inférieure à la nôtre.
Georges Barrère et Françoise Feugeas
Professeurs de latin et de lettres au Lycée Pothier d’Orléans
« Son calme, son énergie et son courage lui valaient le respect, l’admiration et l’affection de tous. »
Alain BillaultProfesseur émérite de langue et littérature grecques à Sorbonne Université
Lorsque Claire, qui commençait alors ses études en Master de Lettres Classiques à la Sorbonne, a pris contact avec moi, je suis venu la voir à l’École. C’était un bel après-midi et nous avons parlé ensemble dans le jardin. Elle m’est alors apparue telle que je l’ai toujours vue par la suite, simple, franche, directe, déterminée à mener à bien son Master et profondément sympathique.
Nous sommes tombés d’accord sans peine et elle a ensuite assisté régulièrement à mon séminaire du lundi après-midi où elle intervenait toujours à bon escient et sans jamais réclamer de conditions spéciales en raison de son handicap. Son calme, son énergie et son courage lui valaient le respect, l’admiration et l’affection de tous. Elle travaillait bien, avec méthode et régularité, comme la très bonne étudiante qu’elle était.
Lorsqu’elle a eu terminé son Master, elle est restée en contact avec moi. Elle m’écrivait pour me donner de ses nouvelles, je lui répondais en lui prodiguant des encouragements dont, en réalité, elle n’avait pas besoin pour poursuivre sa route, car son énergie et sa volonté de vivre étaient restées intactes. Cette fidélité me touchait et j’espérais que nous allions continuer encore longtemps à cheminer ensemble.
Claire est partie bien trop tôt et, comme ceux qui l’ont connue, j’en suis très triste. Mais dans cette tristesse, nous ne devons pas oublier que nous avons tous eu beaucoup de chance de connaître Claire, car elle était une belle personne.
Alain Billault
Professeur émérite de langue et littérature grecques à Sorbonne Université
« Claire avait une certaine religion de la discipline et la modestie de celle qui vingt fois sur le métier a remis son ouvrage. »
Julien BocholierATER à Sorbonne Université
J’ai rencontré Claire Guillot en septembre 2011, alors que nous commencions tous deux notre scolarité à l’ENS. À l’internat, nous étions presque voisins, et nous avons si souvent partagé la même table, en cours comme au pot, que mes souvenirs d’elle se confondent plus ou moins avec mes souvenirs de l’École, autant dire une période particulièrement heureuse de ma vie.
L’École, Claire lui était, je crois, très attachée. Sa cécité lui avait donné du Centre d’études anciennes une mémoire vraiment intime, et elle s’orientait parmi ces meubles et objets familiers comme dans une maison de famille. Auditrice d’à peu près tous les cours du département, elle finit par y enseigner elle-même pendant son monitorat, dans ce qui était pour moi son domaine privilégié, la traduction, qu’elle pratiquait avec un égal bonheur dans les deux langues et dans les deux sens.
Les goûts et les talents de Claire s’étendaient très au-delà des études classiques, car elle aimait le sport, la musique, les voyages, et sa conversation était à l’image de ces intérêts variés ; mais je me rappelle aussi combien l’helléniste était facile à reparaître quand l’occasion se présentait, comme lors de ce déjeuner prolongé où nous avions parlé avec enthousiasme des sens possibles de κατὰ γένος chez Éphore. Très généreuse dans l’échange des idées, Claire n’avait aucune peine à reconnaître les difficultés que lui posait tel ou tel passage : elle cherchait le plus possible l’exactitude, et la simplicité de son caractère la secondait dans cette voie.
Cette passion de la clarté ne se repose pas, comme le dit Maeterlinck, et était chez elle l’une des formes de l’amour de l’effort, qu’elle a manifesté jusque dans certaines des heures les plus pénibles de sa vie : à peine sortie de la table d’opération, alors qu’elle était encore dans sa chambre de l’hôpital Curie, je l’ai vue retourner courageusement à son latin et à son grec. Comme ces ballerines qui ne manquent jamais la barre du matin, Claire avait une certaine religion de la discipline et la modestie de celle qui vingt fois sur le métier a remis son ouvrage.
