« J’ai toujours essayé de défendre l’idée que les mathématiciens ont leur pierre à apporter à l’édifice d’appréhension du réel. »
Portrait du mathématicien Bertrand Maury, médaille d’argent 2022 du CNRS
Les travaux du chercheur Bertrand Maury, professeur au département mathématiques et applications de l’ENS-PSL et au laboratoire de mathématiques d’Orsay, portent sur les mouvements de particules, la modélisation des foules et du système respiratoire.
Des recherches, qui lui valent la Médaille d’argent 2022 du CNRS, et qui ont eu une importance décisive dans l’analyse et la compréhension de la propagation du COVID 19 en milieu scolaire.
Les mathématiques au service d’autres disciplines
Pour Bertrand Maury, les mathématiques se doivent aussi d’être au service d’autres disciplines, centrés sur la création d’outils et de concepts permettant de mieux appréhender certains aspects du « réel ».
Ainsi, depuis une dizaine d’années, il consacre l’essentiel de son énergie à la modélisation mathématique : aux développements et à l’analyse de modèles en lien avec les sciences sociales au sens large, en particulier sur la modélisation de mouvements de foules, plus récemment sur la propagation d’opinion dans les réseaux sociaux, et, pour évoquer un projet en cours, sur les interactions entre mathématiques et géographie. Le chercheur en témoigne : « la modélisation mathématique est un domaine très riche et passionnant pour un mathématicien, car la prise en compte de comportements réalistes conduit souvent à des problèmes théoriques ardus.»
Fort de cette inclination prononcée pour la construction de liens entre le monde qui nous entoure et les abstractions mathématiques, il n’a pas hésité à travailler activement sur la propagation du COVID 19. Sollicité par la plateforme du CNRS MODCOV19, qui lui a proposé d’étendre ses travaux sur les mouvements de personnes à la modélisation d’une épidémie en milieu scolaire ou universitaire, il y a travaillé avec un collègue Ingénieur de Recherche CNRS et un doctorant. « Nous nous sommes lancés rapidement dans la construction d’un outil logiciel permettant d’estimer, à partir des emplois du temps et des plans d’un établissement, les risques de contamination des différents personnels, l’idée étant bien sûr de concevoir des modalités de fonctionnement qui soient de nature à diminuer ce risque pour les personnes les plus exposées. » Cette démarche s’est alors effectuée selon un rythme peu usuel en recherche académique, sur la base d’échanges fournis et réguliers avec les différents acteurs du domaine (épidémiologistes, informaticiens, cadres de l’éducation nationale, enseignants, responsables d’établissement).
Soulignant tout de même qu’il ne serait pas raisonnable qu’un chercheur académique bascule entièrement dans ce type d’activité, il atteste qu’il s’agit « d’une aventure si passionnante que nous sommes prêts à la renouveler dans d’autres contextes. »
Faire le lien entre le monde qui nous entoure et les abstractions mathématiques
Au début de ses études, Bertrand Maury ne se rêvait pourtant pas mathématicien, mais « ayant vite compris que devenir cowboy allait être difficile, je me suis peu à peu recentré sur des projets plus en phase avec la réalité ». La découverte des mathématiques ne sera pas un long fleuve tranquille : « des propriétés considérées comme évidentes, comme la commutativité de la multiplication entre 2 entiers, m’avaient plongé dans un trouble dont j’ai mis longtemps à sortir » Ce n’est qu’après un parcours orienté vers le métier d’ingénieur - parcours qui lui donne le goût prononcé pour la remise en question de notions a priori simples, et la construction de liens entre le monde qui nous entoure et les abstractions mathématiques - qu’il adhère à l’idée « que l’on puisse être payé pour « produire » des mathématiques ».
Il débute sa carrière de chercheur par le développement de méthodes numériques pour la résolution de problèmes issus de la mécanique des fluides (écoulements de sang dans les veines, d’air dans les poumons, etc..). C’est peu à peu qu’il développe un goût prononcé pour la modélisation elle-même, « c’est-à-dire la démarche de mise en équations de phénomènes divers, leur étude théorique, et la confrontation de leurs propriétés au phénomène de départ.»
Le mathématicien reconnaît volontiers que cela peut sembler un peu à l’écart de l’activité mathématique traditionnelle, mais qu’il a « toujours essayé de défendre l’idée que les mathématiciens, par le regard particulier qu’ils portent sur le monde, et leur tendance irrépressible à élaborer des constructions abstraites, ont leur pierre à apporter à cet édifice d’appréhension du réel. Je suis par ailleurs convaincu que cette dynamique enrichit l’activité mathématique elle-même, conduisant à des problèmes que je qualifierais d’intrinsèquement intéressants, au-delà de leur vocation à résonner avec la réalité. »
Conscient que les mathématiques appliquées sont parfois cantonnées au développement d’outils numériques pour résoudre des équations de la physique, Bertrand Maury souhaite continuer par son activité de recherche et d'enseignement à promouvoir l’idée que les mathématiques sont « pourtant susceptibles d’enrichir notre vision du monde, d’autant plus profondément qu’elles sont pratiquées en irrigation mutuelle avec d’autres domaines, bien au-delà de l’univers des sciences dites dures.»
Sur le sujet actuel et épineux de l’enseignement des mathématiques, Bertrand Maury, bien qu’étant mathématicien appliqué, ne plaide pas pour une orientation « utilitariste » des enseignements, qui privilégierait la part des mathématiques directement applicable à la résolution de problèmes de la vie réelle. « Il me paraît au contraire essentiel de maintenir autant que possible un enseignement destiné à développer les capacités d’abstraction chez nos jeunes élèves. L’expérience des mathématiques modernes dans les années 70 a montré qu’une application brutale de ces principes pouvait conduire à un énorme gâchis et à des souffrances individuelles aigües et durables, du fait sans doute que certains élèves sont moins enclins que d’autres à effectuer cette plongée à froid dans l’abstrait. Faire pratiquer la démarche inductive de modélisation à partir de l’observation du monde extérieur, en identifiant les structures communes sous-jacentes à des réalités diverses, me paraît être la meilleure manière de développer le goût pour l’abstraction. Cette approche inductive suscite l’adhésion d’un grand nombre d’élèves dans un milieu privilégié comme l’ENS, mais je reconnais bien volontiers qu’il s’agit d’une démarche très difficile à mettre en place dans d’autres contextes. »
Enfin, aux personnes découragées par la rapidité des « forts en maths » à comprendre sans effort apparent les concepts les plus ardus et complexes, le mathématicien témoigne de la force et de l’intérêt d’une compréhension et d’une approche différentes : « Faisant moi-même partie des « lents », je me console en me disant qu’éprouver des difficultés à comprendre quelque chose au premier abord peut exprimer une tendance, je parlerais d’exigence interne, à appréhender les choses en profondeur, et que comprendre avec difficulté c’est aussi comprendre différemment. »