Juliette Hautois, entre l’appel du large et les embruns de la littérature

Normalienne et marin, un parcours atypique, construit avec engagement et passion

À travers une série de portraits, partez à la rencontre de normaliens et d’alumni. Juliette Hautois, en troisième année de littérature à l’ENS-PSL se destine à une carrière d’officier dans la Marine nationale.
Juliette Hautois
Juliette Hautois

De la capitale des Gaules à l’immensité des océans, il n’y a qu’un pas. Si la lyonnaise Juliette Hautois a grandi loin des rivages et des récifs, la jeune femme rêve depuis longtemps de faire carrière sur les flots. Rencontre avec une aventurière, férue de littérature et d’histoire.

 

Des salles de cours au pont d’un navire

Après l’obtention de son baccalauréat au lycée Édouard-Herriot à Lyon, Juliette Hautois quitte sa ville natale pour intégrer une classe préparatoire au lycée Henri-IV. « J’ai eu une expérience particulière de la khâgne, ayant en cours de route changé de filière pour finalement « bikhater » à Louis-le-Grand. » explique la normalienne.

Désireuse de s’ouvrir à plusieurs matières, elle suit, durant ses années normaliennes,  un master de lettres modernes à l’Université de Rouen et un master d’histoire contemporaine à Sciences-Po. Les deux convergent vers son sujet de prédilection, l’expérience du combattant : « j’ai élaboré un projet de recherche dont le centre de gravité pourrait relever de l’anthropologie historique et se concentre sur la figure du résistant, du clandestin de la Seconde Guerre mondiale ; je tente, plus ou moins, de répondre à la question : "pourquoi s’engage-t-on ?" ».

En histoire, elle étudie ainsi les modalités de la genèse du premier réseau de renseignement de la France libre implanté en métropole ; en lettres, elle cherche à comprendre l’équivocité de la nature de l’expérience combattante et de la pratique du renseignement par les clandestins, en s’appuyant sur un corpus de témoignages mêlant usage de la fiction et visée autobiographique.

Lors de sa deuxième année de master, Juliette saute le pas et fait son entrée dans le monde militaire. Elle suit les cours de la Préparation militaire supérieure « état-major » de la Marine nationale, qui visent à former de futurs officiers de réserve.

En 2019, elle a suivi un cours d’environ quatre mois à l’École Navale afin d’apprendre les rudiments de la navigation et du commandement, avant d’être affectée pour huit mois sur une frégate légère furtive, dont l’équipage comporte environ 160 personnes. Après une période d’entraînement à la mer et de mise en condition opérationnelle, le navire a été déployé pendant quatre mois en Méditerranée centrale et orientale.

Jusqu'en août 2020, la normalienne a été pendant un an Volontaire Officier Aspirant Chef de quart à la Marine Nationale en parallèle de ses études à l’ENS-PSL. Le « chef du quart » est, à bord d’un bâtiment, le responsable de la conduite nautique du navire. De la passerelle, il s’agit de « conduire » le bateau en liaison avec les machines, le Central Opérations et la zone « aviation », si le bâtiment possède un hélicoptère embarqué.

En mission, Juliette a cumulé plusieurs casquettes : « du quart » en passerelle, de la « petite RH » d’une compagnie comportant environ 35 personnes. Elle a également organisé, pour les volontaires, des cours de français et des conférences portant sur la géopolitique des pays de la région. « Une occasion rêvée d’en apprendre plus sur l’Homme, sur la fraternité et sur ce que la Marine appelle non sans fierté " l’esprit d’équipage " ».

 

Un engagement intimement lié à la sphère du savoir

Ce choix de carrière, la jeune femme est loin de l’avoir fait par hasard : « mon grand-père et mon arrière-grand-père étaient capitaines de la marine marchande, et mon oncle a longtemps servi en tant que réserviste dans la marine de défense. Il y a donc un arrière-plan familial qui sent les embruns, et qui m’a sans aucun doute influencée au moment de choisir mon arme » explique la jeune femme.

« La Marine bénéficie d’une image très attractive : l’appel de la mer et du large, cela marche toujours… J’ai fini par tomber amoureuse des « bateaux gris », comme on les appelle, et il existe un certain nombre de spécialités dites « embarquées ». Toutes ne sont pas accessibles aux littéraires sans remise à niveau scientifique, la Marine restant un corps d’ingénieurs, mais il m’est possible de me diriger vers le renseignement et le vaste domaine des opérations, ou de devenir commissaire embarqué, qui occupe à bord des fonctions de soutien. »