La même exigence se retrouvait dans l’attention qu’elle portait aux autres : extraordinairement soucieuse de ses amis, elle m’étonnait toujours par la multitude de petits faits qu’elle se rappelait au sujet de chacun et retraçait sans rien omettre. C’est à travers l’intérêt constant qu’elle prenait à la vie de ceux qui lui étaient chers, dont les malheurs et les joies ne laissaient pas de la toucher personnellement, que Claire me semblait le mieux dévoiler son cœur, que la pudeur rendait assez étranger aux épanchements.
Sa disparition prématurée, à seulement trente ans, me laisse bouleversé et plein de regrets ; mais je suis heureux de la sollicitude dont sa famille et ses amis ont, chacun à leur mesure, entouré ses derniers moments. La chaleur qui nous a rapprochés, soit au chevet de Claire soit parce que nos pensées étaient tournées vers elle, m’apparaît comme l’effet de sa grande amitié pour nous. Elle-même, je crois, n’aurait pas été modeste au point de mettre en doute cette correspondance entre l’arbre et ses fruits.
Julien Bocholier
ATER à Sorbonne Université
« […] Il n’était pas rare de voir percer le bouillonnement qui l’animait intérieurement. »
Baptiste Boulinguez-AmbroiseDoctorant à Sorbonne Université
L’année de mon entrée à l’ENS marquait pour Claire le début d’une nouvelle série d’épreuves qui l’ont obligée à s’absenter de l’École. J’ai donc d’abord appris à la connaître à travers l’affection soucieuse que ses amis lui portaient ; progressivement, j’ai fait miennes les prières qui chaque matin, pendant les Laudes, rendaient plus manifestes les liens personnels qu’elle savait entretenir avec ceux qui partageaient son quotidien.
Lorsque Claire est revenue, elle a repris sa place tout naturellement, avec une pudeur qui forçait mon admiration. On se souvient de la manière dont Claire pouvait entrer dans une classe, comme dans l’oratoire, sans mot dire et se faisant aussi discrète qu’il était possible avec son sac bien souvent plus lourd qu’elle : c’est qu’il s’y jouait sûrement pour elle un même rite sacré qui faisait sa passion mais pour lequel elle avait trop de respect pour se permettre de le troubler. Avec cette même discrétion, présente à nos côtés en toute circonstance, sans jamais faire défaut lorsque nous lui demandions conseil, Claire s’est liée d’une amitié sincère avec nombre de camarades et moi-même.
L’humilité manifestée par elle à de nombreux égards n’avait cependant rien de la fadeur de caractère. Derrière la mesure qu’elle s’imposait tant dans ses recherches que lors de ses explications et des discussions en classe, il n’était pas rare de voir percer le bouillonnement qui l’animait intérieurement. Mesurée, elle l’était en réalité autant que seule une quête passionnée de la justesse et du détail peut le permettre ; sa discipline, qu’elle se dictait à elle-même, était avant tout le résultat de la force impressionnante de sa volonté. Si elle pouvait se mettre en retrait lorsque, par modestie, elle estimait ne pouvoir intervenir avec pertinence, combien de fois ne l’avons-nous pas vue au contraire s’animer avec confiance et enthousiasme dans une conversation, manifester son impatience devant un argument de mauvaise foi – je l’entends encore nous réprimander en tapotant sur la table de sa main alors fébrile, ou encore prendre généreusement notre défense contre nous-mêmes et nous réconforter avec chaleur ?
À aucun moment, même lorsque le poids de son fardeau aurait tout justifié, Claire n’a manqué pour ses amis de cette compassion et cette sollicitude qui m’ont profondément marqué.
