Jean Dalibard

Directeur de recherche au Laboratoire Kastler-Brosser

Créé le
Paru dans le Normale Sup’Info en mai 2009

Le Prix des trois physiciens 2010 a été attribué à Jean Dalibard directeur de recherche au Laboratoire Kastler-Brosser (unité mixte UPMC / ENS Paris / CNRS / Collège de France) « pour son invention de nouveaux mécanismes très efficaces de piégeage et de refroidissement laser des atomes neutres et pour la mise en évidence d’effets quantiques macroscopiques dans les gaz d’atomes ultrafroids ». La remise du prix a eu lieu le 10 février 2011, lors d’un séminaire exceptionnel du Département de physique de l’Ecole au 24 rue Lhomond, 75005 Paris.

Jean Dalibard est normalien (1977s), directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École polytechnique, membre de l’Académie des sciences et lauréat du Prix des trois physiciens (2010). Il effectue des recherches sur les atomes froids au sein d’une équipe du Laboratoire Kastler Brossel de l’ENS. Cette équipe « Atomes froids » comprend une trentaine de personnes (7 à 8 permanents, des postdocs, des thésards, des stagiaires).

Ce prix fondé par Madame Eugène Bloch perpétue la mémoire des trois fondateurs du Laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure, Henri Abraham, Eugène Bloch et Georges Bruhat, morts en déportation pendant la seconde guerre mondiale.

 

Jean DalibardVous êtes un ancien élève de l’École, quels souvenirs gardez-vous de vos premières années d’étude ?

Les années de prépas ont compté dans ma formation dans la mesure où l’on y acquiert une habilité en mathématiques qui facilite beaucoup les études en physique. La première année à l’École normale a été très spéciale : en 1977, il n’y avait pas de magistère et nous devions obtenir en un an une licence et une maîtrise. En principe, nous devions suivre deux enseignements à la fois, ce qui était impossible. En pratique, nous n’allions donc à aucun cours, sauf quelques travaux dirigés, et nous appréciions beaucoup cette liberté. Notre apprentissage se faisait dans les livres, de manière pas très structurée, mais au bout du compte c’était vraiment très enrichissant.

Y avez-vous fait des rencontres importantes ? Des cours vous ont-ils marqué ?

En DEA, pour la deuxième année d’école, les cours étaient beaucoup plus structurés qu’en première année, ceux de Claude Cohen-Tannoudji par exemple étaient vraiment exemplaires. J’ai également gardé un très bon souvenir du cours de Jean Brossel. Il ne faisait pas l’unanimité parce qu’il nous parlait uniquement d’expériences, mais j’avais personnellement trouvé étonnant de pouvoir « raconter des histoires » à propos de la physique. C’était la première fois dans ma scolarité que je voyais un professeur enseigner les sciences de cette façon, en décrivant les difficultés rencontrées par les expérimentateurs plutôt qu’en écrivant des équations.

Durant votre parcours professionnel quelles ont été les principales satisfactions ?

Une satisfaction globale, c’est probablement d’avoir été témoin du développement d’un thème de recherche, les atomes froids. Quand j’ai débuté en recherche, dans les années 1980, j’ai eu la chance d’attaquer ce sujet à un moment où il n’intéressait presque personne. On devait être une vingtaine de scientifiques à participer au premier congrès sur le sujet. Aujourd’hui il en concerne directement ou indirectement plus d’une dizaine de milliers.

Pourquoi avoir choisi les atomes froids comme domaine de recherche ?

Quand on débute en recherche, je crois qu’on choisit un sujet autant pour l’intérêt intrinsèque qu’on lui porte que pour la personne qui vous le suggère. Dans mon cas, la proposition venait de Claude Cohen-Tannoudji et je lui ai dit oui les yeux fermés. Mais je n’ai jamais regretté ce choix, bien au contraire. C’est un domaine à la fois fascinant et ludique. Grâce à une lumière bien choisie, on place une assemblée d’atomes dans un état peu conventionnel et éloigné de notre intuition habituelle, tout en continuant à l’observer à l’œil nu et la manipuler à volonté. C’est une des rares situations où on a un accès direct, visuel, aux lois fondamentales de la Nature dictées par la mécanique quantique.

Quels sont les apports fondamentaux de ce domaine au monde moderne et quelles réalisations concrètes prévoyez-vous dans les années à venir ?

La recherche en atomes froids est d’abord pilotée par la curiosité. Le but initial n’est pas le développement d’applications, mais la compréhension de phénomènes fondamentaux. Néanmoins, il y a désormais des applications des atomes froids qui sont opérationnelles, comme les horloges atomiques. Le 4e top à la radio est un temps issu d’horloges à atomes froids. On va d’ailleurs mettre une telle horloge dans un satellite, c’est le projet PHARAO porté par Christophe Salomon du LKB. Il y a d’autres applications des atomes froids qui sont presque opérationnelles, comme celles qui consistent à construire des capteurs pour détecter des accélérations ou des rotations. Les capteurs de rotation qui sont utilisés actuellement, dans les avions par exemple, utilisent des ondes lumineuses. On cherche actuellement à faire mieux avec des ondes de matière issues de sources d’atomes froids. C’est une belle illustration de la dualité onde-corpuscule à la base de la mécanique quantique.