Son parcours littéraire n’aura pas été incompatible avec ses aspirations, bien au contraire. Si le cercle familial l’a beaucoup influencée, ce sont aussi ses recherches et le parcours intellectuel qu’elle s’est choisie qui l’ont menée aux armées. « J’ai développé une sorte de relation de « compagnonnage » avec les hommes dont j’ai pu étudier le parcours ; par exemple en première année de master, j’ai travaillé sur les mémoires de Daniel Cordier, qui fut résistant et secrétaire Jean Moulin, et j’ai eu l’immense privilège de le rencontrer. À force de travailler sur des figures d’hommes et de femmes d’action, j’ai fini par vouloir plus ou moins leur ressembler. » 

« Les mondes de la réflexion et de l'action ne sont pas hétérogènes. »

Pour Juliette, la Résistance n’est pas un objet d’étude comme les autres, « en ce qu’elle est saturée de questions qui touchent à l’éthique, à la morale, au sens de l’Histoire et au rôle de l’engagement individuel. » Déterminée, elle décide d’entrer dans la Marine lorsqu’elle comprend qu’elle doit enrichir son savoir et développer son savoir-faire d’une autre manière. « Je n’oublie pas que le besoin d’engagement total et inconditionnel m’a été inculqué dans la sphère du savoir, et j’aspire à montrer qu’un officier qui a fait ses Humanités n’en sera qu’un meilleur chef. »

La lecture tient une place importante dans son parcours à la fois intellectuel et sensible, comme l’explique la normalienne : « nous sommes tous, à des degrés divers, des Emma Bovary, et la fiction a contribué à modeler mon regard et mes désirs. J’aime analyser ce genre de processus, mettre le doigt sur des stéréotypes culturels, et voir jusqu’à quel degré ils peuvent se révéler structurants et vont façonner les expériences. »

Juliette se passionne pour les récits de soi qui actent cette relation à double sens entre consommateurs et/ou producteurs de fiction et personnages, qui cherchent à dire la vérité du sujet sans se plier aux codes et aux exigences de véracité de l’autobiographie. « En ce moment, je suis plongée dans le délicieux cycle romanesque de Joseph Kessel, Le tour du malheur, que son auteur présente ainsi : « il n’est point de romancier qui ne distribue ses nerfs et son sang à ses créatures, qui ne les fasse héritières de ses sentiments, de ses instincts, de ses pensées, de ses vues sur le monde et sur les hommes. C’est là sa véritable autobiographie. ». Je n’aurais pas mieux dit. »

La normalienne a aussi un faible pour les récits de guerre, « dont le XXe siècle a été malheureusement une inépuisable matrice, et qui constituent des témoignages tout à fait intéressants sur ce que l’on pourrait appeler la "nature humaine" ». Pour elle, la guerre agit comme un révélateur, et la dimension épique joue comme une loupe qui magnifie les émotions et les comportements : « Pas de place pour le médiocre, qui lui-même est élevé au tragique. » déclare-t-elle sans ambages.

 

« J’ai pu construire un parcours qui me ressemble réellement »

Ce chemin de carrière singulier, Juliette l’a construit avec conviction et liberté. Une liberté que, selon elle, lui a aussi offert l’École normale supérieure : « liberté de choisir son parcours, de le moduler, de se tromper, de changer de voie, d’aller voir ailleurs. On m’a laissée maître de mes mouvements, et c’est ainsi que j’ai pu construire un parcours qui me ressemble réellement. Ce furent des années d’apprentissage intenses et enrichissantes, des années de croissance qui ont acté ma transformation vers l’âge de l’engagement et des responsabilités. »

C’est au lycée, grâce à des professeurs bienveillants, que Juliette a découvert l’existence de l’École et des filières pour y accéder. Elle détaille les nombreuses raisons qui l’ont décidée à intégrer l’ENS : « on me l’a présentée comme l’image de l’excellence académique ; je m’y suis donc naturellement intéressée dans la mesure où, plus jeune, je me projetais volontiers dans le monde de la recherche. J’étais aussi attirée par le défi que représentait ce concours exigeant, ainsi que par la pluridisciplinarité et la possibilité de se composer un emploi du temps à la carte. Et par conviction, j’ai toujours compté travailler dans la fonction publique ; l’ENS m’a donc fourni une excellente porte d’entrée. »

Et à celles et ceux qui voudraient rejoindre l’École, la jeune femme n’est pas en reste pour donner des conseils : « Pour la préparation : soyez têtus et ne vous formalisez pas d’un échec. Une fois intégrés : n’hésitez pas à quitter la grande route pour suivre les chemins de traverse. Il existe une voie royale et plutôt confortable, dans la continuité de la prépa : agrégation, doctorat, etc ; mais l’École peut permettre de se tailler un parcours plus alternatif. Il s’agit d’être curieux, de se défaire de ses préjugés et de profiter de la souplesse de ces années pour aller butiner hors des sentiers battus. »