« Il faut aimer ce patrimoine ancien que l’on découvre, avec pour mission de le transmettre aux générations futures »

Entretien avec Alix Barbet, archéologue et spécialiste des peintures murales romaines à l'AOROC (ENS-PSL)

Créé le
22 octobre 2024
Alix Barbet, directrice de recherche honoraire au CNRS à l'AOROC (ENS-PSL) et responsable scientifique de la Base de données sur les décors antiques, est une spécialiste de renommée mondiale de la peinture murale d’époque romaine, appelée aussi « art de la fresque ».
Pendant ses 60 années de carrière, elle a sillonné le monde de la recherche, à la rescousse des peintures hellénistiques et romaines, en enseignant les techniques de prélèvement et de conservation à des archéologues de nombreux pays.
Rencontre avec une archéologue et historienne de l'art passionnée, qui a contribué à la connaissance de l’histoire du monde romain.
Alix Barbet
Alix Barbet par elle-même façon Alfred Hitchcock

Vous êtes archéologue et historienne de l'art, spécialiste des peintures de l'Antiquité, que vous étudiez tant du point de vue technique qu'artistique. Qu'est-ce que c'est que la peinture antique ?
 
Alix Barbet : La peinture murale antique a été utilisée par de très nombreux peuples, depuis l’antiquité, pour décorer les plafonds, les voûtes, les coupoles et les parois, afin également de les protéger et d’en donner le contexte. Les décors ne sont pas les mêmes à l’époque romaine pour les salles à manger, les chambres à coucher ou les pièces de service comme les cuisines ; il y a un vocabulaire, des thèmes qui évoluent au cours du temps, selon la mode. Du fait que les peintures murales ont été exécutées généralement à base de chaux, elles se sont bien mieux conservées au cours du temps et la découverte d’Herculanum et de Pompéi notamment, au XVIIIe siècle, a d’ailleurs déclenchée la mode néo-pompéienne. Il nous manque les tableaux peints sur bois, dont on n’a retrouvé que quelques traces. Les reconstitutions de peintures fragmentaires se sont développées, grâce à des fouilles où chaque élément est ramassé et traité. Les restitutions en 3D ont le mérite de donner des hypothèses intéressantes mais elles doivent faire figurer les vrais fragments pour que l’on puisse juger de la partie existante de la partie imaginée.   

Pourquoi avez-vous fait le choix de l'archéologie et de la peinture antique en particulier?

Alix Barbet : Adolescente, j’ai imité les peintres qui peignaient le Sacré-Cœur à Montmartre, où j’habitais, puis j’ai découvert la photographie et je voulais être photographe. Une amie de mes parents leur a conseillé de me faire faire l’École du Louvre, où j’ai passé le concours d’élève agréée pour devenir conservatrice de musée ; en même temps j’ai fait une licence d’art et d’archéologie à Paris, et suivi certains séminaires de l’école pratique des Hautes Études.

C’est au cours d’un stage de fouille, avec Jean-Jacques Hatt, au Pègue, que nous avons visité Glanum où j’ai découvert les premières peintures romaines de la Gaule. Celles-ci ont fait l’objet de ma thèse de l’École du Louvre, car j’ai pu dessiner et photographier sans problème toutes les peintures du site et proposer certaines restitutions, par comparaison avec celles d’Italie, étudiées lors des cours à l’Institut d’Art et d’Archéologie. Cette thèse est devenue le premier volume du projet de recueil des peintures murales de la Gaule, lorsque j’ai intégré l’équipe de Henri Stern, au CNRS, qui menait le recueil des mosaïques. Ensuite, les collègues de l’École française de Rome, ayant trouvé beaucoup de peintures murales en place et en fragments à Bolsena, m’ont demandé de les étudier et de les publier.

Vous avez œuvré sur presque tous les sites où l'on a découvert des peintures antiques. Vous avez publié 38 livres, dont des catalogues et des analyses les plus spécialisées, ainsi que des livres pour enfants (comme Pompéi, Rome, Stabies). Quelle est votre découverte/recherche la plus importante ?

Alix Barbet : Difficile de répondre tant il y a eu de découvertes passionnantes. Il est certain que cela a été quelque chose de découvrir les premières peintures de la villa près de Soissons, à Mercin-et-Vaux. C’est là, qu’avec mon équipe, nous avons élaboré une méthode pour ramasser le moindre fragment de peinture et remplir 750 caisses … qui ont permis de recomposer plus d’une dizaine de décors différents, en faisant appel à des méthodes utilisées par des restaurateurs de musées.

Il y a aussi la découverte des tombeaux de la nécropole de Qweilbeh, en Jordanie, dont la première visite s’est faite avec des bougies, car il n’y avait ni électricité ni lampes. L’ambiance était alors celle que devaient avoir ressenti les Romains de l’époque et que j’ai intensément éprouvée.

Je n’oublierai pas aussi ma première visite de la Villa des Mystères à Pompéi, alors encore sous la responsabilité du propriétaire du terrain.  Je pourrai également rappeler tous les sites où j’ai pu travailler, étant chef de projet pour la formation au métier du patrimoine culturel pour les pays de l’Est, (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Ukraine, Turquie...) et m’a permis de faire venir en France, en stage à Soissons, tant de jeunes archéologues et restaurateurs (grâce aux crédits du Conseil de l’Europe). C’est là où j’ai d’ailleurs pu créer, en 1977, un centre d’étude et de restauration qui est toujours actif aujourd’hui. Ces stagiaires sont devenus des collègues, reconstituant la koiné antique de l’empire romain.
Voyez, il m’est donc impossible de choisir ...