Baptiste Boulinguez-Ambroise
Doctorant à Sorbonne Université
« […] Les notes de sa voix unique, de son rire, et le bruit de sa fidèle canne dans les couloirs de l’École. »
Chloé Drappier-Sautereau, doctorante à Sorbonne Université et Diane Ruiz-Moiret, doctorante à l'Université Lumière Lyon II et à Sorbonne Université, ATER à l'Université de LilleNous avons rencontré Claire peu de temps après notre arrivée au Département des Sciences de l’Antiquité de l’ENS, lorsque nous avons commencé à l’aider dans ses travaux d’études et de recherche, d’abord pour la préparation de l’agrégation de lettres classiques, puis dans les premières années de sa thèse. Peu de textes en grec ancien sont accessibles sur un ordinateur braille : il fallait donc lire, transcrire, chercher dans le dictionnaire, expliquer ensemble, s’efforcer d’être une aide la plus fiable possible sans pour autant faire le travail à la place de Claire – un point sur lequel elle était toujours particulièrement vigilante !
Peu à peu, au fil des années, d’une relation professionnelle est née une belle amitié entre le « moussaillon » et ses « capitaines » comme elle aimait elle-même nous appeler. Au-delà des heures passées à travailler ensemble, nous l’aidions souvent pour certains déplacements de la vie quotidienne, et avons d’heureux souvenirs de repas pendant lesquels elle nous parlait avec enthousiasme d’Éphore, l’historien antique auquel elle consacrait sa thèse, de sa famille, qu’elle adorait, d’un concert auquel elle s’était rendue le week-end précédent, ou bien de l’actualité sportive, dont elle était toujours très au fait ! Dans chacune de ces conversations, on pouvait sentir son enthousiasme, son goût pour la recherche et le travail bien fait, ses grandes qualités d’écoute et sa mémoire exceptionnelle.
Nous restons admiratives de sa force de caractère et de sa volonté, qui ne l’ont jamais quittée, même dans les périodes les plus difficiles, sur lesquelles elle ne s’attardait d’ailleurs jamais. Claire n’oubliait rien de ce qui comptait pour nous, et a vécu tous les moments importants de nos vies à nos côtés, avec humour et bonne humeur. Nous gardons dans le cœur les notes de sa voix unique, de son rire, et le bruit de sa fidèle canne dans les couloirs de l’École. Nous sommes fières et reconnaissantes d’avoir croisé sa route.
Chloé Drappier-Sautereau, doctorante à Sorbonne Université et Diane Ruiz-Moiret, doctorante à l'Université Lumière Lyon II et à Sorbonne Université, ATER à l'Université de Lille.
« J’ai cent fois plus appris d’elle qu’elle n’a appris de moi »
Valérie FromentinProfesseur de langue et littérature grecques à l’Université Bordeaux Montaigne
C’est à Mathilde Mahé que je dois d’avoir connu Claire Guillot. Elle nous mit en relation en mars 2016 : Claire, alors élève de quatrième année à l’École, cherchait un sujet et un directeur de thèse. Comme elle souhaitait travailler sur un historien grec d’époque hellénistique, notre choix s’est assez rapidement porté sur Éphore de Cumes, disciple d’Isocrate et auteur d'une « histoire universelle » (la première du genre) et de plusieurs traités à sujet non-historique, dont il ne subsiste malheureusement que des fragments transmis par des citateurs postérieurs. La nature de ce corpus, hétérogène et éclatée, rendait son étude particulièrement difficile, mais l’accessibilité en ligne des Fragmente der griechischen Historiker et d’une grande partie de la bibliographie récente sur Éphore ont pesé en faveur de cet auteur. Le but final était la publication d’une traduction commentée dans la collection Fragments aux Belles Lettres. Je me souviendrai toujours du déjeuner qui nous réunit pour la première fois (Claire, ses parents et moi-même) dans une brasserie bordelaise et marqua le début d’une relation dans laquelle le travail – le sien, qu’elle voulait porter au plus haut niveau d’exigence, le nôtre, qui s’est construit progressivement – jouait le plus grand rôle, mais que l’affection mutuelle, toujours tue mais si souvent exprimée, irriguait en profondeur.
