Le scandale Cambridge Analytica consterne tout un chacun… et personne à la fois. Tout comme le témoignage à la fois solennel et insolent de Mark Zuckerberg devant le Congrès des États-Unis rassure et inquiète en même temps. Nous sommes étrangement complaisants et ambivalents, égarés dans des labyrinthes juridique et technique qui permettent à ce cambriolage silencieux d’être non seulement légal mais aussi un parfait exemple du nouvel écosystème numérique.
Au-delà de notre crédulité et indignation
Dans un premier temps, il y a bien sûr le problème de la manipulation numérique des processus démocratiques. Cambridge Analytica se serait procuré des données de seconde main collectées sous une échappatoire librement mise à disposition par l’algorithme qui gouvernait à l’époque le fil d’actualité de Facebook. La découverte simultanément naïve et indignée de cette lacune a incité Facebook à prendre la décision unilatérale de la supprimer en 2014.
L’équipe de campagne de Trump aurait ensuite demandé à cette société de gérer des campagnes de publicité sur mesure et ciblées de manière scientifiquement précise enfin d’augmenter de manière exponentielle le soutien au candidat durant la dernière présidentielle en 2016.
Au-delà de notre indignation, se pose un problème plus profond.
Que Cambridge Analytica ait eu accès aux données personnelles d’environ 87 millions d’utilisateurs de Facebook nous renvoie à une réalité bien plus puissante quoique moins visible. Nous sommes indignés, incrédules : comment cette ingérence est-elle possible, sans que nous l’ayons même remarquée ?
Mes données personnelles ont-elles été volées ? Perdues ? Égarées ? Et en quoi consistent-elles précisément, ces données ? En quoi sont-elles personnelles ou en quoi sont-elles vraiment les miennes ? Qu’est que cela signifie de donner ses données personnelles ? A quoi cela sert de les protéger ? Mes données personnelles sont-elles « à moi », de la même manière que mon vélo est à moi ? Puis-je les vendre ? Si oui, à qui et à quel prix ?
Un morceau d’information
« 57 » : il s’agit bien d’une donnée, un morceau d’information numérique. Ce chiffre n’est pas à moi, bien sûr. Il n’est à personne. Même si j’étais capable de montrer que je descends en ligne directe des inventeurs arabes de notre système numéraire, je ne m’amuserais jamais à me réclamer mon droit à ce chiffre comme propriété.
Mais si je vous disais que « 57 » est le chiffre correspondant à mon âge ? Alors, à partir de ce moment-là vous serez en possession d’une donnée personnelle. Il s’agit de l’assemblage de plusieurs types de renseignement : d’une part le fait lui-même et de l’autre l’individu humain auquel il peut correspondre. Une donnée personnelle, c’est un morceau d’information qui peut servir à m’identifier uniquement et individuellement.
Mais si le nouveau mot d’ordre de notre époque est la « protection des données personnelles », qu’est-ce qui est protégé, au juste, quand mes données personnelles le sont ? De quoi ont-elles besoin d’être protégées ? Contre qui ? Contre quoi ? Quel est ce rapport entre « mes » données personnelles et moi-même ?
Complice et volontaire pour la collecte
Ce qui est sûr, c’est que protéger les données personnelles ne revient pas à protéger la personne, en tout cas pas d’une manière simple, comme on protégerait un objet concret par des mesures physiques.
Autrement dit : je ne suis pas la somme de mes données personnelles. Je ne suis pas identique aux renseignements numérisés collectés sur moi et autour de moi à chaque instant de ma vie quotidienne, indépendamment d’où je suis ou de ce que je fais.
Certes, je ne suis pas mes données personnelles, mais je suis de plus en plus souvent représenté par elles, dans ce que je fais, dans mon travail, dans mes loisirs. Je suis représenté par mes données personnelles ayant trait à mes amis, à mes relations, à mon université, à mon employeur, au gouvernement, aux forces de sécurité. etc.
Mais ce qui rend l’histoire encore plus déconcertante, c’est que je suis de plus en plus auto-représenté par mes données personnelles. Encore plus étrange : je suis le plus souvent complice dans la collecte systématique de données personnelles me concernant. Je le cherche, je le désire même.
L’affirmation d’une représentation fabriquée
L’écosystème moral des médias sociaux dépend fortement d’une sorte de système d’auto-façonnage, de construction et de manipulation de soi inouïs. Notre affirmation de nous-mêmes passe par l’affirmation de tous les autres : affirmation d’une représentation fabriquée, forcement incomplète et inauthentique de nous-mêmes, et dont l’inauthenticité est de plus en plus le véhicule de notre personne.
Nous progressons vers une situation où la manière la plus « naturelle » – et surtout la plus efficace – de nous protéger consiste à protéger nos données personnelles, collectées et traitées par des processus algorithmiques automatisés, eux-mêmes codés par des informaticiens qui ne nous connaissent pas et envers lesquels nous sommes totalement indifférents.
Ainsi, quand Michel Foucault affirme dans les dernières pages de son livre Les mots et les choses que « l’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », il se réfère, sans pouvoir la nommer – il écrit en 1966 – à la numérisation croissante et implicite des sciences de l’homme depuis l’« âge classique ».
La disparition du soi dans l’économie numérique
Dans un pays et un continent fondés sur des principes universels, dont celui de la souveraineté de la personne, on peut donc se poser la question de savoir où la collecte, le stockage et la revente des données personnelles – – tous automatisés- – peuvent nous mener.
Étrangement, les données personnelles, qui ont une importance vraiment capitale pour moi, tout comme les vôtres pour vous-mêmes, n’intéressent absolument pas les commerçants digitaux tels Facebook ou Cambridge Analytica.
Car, paradoxalement, ce n’est qu’à partir du moment où je disparais dans la foule numérique que mes données personnelles sont intéressantes. Autrement dit, ce n’est qu’à partir du moment où on agrège mes données et celles de milliers d’autres, qu’elles commencent à générer de la valeur commerciale.
Qu’il y ait un professeur assis devant son ordinateur dans le Quartier Latin, à Paris, âgé de 57 ans, est indifférent aux professionnels des données. En revanche, savoir que l’âge moyen des résidents du Quartier Latin est de 57 ans, surtout si on peut le comparer aux chiffres des autres quartiers de Paris, permet de générer de la valeur ajoutée.
C’est à partir de ce moment-là que mon identité personnelle se retire, revenant à mon projet original, le projet de toutes personnes cogitantes : chercher à être soi-même.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.