En 60 ans de carrière, vous avez vu les méthodes et les techniques changer ;  quel procédé est aujourd’hui utilisé pour récupérer une peinture antique ?

Alix Barbet : Il convient de suivre une formation préalable pour organiser un relevé sur place des plaques exhumées. Àl’aide d’un plastique transparent et d’un feutre indélébile à l’alcool, ce relevé s’accompagne toujours de photographies.
Il s’agit ensuite de savoir prélever chaque plaque et chaque fragment, en utilisant au besoin la méthode des restaurateurs. Par exemple, lorsque les peintures sont trop fragiles pour être prélevées à la main, on utilise la technique de l’encollage sur gaze. Il est important de veiller à bien tout ramasser et à ne pas éliminer les fragments jugés sans intérêt comme les fonds blancs, autrefois considérés comme des gravats sans intérêt !
Et lorsqu’on tombe sur un gisement de peintures, alors il faut faire appel aux spécialistes de cette discipline pour leur confier ce travail…
Par la suite, pour recomposer les peintures, il convient de pas séparer les jolis motifs des fonds unis, afin de restituer un décor où le fonds uni constitue l’essentiel pour relier les différents motifs entre eux.

Sur le terrain et comme en atelier, il est nécessaire de conserver les peintures, qu’elles soient en place ou en fragments, à l’abri des écarts de température et de la lumière du soleil.  On a vu des plaques recouvertes d’un rouge vermillon (le rouge cinabre, à base de sulfure de mercure) devenir noires à cause des UV…

En conclusion, il ne faut pas séparer le métier de restaurateur du métier d’archéologue, et c’est toujours ce que nous avons essayé d’enseigner aux nombreux stagiaires du Centre d’Étude des peintures murales, installé à Soissons, où ces deux métiers sont liés, ce qui n’est pas le cas dans de nombreux pays.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles qui seraient tentées par une carrière en archéologie ou en histoire de l'art ?

Alix Barbet : Souhaiter mener une carrière en archéologie pour une femme, comme pour un homme, c’est déjà aimer à la fois le travail manuel et le travail intellectuel. Ne pas s’enfermer dans une méthodologie connue, se remettre toujours en question dans les interprétations que l’on fait, en ayant des échanges avec les collègues sur certaines de nos hypothèses. Toutefois, ne pas se brider, ne pas avoir peur d’innover mais aussi accepter de se tromper et savoir mener ses activités en dépit de certaines difficultés matérielles ou spirituelles.

Faire aussi l’effort d’apprendre les langues de ses confrères pour bien saisir les publications que l’on sera amené à consulter dans les langues étrangères.  Bien entendu, le plus important est d’aimer ce patrimoine ancien que l’on découvre et dont on a la mission de le transmettre aux générations futures.

Une peinture romaine expliquée par Alix Barbet : La maison des Nymphes

Fig. 1 et 2 : Peinture de la maison des Nymphes à Nabeul (Tunisie), accompagnée de la fiche sur la base de données Décors antiques (NABE.00005).

 

« Voici une peinture sur un bassin d’une maison romaine à Nabeul, l’antique Neapolis, en Tunisie (avec une fiche sur la base de données Décors antiques (NABE.00005).

Sur les quatre faces d’un des bassins, qui offre des vues portuaires, sur l’une d’elles, est peinte une scène de chasse avec des cerfs tombant dans l’eau du haut d’une falaise. À gauche, des rochers se prolongent par un plateau qui tombe à pic sur l'eau.

Sur cette falaise, courent deux chasseurs armés d'une lance, derrière leurs deux chiens qui poursuivent une horde de cerfs fuyant vers la droite ; l'un d'entre eux galope, le deuxième est en train de sauter de la falaise, un troisième est déjà dans l'eau et nage vers la droite, vers une barque dont les occupants sont peu distincts.  Il y a un quatrième cerf, à en juger par le geste d'un pêcheur d'une autre barque qui tend une gaffe vers lui. Il s’agit là d’une scène tout à fait inhabituelle. En fait, il s’agit de l’arrivée d’Enée qui accoste sur le rivage de la future Carthage et qui part à la chasse en tuant sept cerfs, comme le raconte parfaitement Virgile dans ce passage de l’Énéide :

 

« Pendant ce temps, Énée escalade un rocher
D’où s’étend une vue immense sur la mer.
Il cherche à distinguer, ballottés par les vents,
Peut-être Anthée et les birèmes de Phrygie,
Capys, ou Caïcus en armes sur la poupe...
Aucun navire en vue. Errant sur le rivage,
Il aperçoit trois cerfs ; la harde tout entière,
Broutant dans les vallons, les suit en longue file.
Il fait halte ; il arrache à son fidèle Achate,
Qui s’en chargeait, son arc et ses flèches rapides ;
Et d’abord il abat les chefs, qui portaient haut
Leur tête aux bois rameux, puis poursuit de ses traits
Le reste du troupeau parmi les frondaisons,
Et ne s’arrête pas avant d’avoir, vainqueur,
Étendu sur le sol sept énormes cadavres,
En égalant le nombre à celui des vaisseaux ».

 

À noter qu’une inscription donne le nom de la maison « NYMPHARVM DOMVS », la maison des Nymphes, dont Jean-Pierre Darmon, celui qui l’a découverte, avait fait remarquer que c’est le terme employé par Énée lorsqu’il aborde justement le rivage de ce qui deviendra Carthage,  juste avant la chasse mémorable aux cerfs relatée par Virgile et illustrée par cette peinture (fig.1) dont le relevé graphique permet de restituer toute la scène (fig. 3). Nous n’en connaissons pas d’autre exemple. »

Fig. 3 : Relevé graphique de La maison des Nymphes à Nabeul (Tunisie) - bassin scène de chasse