J’ose avouer, aujourd’hui, que je fus, au début, tétanisée par la responsabilité qui m’incombait, me sentant aussi démunie que maladroite. Mais les exceptionnelles qualités intellectuelles de Claire, sa passion pour la recherche, son énergie inépuisable, sa joie de vivre, sa gentillesse toute simple, ont vite balayé mes peurs, et transformé notre compagnonnage en une aventure extraordinaire. La dernière année, tellement assombrie par la maladie, Éphore offrait à Claire un peu de répit, lui faisant oublier les traitements, et j’admirais la force de sa volonté, l’immense pouvoir de son esprit : nous avancions pas à pas, à son rythme, mais elle n’a jamais renoncé et toujours, jusqu’à notre ultime conversation, elle fut ma petite Claire, brillante et infiniment courageuse. J’ai cent fois plus appris d’elle qu’elle n’a appris de moi : partager un peu de sa vie fut un bonheur et un honneur.
Valérie Fromentin
Professeur de langue et littérature grecques à l’Université Bordeaux Montaigne
« Mes échanges avec Claire […] m’ont amenée à réfléchir, de manière un temps presque obsessionnelle, sur les mécanismes de l’apprentissage, les conséquences de la cécité, sur la valorisation, dans notre société, de la vue et de l’image au détriment des autres sens. »
Mathilde SimonMaître de conférences de langue et littérature latines à l’École normale supérieure
Lorsque Claire est arrivée à l’École, à la rentrée 2011, précédée de la rumeur selon laquelle c’était la première fois, ou l’une des premières fois, qu’un candidat aveugle avait été reçu au concours, ce fut un grand bouleversement personnel. J’ai vu arriver au département une jeune fille extrêmement déterminée à mener une scolarité exemplaire, avide d’apprendre, heureuse de prendre son indépendance en installant sa chambre d’internat, attachée à la poursuite du sport et de la musique, qui occupaient une grande place dans sa vie. L’École n’était, en fait, pas vraiment préparée à l’accueil d’une élève non-voyante, et les efforts — en particulier, ceux de Daniel Petit et de Martine Bonaventure — pour que ses années de scolarité se passent dans les meilleures conditions ont dû être tenaces. Mais la volonté impressionnante de Claire, dans ce domaine comme dans le reste, a aussi permis que ce temps de formation se déroule de manière heureuse et profitable, pour elle, pour ses camarades, pour ses professeurs.
Malgré mes suggestions intéressées, Claire préférait le grec, mais avant même l’année d’agrégation, nous avons eu de nombreuses discussions, car sa curiosité était universelle, son appétit de dialogue flagrant. Mes échanges avec Claire, toujours marquants, m’ont amenée à réfléchir, de manière un temps presque obsessionnelle, sur les mécanismes de l’apprentissage, les conséquences de la cécité, sur la valorisation, dans notre société, de la vue et de l’image au détriment des autres sens. En 2014, la lecture du livre de Jérôme Garcin, Le voyant, consacré à Jacques Lusseyran, khâgneux aveugle premier de sa classe à Louis-le-Grand et, avant comme après guerre, révoqué au concours par le ministère en raison de son handicap, a pris une résonance particulière (un colloque consacré à Jacques Lusseyran a été récemment publié par les Éditions Rue d’Ulm).