D’autres applications, peut-être moins proche de la vie quotidienne mais bien concrètes, consistent à utiliser ces assemblées d’atomes froids pour « calculer » des choses qu’on ne sait pas étudier théoriquement. Un exemple consiste à placer nos atomes dans une configuration qui rappelle celle d’électrons dans un cristal : face à un problème d’évolution qu’on ne sait pas résoudre pour le cristal, on peut faire l’expérience avec des atomes froids, observer leur mouvement, et en déduire par analogie l’évolution recherchée pour les électrons. Un gaz d’atomes froids est donc un simulateur de situations que l’on ne sait pas calculer autrement. Grâce à l’universalité de la physique quantique, il fournit la réponse à une question qui se posait dans un autre contexte.

Quelles qualités faut-il avoir pour se lancer dans la recherche ? Et quels conseils donneriez-vous à de jeunes étudiants qui s’engagent aujourd’hui dans la recherche ?

Au départ, il y a la motivation, un intérêt fort pour la science ou la technologie. J’avais une dizaine d’années quand Amstrong a posé le pied sur la lune et je me rappelle avoir rêvé de participer à une telle aventure humaine, pas vraiment en marchant moi-même sur la lune, mais en contribuant à un effort technologique collectif aussi peu banal. Ensuite, je crois que les deux caractéristiques nécessaires pour la recherche (je ne sais pas si ce sont des qualités ou des défauts) sont l’ambition et l’humilité. Etre ambitieux, c’est ne pas hésiter à se dire : « personne n’a réussi à le faire, donc j’essaye ». Et l’humilité qui doit aller avec, me semble-t-il, consiste à prendre le temps d’aller voir ce que les autres ont fait, de les écouter raconter leurs succès et leurs échecs. Chaque chercheur doit trouver ce compromis entre l’ambition concernant l’objectif et la modestie devant ce qui a déjà été fait.

Quant au conseil que je donnerais à un jeune qui se lance dans la recherche, ce serait de garder toute son énergie et son enthousiasme pour la recherche, sans écouter les oiseaux de malheur, ni les accusations de médiocrité.

Quels sont les points forts de l’École en matière d’enseignement et de recherche ?

Au-delà des conférenciers et des enseignants qui sont très bons, l’École a une spécificité : les élèves sont immergés dans le monde de la recherche dès leur premier mois d’intégration. Dans la plupart des établissements d’enseignement supérieur français, les élèves ne traversent pas de labos en allant en cours, et ne croisent pas de chercheurs sauf à l’occasion d’enseignements magistraux. Nos élèves sont toujours les bienvenus s’ils poussent une porte de labo au hasard pour poser une question entre deux cours ; c’est une chance rare que leur offre l’Ecole.

Quel type de partenariat avez-vous développé ?

L’École a joué un rôle essentiel dans un partenariat récent, l’Institut francilien de recherche sur les atomes froids (IFRAF). Cet institut dirigé par Michèle Leduc est désormais implanté à l’ENS au 45 rue d’Ulm. Il fédère plusieurs labos et couvre toutes les recherches autour des atomes froids, de la physique la plus fondamentale (simulateurs quantiques) à des choses plus appliquées (horloges atomiques).

Estimez-vous avoir des sources de financement à la hauteur de vos objectifs ?

Les expériences sur les atomes froids coûtent relativement chères. En moyenne, sur les vingt dernières années, les financements ont été convenables. Mais nous avons été plusieurs fois sur le point de mettre la clé sous la porte, car nous ne voyions pas comment continuer à financer nos expériences. Heureusement, à chaque fois, un événement positif s’est produit : le prix Nobel de Cohen-Tannoudji en 1997, la création de l’IFRAF plus récemment.

Que considérez-vous comme votre plus grande réussite et votre plus grand regret ?

Concernant le domaine des atomes froids, ma plus grande fierté est probablement la diversité des choses qui ont été faites dans notre équipe, tant sur le plan théorique qu’expérimental. Le regret principal est de manquer de temps pour explorer toutes les pistes ouvertes. Mais dire qu’on manque de temps, c’est aussi dire qu’on ne s’ennuie pas...

Quels sont vos projets à venir ?

Je suis très intéressé par cette idée de simulation quantique avec des atomes froids que nous évoquions plus haut. Utiliser les atomes froids pour résoudre des problèmes ouverts en physique de la matière condensée ou en astrophysique est une perspective passionnante, qui renouvelle complètement notre domaine de recherche.

Quand vous ne travaillez pas, quelle est votre occupation préférée ?

J’aime beaucoup marcher dans les rues de Paris, le long de la mer ou en montagne, si possible avec un appareil photo ; je suis assez contemplatif quand je ne travaille pas…