Comme Jacques Lusseyran, Claire fait partie de ces êtres meurtris par de lourdes épreuves, mais qui, par leur intelligence, grâce aussi au sentiment d’urgence qu’ils éprouvent à donner le meilleur d’eux-mêmes, gravissent des montagnes et nous invitent à les gravir avec eux. L’année d’agrégation, qui a été celle d’une très lourde opération pour Claire à la veille des écrits, a été l’occasion de constater son courage inébranlable, presque surhumain, face à la souffrance, mais aussi, de la manière la plus évidente, sa prodigieuse mémoire, son attention aux textes et au fonctionnement des langues anciennes. Claire voulait tout comprendre et retenir, pointant la moindre obscurité d’un cours ; lorsqu’elle me rendait un thème latin, il était, par les nécessités de l’informatique, entouré de son chantier, qui montrait qu’elle avait recherché toutes les solutions possibles. Malgré les difficultés matérielles qui se sont ajoutées à ses ennuis de santé lors du passage de l’agrégation, ce fut un succès, partagé avec joie avec ses nombreux amis de l’École, nuée bienveillante qui l’attendait pour déjeuner, qui se relayait pour lui rendre la vie pratique plus simple, qui riait avec elle, dont l’humour ne se départait jamais d’une grande attention aux autres. Toujours partante pour les sorties, Claire avait participé à une visite que j’avais proposée de l’exposition « Beau comme l’antique », au château de Versailles ; un « défi ecphrastique », comme l’avait noté une camarade, que j’appréhendais un peu, mais qui s’est si bien passé qu’au retour, en voiture, Claire commentait les œuvres vues (le participe est d’elle) avec érudition, mais en nous faisant tous rire.
Vint ensuite le temps de l’après-École, que redoutait Claire, si attachée à sa vie de normalienne. Elle hésitait à préparer une thèse, préférant, elle qui mettait l’humain au centre de sa vie, enseigner à des lycéens, manquant aussi un peu de confiance dans ses grandes capacités de chercheuse ; finalement, elle se lança, sous la direction précise et bienveillante de Valérie Fromentin, dans une étude de l’historien Éphore de Cumes, dont nous n’avons que des fragments : Claire n’aimait pas la facilité, et si la publication en ligne des fragments permettait de mener à bien ce travail, elle a passé au crible tous les travaux relatifs à son auteur, cherché la traduction la plus fidèle. Il y a eu des moments de découragement, mais je lui rappelais que même sans son handicap, le coureur de fond qu’est le doctorant connaît des crises de thèse. Elle a toujours repris son travail, avec énergie. Les fruits de sa recherche seront utiles aux spécialistes de l’historiographie hellénistique.
Parallèlement à cette enquête, elle a exercé son monitorat en assurant plusieurs années de cours de latin à l’École, dans le département où elle s’était formée. Elle a pris cette tâche très au sérieux, tout en initiant ses ouailles aux charmes inattendus de la littérature latine, et Pascale Gallet, qui fut pendant tout ce temps son assistante, témoigne de l’atmosphère studieuse et légère qui caractérisait le cours de Claire.
L’année du confinement a été très difficile pour Claire, confrontée à un travail solitaire, privée des aides habituelles, puis, bientôt, atteinte par une rechute sévère de sa maladie. Elle a tenu bon, continuant à avancer sa thèse, achevant des dossiers entiers, soutenue encore plus qu’avant par sa famille, que nous avions connue en même temps qu’elle, en particulier le roc qu’était pour elle sa maman. L’an dernier, une fin terrible s’approchait, je ne voulais pas y croire, tant Claire avait montré de force devant les plus grandes difficultés ; même très affaiblie, en octobre, elle a réussi à nous remercier d’être venus la voir à l’hôpital.
Chère Claire, figure familière et aimée dont je reconnaissais le pas devant mon bureau, te rencontrer a été une de ces grâces que réserve le métier d’enseignant, et qui nous appellent définitivement à un autre regard sur le savoir et sur la vie ; tu nous as tous unis, professeurs, assistants, amis et élèves, dans le souvenir lumineux que tu as su nous laisser et qui va nous aider à accepter le grand chagrin de ton départ.
Mathilde Simon
Maître de conférences de langue et littérature latines à l’École normale supérieure